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Politique sociale

Coulés à Dunkerque, les dockers CGT résistent au Havre

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.02.2001 | Anne Fairise

Malgré la réforme Le Drian de 1992, Le Havre vit toujours sous un monopole d'embauche de la CGT des docks. Tandis que Dunkerque, aux mains de cégétistes dissidents, a organisé l'intérim. Les effectifs de dockers y ont maigri, mais les entreprises de manutention ne sont pas pour autant totalement libres de leurs recrutements.

À Dunkerque, les dockers ont bien changé. Bernard Gouvart, 48 ans, leader des dockers dunkerquois, dispose désormais d'une secrétaire particulière, qui fait barrage devant son bureau moderne, mais cossu, situé juste en face du siège du port autonome. « Dans mon bureau, on traite davantage d'affaires d'entreprises que syndicales. Je passe une bonne partie de mon temps à jouer le commercial pour rassurer les entreprises sur la fiabilité du port », raconte ce fils d'une figure locale, Roger Gouvart, ancien secrétaire général du syndicat CGT des dockers dunkerquois et maire, ex-communiste aujourd'hui sans étiquette, de Cappelle-la-Grande.

Gouvart fils vient, une nouvelle fois, de jeter un sacré pavé dans la mare. En octobre dernier, il s'est associé au secrétaire du syndicat des dockers de Saint-Nazaire, Gilles Denigot, pour créer la Coordination nationale des travailleurs portuaires et assimilés (CNTPA) qui revendique l'adhésion d'un cinquième des 3800 dockers français. Du jamais vu dans le Landerneau portuaire où, jusqu'à présent, la Fédération ports et docks CGT, l'un des plus vieux syndicats de l'Hexagone avec celui du Livre, disposait d'un monopole quasi absolu.

Ce crime de lèse-majesté n'a pas surpris grand monde à Dunkerque. Bon élève, le troisième port français a été le premier à jouer le jeu de la réforme de 1992 qui visait à faire maigrir les bataillons de manutentionnaires et à en finir avec leur statut anachronique et ruineux (voir encadré, page 30). Auparavant, les dockers titulaires de la fameuse carte G faisant office de contrat de travail allaient se faire embaucher deux fois par jour au bureau central de la main-d'œuvre (BCMO). Une forme de précarité qui s'était transformée en rente de situation, l'emploi réservé le disputant à l'indemnisation des jours non travaillés. Jusqu'à ce que Bernard Gouvart, se revendiquant pourtant d'une « famille cégétiste depuis cinq générations », accepte ici de faire de ces intermittents des ouvriers comme les autres, mensualisés par les entreprises de manutention. Au prix d'une guerre sans merci avec la CGT, qui a vite mis au ban ces trublions.

Symboliquement, l'organisation créée par les dissidents dunkerquois, la Chambre syndicale des ouvriers du port mensualisés et intermittents (Csopmi), a demandé, chaque année, à intégrer la CGT, tout en continuant à éditer de fausses cartes de la centrale de Montreuil… Fini, aujourd'hui, l'usage de faux. Bernard Gouvart a coupé le cordon. Sa coordination des travailleurs portuaires cherche à obtenir une représentativité au niveau national afin de négocier avec l'Unim, le patronat de la manutention, et d'y porter la voix de son « réformisme ». Bilan à l'appui : « Il n'y a pas eu de grève depuis 1992. On commence à en recueillir les fruits. Le trafic revient et on réembauche. »

100 % de dockers CGT au Havre

Par comparaison, rien ne semble avoir bougé au Havre, premier port français. La CGT est toujours maître à bord. La preuve, le syndicat des dockers a contraint, voici un an, la puissante Scac du groupe Bolloré à signer un accord unique en France. Pour s'implanter dans le port normand, l'entreprise de logistique a dû passer sous les fourches caudines des salariés de la manutention, avec lesquels elle n'a pourtant rien à voir. « De tous les ports français, nous sommes les seuls dockers à y avoir réussi. C'est la force de la puissance syndicale », se félicite Patrick Silliau, nouveau secrétaire général des dockers havrais, dans la salle de détente du syndicat, aussi vaste que l'ancien BCMO, en passe d'être reconverti en gymnase. C'est là, dans une ambiance de confrérie, que se retrouvent parfois les 3 700 dockers havrais, dont seulement 1 200 sont en activité. Mais « tous affiliés à la CGT ».

Des purs et durs qui n'ont pas hésité, en octobre 1999, au mépris de leur propre accord de paix sociale, à faire trois jours de grève pour réclamer des embauches dans les entrepôts de logistique en cours d'implantation dans le domaine public maritime. Un mauvais coup pour Le Havre, alors suspendu à son grand projet d'extension, connu sous le nom de code de « Port 2000 », qui devrait permettre à court terme de doubler le trafic. Le résultat a été immédiat: six projets d'investissement ont été gelés. Autant dire que la Scac a fait sensation, en février 2000, en rompant le boycott des logisticiens et en signant un accord avec la CGT. Le prix à payer pour moderniser son entrepôt de 17 000 mètres carrés sur le port normand et pour s'étendre sur 30 000 mètres carrés supplémentaires.

« Nous n'aurions jamais dû avoir à négocier avec les dockers. Le port autonome nous avait vendu la zone logistique sans leur intervention. Mais nous avons trouvé des gens ouverts à nos préoccupations », se défend Thierry Ehrenbogen, directeur de la Scac. Le groupe de logistique ne s'est engagé, il est vrai, qu'à recourir à de jeunes dockers, à « un prix proche de celui de l'intérim, à 4 francs près », et seulement « en cas de surcroît d'activité », pour des opérations de chargement et de déchargement à l'extérieur des hangars. « C'est un accord donnant-donnant. Nous n'avons pas exigé de faire travailler des dockers professionnels, mais les jeunes qui sont sur la touche et qui reviennent deux fois moins cher. Nous ne voulons pas empêcher les entreprises logistiques de s'installer. Nous préférons simplement que les travaux de manutention soient confiés aux jeunes dockers, et pas aux intérimaires », souligne de son côté Patrick Silliau, qui annonce vouloir contacter tous les logisticiens s'implantant dans le domaine maritime public.

Reste que l'accord Scac-CGT constitue une belle entorse à la réforme portuaire, les logisticiens ne pouvant théoriquement pas employer des dockers, salariés des entreprises de manutention. Un problème que la société de logistique Buffard, contrainte elle aussi de recourir à la main-d'œuvre docker, a résolu depuis un an, au prix de quelques contorsions. « Quand la grève a éclaté, nous étions à quelques jours de l'ouverture de notre site sur le parc du pont de Normandie. Nous n'avons pas eu le choix », commente Daniel Bénard, gérant des Transports Buffard. En cas de surcroît d'activité pour charger et décharger les conteneurs, il contacte les entreprises manutentionnaires qui envoient alors « deux ou trois jeunes », qu'il salarie dans une Sarl créée pour l'occasion !

Mais « le syndicat s'est engagé à nous fournir des jeunes performants. Lorsque ce n'est pas le cas, et c'est rare, nous pouvons les renvoyer », reprend Daniel Bénard. À Havre Développement, association chargée de faire la promotion du port, Francis Genot, le directeur général adjoint, relativise l'affaire, qui a fait grand bruit sur le plan national. « Nous n'avons jamais eu autant de projets d'implantation et ceux des logisticiens sont les plus nombreux. » Même si la moitié des investissements gelés fin 1999 le sont toujours.

Pas d'intérimaires sur les quais

Interlocutrices traditionnelles des dockers, les entreprises de manutention préfèrent calmer le jeu. « L'extension du monopole d'emploi des dockers dans les zones logistiques est un faux problème. Il se résoudra avec la croissance du port et la reprise des embauches dans les entreprises de manutention », pronostique Claude Pigoreau, responsable du syndicat patronal, qui trace un bilan positif de la réforme de 1992. « Les dockers ont beaucoup évolué. Chaque jour, nous reprenons un peu plus de pouvoir dans nos entreprises, même si nous ne sommes pas encore dans le droit commun du travail, mais plutôt dans un système hybride. » La réforme, il est vrai, n'a pas supprimé certains privilèges : en cas de licenciement économique, les dockers professionnels redeviennent intermittents, restent à la charge des entreprises et sont prioritaires en cas d'embauche.

Au Havre, comme à Dunkerque d'ailleurs, les sureffectifs n'ont pas été tout de suite résorbés. Là où 765 dockers auraient suffi, après la réforme, plus d'un millier ont été mensualisés dans le premier port français. « Le taux d'inemploi était de 25 % en 1993. Il y est longtemps resté, car le trafic n'est revenu que cinq ans après la réforme. Aujourd'hui, il est pratiquement résorbé grâce aux 35 heures instaurées en 1999. La main-d'œuvre commence à être en adéquation avec les besoins », estime le patronat local. Parmi les 1 200 dockers figurent aussi aujourd'hui 400 occasionnels, ces jeunes dockers embauchés en CDD d'usage pour lesquels la CGT se bat tant. Rattachés à une entreprise, les professionnels comme les occasionnels appellent le matin ou l'après-midi un serveur vocal afin de connaître leur affectation pour la journée même ou pour le lendemain. « Pas grand-chose de changé avec le BCMO », commente un docker. « La vraie réforme sera faite quand nous pourrons recruter librement », reconnaît Claude Pigoreau.

Il est vrai qu'au Havre il reste du chemin à faire. Les dockers CGT ont bien protégé leur chasse gardée, en parvenant à faire inscrire en 1996, dans un accord avec plusieurs entreprises, un « monopole d'embauche » au bénéfice de leurs enfants pour les emplois d'occasionnels. La clause a été vite retoquée par le préfet de région. Mais, dans les faits, les listes des titulaires de CDD d'usage tenues dans chaque entreprise ne comprennent que des membres de familles de dockers. La CGT a trouvé une autre astuce pour donner du travail aux jeunes : pas d'heures supplémentaires pour les dockers professionnels au-delà de 35 heures. « Quand les gars ont dépassé leur forfait annuel de 1 600 heures, on les fait arrêter », commente Michel Catelain, secrétaire général adjoint au syndicat CGT. D'autant plus facilement que, dans les entreprises, ce sont les chefs de manutention, des dockers, qui gèrent les plannings !

Une stratégie payante. Reprise aidant, les 400 jeunes occasionnels du Havre effectuent aujourd'hui un petit mi-temps, payés près de 7500 francs net. « Mais ils sont à disponibilité tous les jours », rétorque Michel Catelain. Une cinquantaine d'entre eux ont été mensualisés depuis 1999. À ce rythme, les besoins vont vite se faire pressants. Mais pas question pour la CGT d'entendre parler d'intérim sur les quais.

Une CGT laminée depuis 1992

Les « rénovateurs » dunkerquois n'ont pas ce genre d'a priori. Comme au Havre, les effectifs ont été réduits de plus de moitié depuis la réforme (550 dockers dunkerquois mensualisés fin 1993). Mais elle a été un peu plus rondement menée. Ainsi, le passage aux 35 heures a été signé dès 1996 et mis en place progressivement, en quatre ans, avec gel des salaires à l'appui. Les réembauches, ici, ont été plus rapides qu'au Havre. « Il avait été décidé de recruter 10 jeunes par an sur la même période pour donner de la souplesse au système et mieux gérer les pics d'activité. Finalement, ils ont tous été recrutés dès 1996 en contrat de qualification et mensualisés deux ans après », rappelle Hubert Gérard, secrétaire du syndicat patronal et directeur de la Caisse de compensation des congés payés.

Mais la vraie spécificité dunkerquoise, c'est le « système de forces d'appoint », fort d'une centaine de jeunes intérimaires, monté en 1998, via Adecco et Manpower, avec l'accord du « réformateur » Bernard Gouvart. Un dispositif très formalisé puisque la Caisse de compensation des congés payés gère les affectations. « Chaque jour, les entreprises nous informent de leurs besoins en intérimaires et nous répercutons l'information auprès des sociétés de travail temporaire », explique Hubert Gérard. Mais avant d'être autorisées à recourir à l'intérim, il y a un préalable pour les entreprises. « Elles doivent d'abord voir si elles ne peuvent se sous-traiter du personnel », explique-t-on à la caisse qui supervise aussi les accords de sous-traitance autorisés entre les entreprises de manutention. À cela, une bonne raison : « Centraliser l'offre et la demande de main-d'œuvre permet d'éviter les dérives et le recours à l'intérim sauvage. »

Ce n'est pas l'avis du maigre syndicat CGT, laminé depuis 1992, qui ne rassemble plus que 10 % des dockers mensualisés à Dunkerque. « Les entreprises mettent même des salariés en repos pour les remplacer par des intérimaires, moins chers », affirme Patrice Carnel, le secrétaire général, qui dénonce aussi une augmentation des accidents du travail depuis la création du système. Reste que l'intérim a eu sa contrepartie : les employeurs ont accepté de signer, fin 1999, un plan de préretraite pour une trentaine de personnes, d'un coût élevé, estimé entre 500 000 et 900 000 francs par tête. « Cela participe à la paix sociale », commente sobrement la Caisse de compensation des congés payés. Au Havre, en tout cas, les employeurs ont refusé de payer la facture pour l'instant.

Dunkerque n'est pas encore devenu un eldorado pour les entreprises de manutention. Le port reste entre les mains du leader des dockers, qui ne s'en cache pas. Pas plus qu'au Havre la liberté d'embauche n'a été restaurée. « Nous ne sommes toujours pas entrés dans des fonctionnements classiques d'entreprise. Mais la révolution ne va pas se faire en dix ans », commente Philippe Revel, le directeur de l'entreprise belge de manutention NFTI (150 salariés), implantée depuis trois ans sur les nouveaux quais ouest. À la Caisse de compensation des congés payés, on indique que les recrutements de fils, gendres ou cousins de dockers sont toujours légion. « Sauf pour les fils de dockers CGT », tonne Patrice Carnel. « Il n'y a pas que des fils de dockers qui peuvent entrer dans la filière », réplique Bernard Gouvart.

Des salaires hyperattractifs

Consanguinité obligée ou pas, les entreprises ont d'autres préoccupations. « Avec le plan amiante, nous allons avoir une véritable hémorragie de compétences dans les douze ans à venir et un renouvellement quasi complet des effectifs. Nous allons nous retrouver en situation de rude concurrence avec d'autres secteurs industriels. Or la manutention portuaire n'a pas forcément une bonne image, même si les salaires y sont plus attractifs », note Hubert Gérard. Reste qu'à Dunkerque les intérimaires – rémunérés entre 9 000 et 10 000 francs net quand ils travaillent à temps plein – sont tout de même moins bien payés que les dockers occasionnels du Havre, en CDD d'usage. Mais le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais (dont le président est le maire de Dunkerque, Michel Delebarre) a décidé de donner un coup de pouce : 3 millions de francs vont être attribués à la formation des dockers en intérim, « sas de recrutement » pour un emploi mensualisé selon la Caisse de compensation des congés payés.

Malgré cela, l'effort de modernisation du travail portuaire commence à peine à être reconnu à Dunkerque, regrette Bruno Vergobbi, directeur général du port autonome. Restaurer l'image des ports français est un travail de longue haleine : « Même si nous n'avons pas connu de jour de grève depuis 1992, il n'y a que deux ans que les clients nous renvoient une image positive. La fiabilité est une chose. Mais c'est insuffisant dans un contexte aussi concurrentiel que le nôtre et pour un port qui subit de plein fouet la concurrence belge. » Si Dunkerque, après neuf ans de paix sociale, en est encore là, que dire du Havre, où le dernier fait d'armes de la CGT ne remonte qu'à 1999 !

La réforme inachevée

C'est pour rendre les ports français compétitifs qu'en 1992 la loi Le Drian-Josselin a réformé le vieux statut des dockers qui combinait intermittence et monopole d'intervention sur les quais. Une précarité transformée en rente de situation, puisque les dockers titulaires de la carte G pouvaient être indemnisés jusqu'à cent jours non travaillés par an. Le système avait vite dérapé, aboutissant à un sous-emploi important, un coût du travail élevé et un contrôle de l'embauche par le seul syndicat présent sur les quais, la CGT.

Face à cette situation, la loi s'était fixé comme objectif principal la mensualisation des dockers et la réduction des effectifs par l'intermédiaire d'un plan social. Bilan ? « Les sureffectifs sont résorbés », note le syndicat patronal, l'Unim. La moitié des 8 300 dockers recensés en 1992 sont partis. Il reste aujourd'hui 3 800 titulaires de la carte G. La très grande majorité d'entre eux ont été mensualisés, mais 470 restent intermittents, essentiellement à Marseille. À ces dockers « historiques » (titulaires de la carte G) s'ajoutent aujourd'hui, selon les ports, des contrats à durée déterminée d'usage, comme au Havre, ou des intérimaires, comme à Dunkerque.

Mais comme l'a noté en 1999 la Cour des comptes, la réforme reste inachevée car elle a maintenu des avantages de l'ancien statut : les tâches réservées contrevenant au droit à la concurrence et les cartes G, synonymes de priorité d'embauche. Ainsi, leurs titulaires, en cas de licenciement, redeviennent intermittents et sont prioritaires en cas de recrutement. Ce qui équivaut pour les entreprises à devoir faire appel aux mêmes ouvriers après les avoir licenciés. Bref, la liberté d'embauche des employeurs n'est pas restaurée et ne le sera qu'avec le départ du dernier titulaire de la carte G, vers 2020. Au-delà du coût du plan social (plus de 4 milliards de francs contre 2 milliards initialement prévus), la Cour des comptes a également pointé des pratiques discriminatoires à l'embauche, au bénéfice des fils de dockers.

Auteur

  • Anne Fairise