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“Le digital a été instrumentalisé par les entreprises”

Actu | Entretien | publié le : 07.03.2018 | Jean-Paul Coulange

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“Le digital a été instrumentalisé par les entreprises”

Crédit photo Jean-Paul Coulange

Agilité, autonomie : le dogme managérial du digital serait-il une imposture ? Pour la directrice d’Entreprise et Personnel, le numérique renforcerait au contraire le contrôle et l’investissement excessif des salariés. Alors que les start-up investissent dans des algorithmes, elle appelle les DRH à la prudence.

Dans votre livre, vous faites part de votre perplexité face à la façon dont les entreprises se sont emparées du digital. Vous parlez même d’une certaine cécité face aux enjeux. Pour quelles raisons ?

Ces deux dernières années, il y a eu un effet de mode tellement fort sur le digital que tout le débat de fond a été occulté. L’obsession des DRH dans les grandes entreprises était que tous les salariés devaient s’approprier la culture digitale : le numérique, c’était se transformer au mourir. Il y a eu une incantation à ce que les managers travaillent autrement, soient réactifs, créatifs, autonomes dans leur rapport au travail, sans discussion. Aujourd’hui, je crois qu’il est temps de prendre du recul sur ce discours managérial. L’engouement pour le digital ne doit pas faire l’impasse sur ce qui joue réellement dans l’organisation de l’entreprise, du travail et de l’humain. Il y a en effet de véritables contradictions entre le discours prôné et l’organisation du travail.

Quelles sont ces contradictions ?

En réalité, il n’y a pas de transformation réelle des entreprises avec le digital, mais plutôt une instrumentalisation du discours répondant à leurs besoins : renforcer l’engagement des salariés et gagner en productivité. Les grands groupes ont de plus en plus besoin de collaborateurs qui se prennent en charge, se lient à l’extérieur et n’attendent pas forcément un cadre sécurisant. Le digital correspond à ces exigences, où l’individu doit donner toujours plus de sa personne et de son intelligence. Il y a une concordance entre cette évolution du travail souhaitée et les comportements d’agilité portés aux nues par les DRH, sans pour autant que cela n’affecte l’entreprise en profondeur.

L’organisation du travail n’aurait donc pas évolué avec le numérique ? On parle pourtant beaucoup de réseaux, de travail collaboratif…

Le propos reste superficiel. Contrairement à ce que l’on a pu dire, la plupart des entreprises restent organisées en silos, dans une logique taylorienne. Les structures de pouvoir n’ont pas changé, l’importance des process n’a absolument pas reculé avec la digitalisation, au contraire même. Nous allons vers de plus en plus de contrôle et de reporting sophistiqués qui permettent de tracer l’activité des salariés, alors qu’on nous raconte un monde digital dans lequel l’initiative serait récompensée et le nomadisme synonyme de liberté ! On peut donc se poser la question : que signifie réellement collaborer à l’ère du numérique si les salariés n’ont plus la liberté d’agir ? Si les DRH veulent conserver leur engagement, ils doivent se poser la question. Le digital ne doit pas alourdir les contraintes sous une apparente légèreté.

Vous questionnez beaucoup l’intrusion du numérique sur le corps, l’esprit et le temps. Quels sont les risques dans le travail ?

L’avènement des réseaux sociaux, qui joue en permanence sur la sollicitation émotionnelle, déteint sur l’entreprise et la communication entre les salariés. La stimulation relationnelle sous toutes ces dimensions, dans les mails notamment, a envahi le monde du travail. Le risque qui émerge, c’est la capture de l’attention. Les managers se transforment de plus en plus en « suiveurs » de l’information numérique qui s’accélère et n’ont plus le temps de prendre du recul sur leur activité. Ils perdent de leur capacité à hiérarchiser leurs tâches et à réaliser un travail de fond. Chez tous les salariés, la surcharge cognitive explose avec le digital. Ce n’est pas sans risque sur leur santé psychologique, ni en termes d’instrumentalisation d’ailleurs. Car leur capacité de discernement est mise en mal. D’autant qu’en même temps, le numérique bouleverse vraiment leur métier.

Comment éviter de telles dérives ?

Il est essentiel les salariés puissent conserver le contrôle sur leurs activités et se dégager du temps. Plutôt que d’imposer le digital, les DRH devraient partir du travail réel, travailler avec les collaborateurs afin d’étudier avec eux comment le numérique peut leur permettre d’être plus efficaces et plus autonomes dans leur contexte spécifique. Enfin, il faut bien sûr préserver la qualité de vie et leur besoin de déconnexion.

Les algorithmes vous inquiètent, notamment dans les pratiques RH. Croyez-vous au recrutement dit prédictif ?

Mais c’est déjà une réalité ! Certains DRH ont déjà recours à des start-up qui ont développé leur propre algorithme pour identifier des candidats performants lors de recrutements. De nombreuses start-up se positionnent sur ce créneau, ainsi que la mobilité. Et je pense que cette forme de sous-traitance va s’accélérer. Le problème, c’est que les DRH ne savent rien des données utilisées par l’algorithme, qui reste le secret de fabrication de ces prestataires. Algorithme qui peut trier parmi un benchmark de 30 000 candidats dans d’autres entreprises, selon leur école mais aussi selon des informations sur leur vie privée récoltées sur les réseaux sociaux. Potentiellement, quelqu’un qui a une alimentation saine peut ainsi être qualifié de plus performant ! Cette opacité des données est dangereuse, d’autant que le traçage s’étend partout. Il faut ouvrir la boîte noire des algorithmes. Les DRH devraient pouvoir discuter des critères et des sources utilisées pour flécher les recommandations.

Pourquoi les DRH font-ils appel à des algorithmes ?

Ces outils leur paraissent sûrs pour sécuriser d’importants volumes de recrutements, parce que scientifiques et modernes. Je constate que les DRH ont une croyance très forte dans les algorithmes et n’en contestent pas les résultats. Ils s’appuient sur les profils proposés pour recruter. Pourtant, lorsqu’une machine préempte la décision humaine, c’est toujours inquiétant. Rien ne dit que ses statistiques soient si fiables. Il y a toujours eu des filtres subjectifs dans les recrutements, mais au moins ils sont humains et les recruteurs peuvent les argumenter. Il faut réfléchir à cet enjeu, chez les RH mais aussi dans d’autres métiers où cette modélisation des risques peut échapper à la décision du salarié.

Le règlement de gestion et de protection des données qui s’appliquera en mai prochain vous paraît-il aller dans le bon sens ?

Le RGPD est une étape importante pour encadrer l’utilisation des données en entreprise. C’est le premier jalon d’une gouvernance du big data qui est indispensable. Cette réglementation va obliger les entreprises s’emparer du sujet, à être plus transparentes sur l’exploitation des données et à se doter d’un pilotage pour les contrôler, y compris en cas de sous-traitance. Les obligations restent cependant assez générales. Il faudra que les entreprises établissent leur propre charte RH pour en préciser les usages et les rendent publiques.

Cette gouvernance du big data doit-elle associer les syndicats ?

Oui. Je pense qu’il est nécessaire d’avoir une vraie délibération à ce sujet, associant le management et les syndicats. Si le RGPD entend protéger du traçage de la vie privée des salariés, il est important les partenaires sociaux comprennent pourquoi la direction compte utiliser des données, sur quels critères et dans quels objectifs. Si un jour un grand groupe s’appuie sur un algorithme pour guider les mobilités internes, la démarche doit être transparente auprès des syndicats. Il faut des garde-fous clairs, en interne comme auprès des prestataires.

Sandra Enlart, directrice générale d’Entreprise et Personnel

Directrice générale d’Entreprise et Personnel et co-fondatrice de DSides, un laboratoire d’innovation et de prospective sur l’impact du digital dans le travail, Sandra Enlart s’intéresse aux changements du numérique dans les façons de penser, de travailler et d’apprendre. Chercheuse en sciences de l’éducation à l’université de Nanterre, elle est co-auteur avec Olivier Charbonnier de plusieurs livres à ce sujet, dont « Société digitale : comment rester humain ? », paru en janvier 2018 aux Éditions Dunod.

Auteur

  • Jean-Paul Coulange