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Le social est un business comme les autres… ou presque

À la une | publié le : 01.10.2018 | Muriel Jaouën

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Le social est un business comme les autres… ou presque

Crédit photo Muriel Jaouën

Les grandes entreprises capitalistes ont compris qu’elles peuvent – voire doivent – jouer un rôle dans la réduction de la pauvreté. Pour celles qui ont franchi le pas, le business inclusif s’avère d’autant plus pertinent qu’il vient aussi servir leurs propres intérêts.

Quel point commun entre l’américain Intel, l’allemand BASF, le canadien McCain, le japonais Uniqlo et le français Danone ? Réponse : tous se sont positionnés sur le champ de la lutte contre la pauvreté. Et pas seulement par des déclarations d’intention. Face à l’ampleur des défis économiques, sociaux et environnementaux à l’échelle planétaire, l’implication dans le développement au travers d’actions concrètes et structurantes relève de la responsabilité sociétale de leaders économiques obligés par leur position dominante sur leurs marchés respectifs. « Un tiers de la population mondiale n’a pas accès à l’électricité. Quand on est leader sur les enjeux de transition énergétique, il est impossible de ne pas se poser la question du raccordement de cette population au réseau », argumente ainsi Gilles Vermot Desroches, directeur développement durable de Schneider Electric.

L’énergéticien figure parmi les pionniers de cette intégration des besoins sociaux dans le core business des entreprises. Son programme repose en l’occurrence sur trois piliers. Le premier : former un million de personnes aux métiers de l’électricité sur la décennie 2015-2025. Au regard des résultats enregistrés pour l’année 2017 (120 000 personnes formées), cet objectif sera dépassé. Deuxième pilier : la création de deux fonds d’investissement (dotés de 150 millions d’euros) pour accompagner les PME et les start-up dans leur offre d’accès à l’énergie. Enfin, troisième axe du programme : la vente de produits et de services (mini-réseaux, lampes) partout où les populations en manquent.

Petits arrangements avec la théorie de Muhammad Yunus.

BNP Paribas, Crédit Agricole, Danone, EDF, Essilor, GDF, Lafarge, Legrand, L’Oréal, Orange, Renault, Schneider Electric, Total, Veolia : selon une enquête menée par Convergences, en 2014, un tiers des entreprises du CAC 40 étaient engagées dans une démarche structurante d’inclusion sociale. Avec, en creux, un même étalon de référence : le social business, modèle entrepreneurial défini par Muhammad Yunus, inventeur du micro-crédit et prix Nobel de la paix 2006. Un système pensé autour de trois grands principes : un objet social ; une activité économiquement rentable ; des bénéfices intégralement réinvestis dans l’activité.

Si les entreprises engagées sur ce terrain social reprennent à leur compte une grande partie des conditions posées par Yunus, la question du non-versement des dividendes est moins clairement tranchée. « L’expression “social business” renvoie précisément au “no loss, no dividends” de Muhammad Yunus. La notion d’“économie inclusive” permet davantage de nuances entre le “doing well” de l’entreprise capitaliste et le “doing good” de la philanthropie pure, pour viser un “doing well by doing good”, par lequel les entreprises peuvent gagner de l’argent tout en faisant du bien », analyse Frédéric Dalsace, professeur de marketing, titulaire de la chaire Social Business – Entreprise et Pauvreté d’HEC Paris.

L’un des grands mérites de la notion d’“économie inclusive” est de dépasser l’aporie qui, pour tout un pan de la science économique, caractérise toute tentative d’association entre capitalisme et préoccupation sociale. Si l’on considère que la pauvreté et l’appauvrissement des ressources sont à la fois la cause et l’effet de l’action et des systèmes mis en œuvre par des grandes entreprises de l’économie de marché, on peut légitimement interroger la capacité de ces dernières à remettre en cause un paradigme sur lequel elles se sont créées et dont elles se nourrissent ? À cet égard, l’expression “social business” ne fait que raviver un débat qui opposait déjà au XIXe siècle une vision philanthropique de l’économie et une approche transformatrice beaucoup plus radicale. De fait, les termes de “social business” sont utilisés avec parcimonie par les entreprises engagées dans les stratégies à impact social positif.

Répondre à un besoin social identifié…

Social business, entrepreneuriat social, business inclusif… Au-delà des options terminologiques, à chaque démarche son objectif d’inclusion. Pour une entreprise comme Essilor, le diagnostic est précisément établi : sur les 4,6 milliards de personnes atteintes d’un problème de vision à l’échelle planétaire, 2,5 milliards ne portent pas de lunettes. Faute de savoir qu’elles en ont besoin, faute de moyens, faute d’accès aux soins. C’est pourquoi l’entreprise, entre autres initiatives, s’est lancée en Inde dans un vaste programme de formation d’opticiens des campagnes, tous micro-entrepreneurs. Ceux-ci reçoivent un nécessaire pour procéder à un test de vue et peuvent vendre à un prix compressé à 5 euros des lunettes spécialement conçues pour être délivrées de manière immédiate, sans machine. « 5 000 personnes ont déjà été formées. À 20 000, nous aurons couvert l’ensemble des besoins du pays », souligne Frédéric Mathieu, DRH d’Essilor.

D’après une étude menée par le BCG, 83 % des personnes équipées de lunettes à la faveur de l’action d’Essilor en Inde ont déclaré que leur vie en avait été changée. Si l’évaluation des démarches pâtit encore souvent de la difficulté à déterminer des indicateurs d’impact social fiables sur la durée et du coût de mobilisation d’évaluateurs tiers, elle n’en demeure pas moins un précieux gage de crédibilité. La Banque Postale tient ainsi à mesurer régulièrement l’impact de L’Appui, sa plateforme bancaire d’information et d’orientation lancée fin 2013 pour accompagner ses clients en difficulté financière ponctuelle ou récurrente. « L’étude menée en 2017 montre une stabilisation budgétaire à court terme, le ralentissement de la dégradation à long terme par rapport à des clients n’ayant pas bénéficié de l’accompagnement complet, ainsi qu’une plus grande autonomie », explique Mouna Aoun, responsable clientèles mass market et spécifiques de La Banque Postale. Depuis son lancement, l’Appui a conseillé plus de 100 000 clients, dont 50 000 ont bénéficié d’un accompagnement complet, intégrant le calcul du reste pour vivre, voire une mise en relation avec un acteur social.

… Par des voies diverses.

La manière d’organiser les projets inclusifs varie sensiblement d’une entreprise à l’autre. Certaines initiatives trouveront place au cœur de la chaîne de production et de commercialisation, d’autres relèveront des politiques de RSE, via du mécénat de compétences, de l’intrapreneuriat social ou du soutien à des entrepreneurs sociaux. D’autres encore pourront être portées par des structures dédiées de type fondations, laboratoires d’innovation sociale ou joint-ventures. D’autres enfin adossent leur démarche à un fonds d’investissement. « Notre fonds Mobiliz Invest est doté d’une enveloppe de 5 millions d’euros, dont 3,1 ont déjà été investis dans une dizaine de projets à impact social liés à la mobilité, sous forme de dette ou de capital remboursable de manière échelonnée à partir de la troisième année de soutien », explique Oliver Faust, directeur RSE du groupe Renault.

Il est même des entreprises pour lesquelles la dimension sociale résonne comme un prérequis absolu. C’est le cas de Camif. Relancé en 2009, le commerçant de meubles et d’objets pour la maison fait partie des premières structures françaises labélisées BCorp (certification reconnaissant les impacts positifs des entreprises) et des premières entreprises à objet social étendu. « Pour nous, la finalité sociale était tout bonnement la condition de la reprise. Si nous avons réussi à lever des fonds en 2009, juste après la crise Lehman-Brothers, c’est parce que la région a garanti 95 % de nos emprunts bancaires. Elle ne l’aurait pas fait si nous n’avions pas démontré que notre projet aurait localement un impact positif », explique Emery Jacquillat, P-DG de Camif. Le choix du made in France (76 % des achats) et du durable a également permis de réengager des fabricants français, qui avaient pourtant perdu de l’argent avec la chute de l’entreprise. Presque dix ans après son retour sur le marché, Camif, devenu rentable en 2013, affiche un effet multiplicateur de 14 sur les emplois en France (étude Local Footprint d’Utopies).

Chaires et think tanks.

La variété des formules s’inscrit de plain-pied dans la logique même d’un mouvement dont l’un des objectifs centraux consiste à expérimenter des solutions par l’hybridation des modèles. Les plateformes d’échange et les lieux de réflexion et de recherche sont à cet égard des alliés obligés pour la capitalisation des pratiques et la mutualisation des connaissances. Depuis une dizaine d’années, les chaires en entrepreneuriat social fleurissent au sein des grandes écoles et des universités. La chaire Social Business – Entreprise et Pauvreté d’HEC a même accouché d’un “action tank”, Entreprise & Pauvreté, qui fédère des entreprises comme Essilor, Bouygues, Renault, Schneider Electric, Veolia, Total, Sodexo, Total. « Ce sont notamment les réflexions menées dans le cadre d’Entreprise & Pauvreté qui nous ont permis d’élaborer des offres de micro-crédit autour de véhicules neufs de modèle Dacia Sandero et Kangoo, pour permettre à des acheteurs d’acquérir un véhicule en leasing à un coût moindre que dans le circuit classique de distribution », raconte Oliver Faust, directeur RSE de Renault.

Maximisation des profits, non ; business indirect, oui.

L’équation du social business est toujours délicate à tenir. Il s’agit pour les entreprises de donner aux plus précaires un accès à leurs produits, sans pour autant cannibaliser leur offre, ni stigmatiser les consommateurs ciblés, et en prenant garde à l’effet de seuil au-delà duquel les plus pauvres se trouveraient pénalisés dès lors qu’ils le seraient un peu moins. Économiquement, cette démarche suppose de facturer au coût le plus marginal possible. Mais cette marge nulle doit elle-même demeurer marginale, pour ne pas bénéficier à des publics socialement plus favorisés et mettre à mal la rentabilité du modèle.

Si la maximisation des profits n’est pas de mise, les effets indirects de croissance ne sont pas interdits. Avec même, dans certains cas, des promesses substantielles. « On peut supposer que les personnes auxquelles nous aurons permis de s’équiper de lunettes deviendront pour certaines des clientes, avec, dans le temps, un pouvoir d’achat augmenté », affirme Frédéric Mathieu, DRH d’Essilor. Et de rappeler que depuis 40 ans, l’action en Bourse d’Essilor progresse de plus de 15 % par an.

P&L et roi.

Le social business vient donc, aussi, servir l’intérêt économique des entreprises.

« Le business inclusif est tout sauf un projet complémentaire, c’est une manière de définir l’utilité et la pérennité de l’entreprise et l’intérêt de la rejoindre », résume Gilles Vermot Desroches. Aujourd’hui, le réseau mondial installé permet de satisfaire l’accès de 5 milliards d’habitants à l’électricité. D’ici 2030, les projections tablent sur une population supplémentaire d’1,7 milliard de personnes raccordées. Il y a donc là pour Schneider Electric un incontestable enjeu business. Créé il y a dix ans, porté par la direction développement durable corporate, le programme de l’énergéticien s’adosse de fait à un P&L (profit and loss, ou compte de résultat) – au plus près des 100 millions d’euros en 2020.

« On peut aujourd’hui démontrer que l’économie inclusive a des effets positifs pour les entreprises. Mais on sait aussi que son ROI reste modeste. Et de toute façon, si l’économie inclusive consiste juste à gagner plus d’argent, elle n’est pas satisfaisante. Sa valeur tient d’abord à sa capacité inventer de nouveaux modèles au service des personnes fragilisées », conclut Frédéric Dalsace.

Auteur

  • Muriel Jaouën