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Un intrus dans le jeu vidéo

Décodages | publié le : 07.06.2018 | Adeline Farge

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Un intrus dans le jeu vidéo

Crédit photo Adeline Farge

Heures supplémentaires non payées, absence de convention collective, charge de travail souvent harassante… Des salariés de la deuxième industrie culturelle française ont créé en septembre 2017 le Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo, qui entend défendre les intérêts des développeurs et autres designers, souvent ignorant de leurs droits.

Faire des jeux vidéo son métier est un rêve pour un jeune geek. Pourtant, travailler dans un studio de développement est loin d’être un roman à l’eau de rose. Vu le bataillon de diplômés qui se bousculent au portillon, les passionnés sont priés de fermer les yeux sur les conditions de travail. Pour mieux se défendre, une trentaine de professionnels du secteur ont lancé en septembre 2017 le Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV). « Dans notre milieu relativement petit, il existe une forme d’omertà. Les personnes ont peur en se syndiquant et en étant trop vindicatives, de perdre leur emploi et d’être blacklistées » estime Galan, membre du STJV, qui s’exprime sous pseudonyme.

Des conditions de travail au rabais.

L’idée de ce projet a émergé en 2016, en pleine mobilisation contre la loi El Khomri. « En échangeant, nous avons constaté que nos conditions de travail étaient souvent hors des clous. Pour mettre un terme à ces dérives, il fallait créer une force d’opposition. Les seules voix qui étaient audibles auprès des pouvoirs publics étaient celles des organes de lobbying patronaux qui se mobilisent pour faciliter l’accès aux subventions et promouvoir l’industrie, mais sûrement pas dans l’intérêt des salariés », explique Mehdi Chihaoui, membre fondateur du STJV. La dernière réforme du marché du travail n’a pas dissipé les craintes. Au cœur des inquiétudes, l’extension des « CDI de chantier », sous condition d’un accord de branche, qui donne la possibilité aux employeurs d’engager des collaborateurs le temps d’un projet puis de s’en séparer ensuite. « Ce n’est pas parce qu’ils sont des passionnés que les salariés doivent accepter d’être précaires. En dehors de la création de nouveaux studios ou de projets importants, les embauches pérennes restent rares », estime Mehdi Chihaoui, développeur spécialisé dans l’intelligence artificielle qui a fini par s’éloigner des jeux vidéo où il a passé vingt ans.

Il n’a pas été le seul, passé la trentaine, à déserter ce secteur, où les bas salaires et les heures supplémentaires non rémunérées sont souvent la règle. Les salariés sont parfois contraints d’enchaîner des semaines de 60 à 70 heures sur une période plus ou moins longue, qualifiée de « crunch ». En dépit des heures supplémentaires, Damien voit sa fiche de paie plafonner à 1 400 euros nets. En plus de cette charge de travail, ce game designer subit au quotidien les remarques acerbes de ses managers en pleine réunion. « Je n’avais pas imaginé que créer des jeux vidéo était un vrai métier. Pour moi, c’était un hobby. Au moment de signer mon contrat à durée indéterminée, je me suis plus focalisé sur l’aspect technique du métier que sur le droit du travail », admet-il.

Un désert social.

Guidés par leur passion, la plupart des 5 000 salariés du secteur ignorent tout du droit du travail. Aucune organisation représentative n’est implantée dans ce secteur où plus de la moitié des entreprises ont moins de cinq ans d’existence. Autant dire que le STJV joue les trouble-fête. Julien Villedieu, délégué général du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), créé en 2008, fort de plus de 200 adhérents revendiqués, ne cache pas son agacement : « Le STJV n’a rien d’un syndicat. Ses méthodes d’action sont extrêmement agressives. Ils emploient une rhétorique paléo-marxiste. Opposer les salariés aux dirigeants est un discours venu du passé ».

Une grève historique.

À la fin des années 1990, des salariés d’Ubisoft et du studio Cryo aujourd’hui disparu avaient tenté de se fédérer sur des plateformes Internet, sans suite. « Sur le plan social, ce secteur est une jungle. Il n’y a ni représentativité syndicale, ni convention collective. Les représentants des employeurs se sont raccrochés de façon sauvage à celle du Syntec qui n’est pas censé couvrir cette activité. Ils n’ont aucune volonté de négocier avec les partenaires sociaux qu’ils considèrent comme le diable », constate Christophe Pauly, secrétaire national de la Fédération communication et culture CFDT. C’est la raison qui a poussé Gautier Knittel, quest designer, à rejoindre le syndicat : « Le Gouvernement souhaite privilégier le dialogue social dans les entreprises, mais nous n’avons pas de délégués syndicaux pour représenter les salariés et discuter avec l’employeur des conditions de travail ».

Convaincre les studios d’appliquer les dispositions légales n’est pas une mince affaire, comme l’atteste l’échec du mouvement social initié mi-février par une quinzaine de salariés d’Eugen Systems. Depuis leur élection en octobre 2016, les quatre délégués du personnel d’Eugen Systems, les premiers à être élus en cinq ans, ont exhorté l’entreprise à revoir sa politique salariale, loin de respecter la convention collective Syntec. Dans cette société, la majorité des créateurs de jeu bénéficient du statut cadre mais sont nombreux à être rémunérés au niveau technicien ou agent de maîtrise. Autre sujet de discorde, les heures supplémentaires non rémunérées et non comptabilisées. Face à la situation de blocage, les salariés ont mandaté un avocat pour négocier avec la direction, sans obtenir d’avancées notables. « Lors des réunions de médiation organisées en mars dernier, en présence de l’inspection du travail, toutes nos propositions ont été refusées en bloc. L’entreprise a voulu faire durer les négociations pour épuiser les salariés. Trois d’entre eux ont été arrêtés par la médecine du travail », regrette Gaétan Champarnaud, délégué du personnel de l’entreprise. Les salariés mobilisés ont pu compter sur l’appui du STJV, qui a ouvert une cagnotte en ligne. Si les salariés ont repris le travail après sept semaines de mobilisation sans obtenir satisfaction, quatorze dossiers ont été déposés aux Prud’hommes. « Ce mouvement a contribué à attirer l’attention sur la réalité de nos métiers et à prouver aux salariés du secteur qu’ils pouvaient faire valoir leurs droits », poursuit Gaétan Champarnaud.

L’entraide entre travailleurs.

En l’absence d’instances représentatives, les salariés se retrouvaient souvent démunis en cas de difficultés. Le STJV a mis en place une commission juridique pour les aiguiller dans leurs démarches et les orienter vers un réseau d’avocats. « Les personnes n’ont pas connaissance des recours possibles et des structures qui peuvent les épauler. Certains faits sont difficiles à prouver et les procédures aux Prud’hommes sont lourdes. Le STJV va leur apporter des conseils juridiques pour les aider à se défendre, et si besoin payer les frais d’avocats », indique Corentin Séchet, programmeur chez Dontnod et membre fondateur du STJV. Une commission Diversité a vu le jour en partenariat avec le Rassemblement inclusif du jeu vidéo (RIJV), une structure qui agit depuis 2016 pour promouvoir la diversité dans cette industrie où les femmes représentent 14 % des effectifs. Depuis septembre, l’association encadre un groupe de paroles dédié aux salariées victimes de remarques sexistes, d’agressions voire de harcèlement. « Face à certains comportements misogynes, les entreprises prennent rarement le parti de la victime et ont tendance à minimiser les faits. Beaucoup préfèrent partir de cet univers majoritairement masculin parce qu’elles ne s’y sentent pas les bienvenues », observe Myriam Houali, membre du conseil d’administration du RIJV.

Un secteur à encadrer.

Si le STJV n’a pas d’existence légale, son discours a été entendu par le Groupe d’études parlementaire sur le jeu vidéo (GEJV), lancé le 6 mars. « Il était temps de regarder de plus près les conditions de travail, l’état du management et la place des femmes dans cette industrie. Les entreprises n’ont aucune raison de contourner le droit du travail. Nous devons pousser ce secteur à se réguler correctement », justifie Stéphane Trompille, député La République en Marche (LREM). « Les groupes de travail n’ont pas vocation à légiférer. La mission du groupe est de réaliser un travail de veille et d’analyse pour mieux comprendre les pratiques et les enjeux de l’industrie du jeu vidéo », prévient Denis Masséglia, député LREM qui préside le groupe. Les membres du STJV ne se font pas de grandes illusions sur la portée de cette initiative. Néanmoins, le Syndicat national du jeu vidéo a décidé de se pencher sur « les bonnes pratiques en matière de gestion managériale et les freins à l’épanouissement des collaborateurs ». L’organisation patronale reconnaît qu’en 2018, « l’accent doit être mis sur la gestion des ressources humaines, sur la reconnaissance du travail des femmes et des hommes dans nos studios ». Pour mener à bien sa mission, le SNJV s’est tourné vers un cabinet spécialisé en ressources humaines et a monté un groupe de travail pour débattre des problématiques salariales avec ses adhérents. « Après nous être consacrés au financement de notre industrie, nous voulons aider nos adhérents à mieux appréhender la législation qui est d’une complexité sans nom et leur apporter notre expertise. Avant d’être des employeurs, ce sont des entrepreneurs. Il peut y avoir certaines défaillances managériales et une absence de culture en matière de droit social, même si cela concerne une minorité d’entreprises. Notre secteur manque encore de maturité », constate Julien Villedieu, délégué général du SNJV.

Une association pour les free lance

Dans l’industrie des jeux vidéo, de nombreux professionnels sont contraints pour travailler de se mettre à leur compte ou de devenir freelance. Pour accompagner ces 15 % de travailleurs du secteur, la FFRAG (French Freelancers Association of the Games), est née en 2015. « Isolés chez eux, ils rencontrent des difficultés à démarcher des clients et à trouver des missions. Nous souhaitions créer un réseau d’entraide qui leur apporterait de la visibilité sur le marché », explique Claire Léger, présidente du FFRAG, qui relaie les propositions des entreprises auprès des adhérents. Présente dans toute la France, l’association organise des rencontres régulières au cours desquelles les adhérents peuvent échanger sur leurs expériences avec d’autres membres et dénicher un futur partenaire pour un projet. Les plus expérimentés partagent leurs conseils lors de conférences portant sur les statuts juridiques, les écueils du travail en freelance, les astuces pour réussir son activité… « Nous informons les indépendants sur leurs droits et les mettons en garde contre les abus, tels les impayés ou le salariat déguisé, mais nous ne sommes pas un syndicat. Nous réorientons ceux qui ont besoin d’un soutien juridique vers des avocats ou la Fédération des auto entrepreneurs », indique Claire Léger, qui compte sur le STJV pour prendre le relais.

Auteur

  • Adeline Farge