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Des néo-artisans désenchantés

Décodages | Métiers | publié le : 07.02.2018 | Diane Jean

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Des néo-artisans désenchantés

Crédit photo Diane Jean

Ils quittent leur bureau de cadre pour s’installer dans un atelier où ils travaillent la terre, le bois, l’acier, la viande ou la farine. Guidés par un idéal romantique et une vision naïve de l’artisanat, le parcours de ces reconvertis est loin d’être sans embûche.

« Je galère. » Hortense Montarnal, 42 ans, céramiste “passionnée” autrefois juriste, le reconnaît d’un ton catégorique. Quatre ans après sa reconversion, elle a du mal à joindre les deux bouts avec un chiffre d’affaires « régulier mais pas très élevé ». Depuis son atelier aussi exigu qu’une chambre de bonne, elle pouffe à la lecture de portraits de “néo-artisans” ou “intellos défroqués” publiés dans les médias. « Dans ma réalité vraie, réelle et poussiéreuse, loin des paillettes, on est très loin de ce qu’on lit. » De banquier à fleuriste, de commercial à ébéniste ou de communiquant à garagiste, les histoires de vie de ces cadres qui plaquent leur job pour travailler de leurs mains sont mises à l’honneur depuis les années 1990. Dans « Éloge du carburateur », best-seller devenu bible des néo-artisans (voir encadré), Matthew B. Crawford, philosophe et réparateur de motos, vante les mérites du travail manuel. D’après lui, l’artisanat et son côté concret sont « un antidote séduisant aux vagues sentiments d’irréalité, de perte d’autonomie et de fragmentation ».

Sans doute la raison pour laquelle les reconversions commencent souvent par la même rengaine : à l’origine, la fuite, plus ou moins choisie, d’une société minée par le burn-out – l’épuisement au travail, le bore-out – l’ennui au travail – ou encore le brown-out – la perte de sens. S’en suit une prise de conscience qui amène à se retrousser les manches, un CAP en poche, destination Félicité. Ainsi a commencé le changement de profession d’Hortense.

Après un Bac + 5 en droit des affaires, elle devient juriste dans un syndicat du secteur automobile. « Je transpirais la nana qui n’était pas à sa place (…) mais je ne savais pas quoi faire d’autre. » Hortense Montarnal raconte sa réorientation comme elle l’a vécue, sans chichi. En 2014, trois postes et deux burn-out plus tard, elle quitte le droit et son appartement parisien pour une maison en banlieue lyonnaise avec son mari, ses deux enfants et « l’envie de faire de belles choses ». Une fois installée, elle se met à suivre des cours de poterie. « Je me suis jetée là-dedans parce que ça me plaisait. »

Le fantasme Top Chef.

Si les motivations de ces “défroqués” sont connues, leur devenir l’est moins. « Nous n’avons pas encore assez d’éléments pour juger si ces reconversions sont majoritairement des échecs ou des réussites, il y a de tout », affirme Hugues Jacquet, socio-historien du savoir-faire et auteur de « L’Intelligence de la main » (L’Harmattan, 2012). « Ce dont on est sûr, c’est que les artisans traditionnels restent le gros des troupes », ajoute-t-il. Les reconvertis pèsent pour moins de 25 % dans les métiers de l’artisanat, confirme Alexis Govciyan, directeur de l’Institut supérieur des métiers (ISM), association et centre de ressources pour l’artisanat et les très petites entreprises. Une progression notable depuis dix ans puisqu’ils étaient 15 % en 2006, selon l’ISM.

Parmi ceux qui ont la main heureuse, beaucoup optent pour des métiers de bouche, la boulangerie-pâtisserie au premier rang. « Notamment grâce aux émissions télévisées, qui sont une sorte de lentille déformante sur ces métiers », précise Hugues Jacquet. Dans « La Révolte des premiers de la classe », Jean-Laurent Cassely, journaliste qui a étudié pendant quatre ans les changements d’orientation de jeunes surdiplômés, évoque « l’incontournable effet Top Chef / Master Chef / Le Meilleur Pâtissier (…) transfigurant l’apprenti artisan en personnage de téléréalité glamour, sexy, inspirant ».

Ces programmes télévisés suggèrent que le passage de l’open space aux cuisines est accessible à tous, se réalise avec rapidité et sans encombre. À tort. « On a tendance à oublier la dureté physique de ces métiers. Être boulanger-pâtissier, cela signifie se lever en plein milieu de la nuit, mobiliser sa force pour manipuler les pâtes, il faut développer une sacrée résistance pour tenir », tient à rappeler Hugues Jacquet. Le fantasme du boulanger superstar a entraîné un afflux de candidats aux projets chimériques à l’École de boulangerie pâtisserie (EBP) de Paris. « C’est un désenchantement à la sortie », décrit Fatima Francisco, responsable pédagogique de ce centre de formation agréé. « Même s’ils sont très heureux d’être revenus à l’école, la rugosité du marché de l’emploi les rattrape. Les employeurs préfèrent les jeunes », ajoute-t-elle, dans « La Révolte des premiers de la classe ».

La main ne s’apprivoise pas en un jour.

« Il y a une image d’Épinal associée à nos métiers », confirme Bertrand Houlier, ex-cadre de la grande distribution devenu boulanger et ancien élève de l’EBP. « Boulanger, ça reste de la production, on n’est pas dans de la création tous les jours. Dans mes classes, il y avait vraiment de tout. Pour beaucoup, c’était une reconversion tatane, c’est-à-dire qu’ils venaient d’un milieu qui n’avait rien à voir avec la boulangerie. Certains, désillusionnés ou mal informés, ont fini par repartir dans leurs anciens jobs. » Depuis, l’EBP a décidé de sélectionner de manière plus drastique ses élèves, à l’instar des Compagnons du Devoir ou de l’Institut national des Métiers d’Art, pour s’assurer que les futurs impétrants savent où ils mettent les pieds.

Une autre filière connaît un franc succès : celle du bois. « Que ce soit menuisier ou charpentier, il y a des demandes très importantes chez les Compagnons de France et ailleurs », remarque Anthony Lauger, directeur régional des Compagnons du Devoir, en charge de la formation des adultes en Île-de-France. « Beaucoup d’entreprises sont sollicitées et je dirais même qu’il manque des places. »

Le réseau historique de compagnonnage s’est lancé dans la reconversion professionnelle en 2015 et forme cette année 800 adultes, « une majorité de cadres (…) qui veulent qu’à la fin de leur journée il y ait du concret ». Pour la filière bois, ce n’est pas le petit écran mais la mémoire collective qui vient alimenter des décalages avec la réalité. « On voit ce côté noblesse du métier avec la création de meubles en dur. En réalité, le marché n’est pas là du tout. Aujourd’hui, on va tous chez Ikea. (…) Mon rôle c’est de les prévenir », explique Anthony Lauger, qui coache les apprentis en reconversion.

« Il ne faut pas se faire d’illusions, il y a peu d’élus », soutient Dominique Roger, ébéniste proche de la quarantaine “toujours en reconversion”. À la sortie de ses études, il travaille comme chercheur au CNRS sur la genèse des textes poétiques pendant un an et demi. Comme Hortense, il se décide à changer de vie en même temps que de métier. En 2010, il quitte Paris pour Nantes, et la psychologie cognitive pour le bois. « Ce qui m’a surpris, c’est la complexité du métier, du savoir-faire, dit-il. Je ne sais pas s’il y a un avant ou un après. La frontière est assez floue. Je continue d’apprendre mon métier tous les jours. » Apprendre à travailler la terre, le bois, l’acier, la viande ou la farine ressemble davantage à un marathon qu’à un sprint. Sur le terrain, Hugues Jacquet a d’ailleurs constaté « une sous-estimation du temps de reconversion. C’est un processus qui prend des années », explique-t-il. La dextérité s’acquiert par la répétition. Il peut y avoir une certaine forme d’impatience face aux mini-progrès.

Une impatience qui peut mener à l’abandon avant même d’avoir franchi la case “départ”, selon Gabriel Ravet, 64 ans, tapissier depuis son plus jeune âge. Un adulte sur deux qui vient se reconvertir dans son atelier à Rémalard (Orne) abdique, soit « un taux d’échec deux fois plus élevé que pour les adolescents de 14 ans qui suivent la même formation », insiste-t-il. Et de s’interroger : « Pouvons-nous tous être des personnes manuelles ? L’apprentissage de la matière impose une certaine forme d’humilité et d’humiliation que tous ne sont pas prêts à subir », justifie l’artisan. « Ils veulent aller trop vite, confirme Pascal Barillon, président de la chambre de métiers et de l’artisanat de Paris. La difficulté, pour certains, c’est de vouloir brûler les étapes. L’intelligence de la main, c’est long. On n’apprend pas ça comme ça, en huit jours de temps. »

« L’argent reste le nerf de la guerre ».

Outre la durée, le coût de la formation peut être un autre obstacle. « La mienne m’a coûté 3 000 euros », se souvient Hortense Montarnal. « J’ai dû la payer toute seule car je ne bénéficiais pas des aides de Pôle Emploi. » Elle a suivi des cours de céramiste pendant plusieurs mois donnés par Atelier Matière Contact, une association non reconnue par l’État. À l’École de boulangerie pâtisserie (EBP) de Paris, la formation destinée aux adultes “CAP boulanger”, non reconnue par Pôle Emploi, coûte au minimum 7 207 euros pour une session de 15 semaines, peut-on lire sur le formulaire d’inscription de cette année. « Ceux qui entament des reconversions faisaient partie des 50 % les mieux payés de leurs entreprises, (…) ils ont les moyens de pouvoir entamer un tel changement », a observé Hugues Jacquet. « L’antidote séduisant aux vagues sentiments d’irréalité, de perte d’autonomie et de fragmentation » qu’évoque Matthew B. Crawford dans son essai n’est donc pas donné à tout le monde.

L’entourage vient aussi influer sur le bon ou le mauvais déroulement d’une évolution vers des métiers manuels. Hortense Montarnal ne le cache pas : au-delà d’un manque de reconnaissance général pour les céramistes, ses parents ne l’ont pas soutenu. « Au début, j’avais un peu l’image d’une femme au foyer qui faisait des trucs de son côté. Mais, dès le départ, je considérais mon activité comme un travail. J’ai beaucoup pleuré. » À l’inverse, son compagnon l’a beaucoup aidé et continue de l’appuyer. « La première année, j’ai réalisé 100 euros de chiffre d’affaires. Je n’avais pas d’atelier, donc j’avais installé le tour dans ma salle de bain et le four dans une pièce à côté de ma chambre, détaille la jeune céramiste. Je n’en serais pas là aujourd’hui si j’étais seule. Grâce à mon mari, je peux créer sans pression. Sans pression d’argent, je veux dire. »

En termes de salaire, Matthew B. Crawford avait promis, sans garantie, “des chances de (vous) sentir mieux dans votre peau, et éventuellement aussi d’être mieux payé, si vous poursuivez une carrière d’artisan indépendant”. Quatre ans après avoir entamé sa reconversion, Hortense, même si elle s’estime chanceuse, s’interroge : « J’adore ce que je fais, c’est passionnant ! Mais à quel prix ? ». « L’argent reste le nerf de la guerre », souligne Hugues Jacquet. « Certains estiment ne pas gagner suffisamment une fois reconvertis, ils craignent pour leurs besoins, redoutent de mettre en péril leur famille nucléaire et renoncent donc à leur réorientation. »

La reconversion vers les métiers manuels ressemble donc davantage au parcours du combattant qu’à une promenade de santé. Pour ceux qui franchissent la ligne d’arrivée, pas le temps de souffler : « C’est compliqué tous les jours ! c’est le quotidien ! », insiste Pascal Barillon, en parlant des entrepreneurs ou repreneurs de société. « Quand vous êtes artisan, vous êtes multicarte. Vous avez toutes les casquettes qui vous tombent dessus : DRH, gestion, production, vente… » L’indépendance a un prix que l’on se garde bien de dévoiler. « Être artisan en France, aujourd’hui, c’est un luxe », approuve Hortense Montarnal.

Mais l’arrivée de ces nouveaux profils permet aussi d’assurer la pérennité de ces métiers et de les renouveler. Les néo-artisans amènent d’autres compétences comme le management, le marketing, la communication… et viennent bouleverser certaines façons de faire. « 90 % de ma clientèle et de mon réseau provient d’Instagram », a constaté la céramiste, qui alimente presque tous les jours son compte avec des images léchées, épurées, de ses créations. Outre de nouvelles compétences, les néo-manuels aident à la féminisation de certaines professions, a constaté l’ISM. La redécouverte des métiers manuels a donc du bon. Surtout quand l’épanouissement attendu est an rendez-vous. « Je galère mais j’y crois ! », conclut Hortense, notre néo-céramiste.

En temps de crise, la main toujours revient

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire économique que les classes moyennes et les élites redécouvrent l’artisanat. Hugues Jacquet appelle d’ailleurs les reconvertis de notre siècle les “néo-néo-artisans” pour faire la distinction avec ceux des années 1960-1970. En France, « à cette époque, ces changements de profession étaient motivés par une volonté de rupture familiale, de couper avec la passation de métier de père en fils. » Des individus très qualifiés issus de milieux aisés devenaient agriculteurs, potiers ou tisserands et ces reconversions s’accompagnaient d’un déménagement en zone rurale. « Il y avait une volonté de nomadisme et de frugalité que l’on retrouve quelques années plus tard. Aujourd’hui, il y a toujours une valeur critique de l’argent pour ceux qui se lancent dans ces reconversions, mais ils éprouvent en même temps une nécessité de gagner suffisamment pour subvenir à leurs besoins. »

Dans « Éloge du carburateur », Matthew B. Crawford rappelle que « le culte de l’éthique artisanale » est réapparu en Angleterre, dès la fin du XIXe siècle, avec la révolution industrielle. « Cette nostalgie était compréhensible au vu des transformations du monde du travail, alors que la bureaucratisation de la vie économique entraînait une croissance rapide du nombre de salariés voués à manipuler la paperasse », soit une certaine perte de sens dans un contexte proche de celui que nous vivons aujourd’hui. Pour le philosophe américain, les cols blancs ont été « des victimes de la routinisation et de la dégradation du contenu de leurs tâches, et ce en fonction d’une logique similaire à celle qui a commencé à affecter le travail manuel il y a un siècle ». Deux siècles plus tard, faut-il s’inquiéter de voir les cadres, qui représentent non plus 2 % mais au moins 15 % de la population active, se tourner à nouveau vers leurs mains ?

Loin d’être un épiphénomène

Même si l’artisanat ne résume pas l’ensemble des métiers manuels, l’étude de ce secteur permet de confirmer que le mouvement des néo-artisans est loin d’être un épiphénomène. Selon l’Assemblée permanente des chambres de métiers et de l’artisanat, un peu plus d’un million d’entreprises font travailler 3,1 millions de personnes (42 % dans le bâtiment, 30 % dans les services, 15 % dans la production et 13 % dans l’alimentation) pour un chiffre d’affaires global de 300 milliards d’euros. Parmi ces quelque trois millions d’artisans, 15 % étaient titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur en 2006, 26 % en 2010, a estimé l’Institut supérieur des métiers dans son étude « Les entrepreneurs de l’artisanat » publiée en avril 2013. L’Insee constate, de son côté, qu’en 2010, près d’un artisan sur dix a un niveau de diplôme Bac + 5 et qu’un sur vingt est ingénieur. Enfin, parmi les salariés devenus artisans, 20 % avaient le statut cadre, un chiffre qui ne traduit que partiellement la réalité, les questionnaires n’étant pas systématiquement remplis.

Auteur

  • Diane Jean