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Quelles marges de négociation après les ordonnances ?

Idées | Juridique | publié le : 06.11.2017 |

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Quelles marges de négociation après les ordonnances ?

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Les dés sont jetés. Après la réforme de la durée du travail du 8 août 2016, puis les cinq ordonnances du 22 septembre 2017, un nouveau droit du travail est né, dans le sens souhaité depuis longtemps par les DRH : supprimant des irritants, moins procédural et encadrant le contentieux. Ils sont aujourd’hui en première ligne ! Si la primauté est donnée à l’accord d’entreprise, encore faut-il qu’il y ait des signataires à plus de 50 %, et que ces nouveaux « contrats collectifs » choisis par une collectivité de travail soient dans les clous des nouveaux textes. Comment le savoir ? Commençons par éviter deux grosses bourdes :

1. La fameuse « inversion de la hiérarchie des normes », brave slogan dont on nous rebat les oreilles depuis la loi du 8 août 2016. Le contrat de travail serait donc tout en haut, et la Constitution tout en bas ?

• Scoop : la Constitution puis les traités demeurent en haut. Un accord collectif non conforme à une convention de l’OIT (exemple : une branche prévoyant trois renouvellements de la période d’essai pour un ouvrier), ou au droit communautaire (exemple : une astreinte de week-end sur lieu de travail considérée comme temps de repos par l’accord d’entreprise) sera donc censuré par nos juges au titre du contrôle de conventionnalité.

• Qu’il s’agisse hier de « dérogation » ou aujourd’hui de « supplétivité », c’est toujours la loi qui fixe les règles relatives aux conventions collectives : ce n’est pas « open bar » pour les négociateurs d’entreprise, et l’ordre public absolu (par exemple, la santé-sécurité au travail) n’a pas bougé.

• Le contrat individuel de travail ne peut déroger à quelle source que ce soit, et reste soumis à l’ordre public social.

2. Refrain de la loi du 8 août 2016 puis des ordonnances, la double « supplétivité » (accord d’entreprise/à défaut, convention de branche /à défaut des deux, règles légales supplétives) ne doit pas être confondue avec un caractère facultatif. Une règle supplétive devient obligatoire si la règle supérieure fait défaut. Ainsi, du délai de carence entre deux CDD pouvant désormais être fixé par la branche. En son absence, la règle légale supplétive d’un tiers s’applique et si elle n’est pas respectée, il y a requalification en CDI.

Le cœur des réformes du 22 septembre 2017 : déverrouiller

Donnant la clef de répartition des compétences de chaque niveau, trois blocs figurent dans l’ordonnance n° 1 du 22 septembre 2017 « relative au renforcement de la négociation collective », dans son Titre I (« Place de la négociation collective »). Mais pour comprendre la philosophie de cette mutation, il faut commencer par le très discret troisième article de l’énumération légale.

Bloc 3. Le principe de primauté de l’accord d’entreprise, et donc de supplétivité de la convention de branche réside en effet dans le bloc 3 (L.2253-3 nouveau) : « Dans les matières autres que celles mentionnées aux articles L.2253-1 et L. 2253.2, les stipulations de la convention d’entreprise (…) prévalent sur celles ayant le même objet prévues par la convention de branche. En l’absence d’accord d’entreprise, la convention de branche s’applique ».

Donc en dehors des 13 + 4 = 17 thèmes limitativement énumérés dans les deux articles examinés infra, dont certains sont, certes, essentiels (comme les salaires minima de branche) mais d’autres nettement moins (à l’instar de la mutualisation des fonds du paritarisme, de la rémunération du salarié porté…), « les stipulations de la convention d’entreprise prévalent sur celles ayant le même objet prévues par la convention de branche ».

Là réside la seule « inversion des normes » des vingt dernières années. Pour de nombreux éléments de la vie quotidienne d’un salarié, c’est l’accord d’entreprise désormais largement auto-norme qui fait la loi, quelle que soit la date d’entrée en vigueur de sa convention de branche. Sauf si…

Bloc 1. Le nouvel « ordre public conventionnel » (L. 2253-1). Ici, la branche garde la main, les six thèmes de 2016 étant même passés à treize. Pour l’essentiel :

• Salaires minima hiérarchiques et classifications allant avec.

• Mutualisation du financement du paritarisme, de la formation professionnelle ; garanties collectives complémentaires.

• Mesures relatives aux CDD et aux contrats de travail temporaire, conditions et durées de renouvellement de la période d’essai, etc. Reste à savoir si, à ce niveau, sur ce thème si sensible, des syndicats voudront apposer leur signature.

Mais ce fameux « verrouillage par la branche » est-il total ? Non, car même dans les treize domaines cités, l’accord d’entreprise prévaut s’il « assure des garanties au moins équivalentes ». Et l’accord unanime signé le 4 octobre 2017 pour nos 350 000 routiers a montré que s’il existe un fort consensus, les partenaires sociaux peuvent à ce niveau vite refermer cette porte à peine entrouverte. Car une fois intégrées dans les « minima hiérarchiques conventionnels » du Bloc 1 des primes (de nuit, dominicales, 13e mois…) relevant en principe du Bloc 3 – ce qui est astucieux mais pas illicite – quelle entreprise pourra et voudra, dans un secteur très concurrentiel, proposer « des garanties au moins équivalentes » ? Certes le pouvoir de blocage des routiers est unique. Mais il y a de quoi donner des idées à d’autres négociateurs de branche, pouvant discrètement créer une barrière aux nouveaux entrants, dont quelques TPE ou startups, si la convention est ensuite étendue. Mais ce ne sera plus automatique.

Bloc 2. La branche peut verrouiller, ou non, mais… (L.2253-2 nouveau).

Ici la branche garde la main, si elle le dit expressément : sur la pénibilité, l’insertion et le maintien dans l’emploi des personnes handicapées, les primes pour travaux dangereux ou insalubres, etc. Sauf, là encore, « lorsque la convention d’entreprise assure des garanties au moins équivalentes »…

En résumé : dans les trois blocs, l’accord d’entreprise peut se soustraire aux règles fixées par la branche : naturellement pour le bloc 3, et s’il assure des « garanties au moins équivalentes » (= GAME) dans les blocs 1 et 2, en principe pourtant chasses gardées de la branche. De quoi faire phosphorer des DRH et DRS créatifs, en fonction de leur marché, du profil de leurs collaborateurs…et de celui de leurs négociateurs souhaitant le rester.

« GAME » : un objet juridique non encore identifié

Dans certaines entreprises au personnel spécifique (ici, des salariés très endettés voulant plus de primes et moins de RTT, là des jeunes cadres bien payés souhaitant remplacer la prime d’ancienneté par des congés), un accord majoritaire pourrait procéder à cet échange prime/congés, ou l’inverse. Cette évolution des « avantages » du bon vieux temps de l’ordre public social aux « contreparties » des accords donnant-donnant avait commencé en 1982, avec les accords dérogatoires à la loi.

Mais comment faire la comparaison ?

Des « garanties » : la notion est plus large que « l’avantage » quantitatif, facilement identifiable.

« Au moins équivalentes » : une formulation élargie du principe de faveur ? Pas vraiment, car un tel ajout n’apporterait rien, l’accord d’entreprise pouvant toujours augmenter une prime de branche. « Au moins » équivalentes : au pire, de même valeur globale, donc pas forcément « plus favorables », toute comparaison à l’ancienne s’avérant vaine (560 euros contre 8 jours de RTT ?). Quel sera alors la méthode de comparaison de ces accords souvent « donnant-donnant » ?

• Comme le fait depuis quarante ans la Chambre sociale ? Groupe d’avantages par groupe d’avantages (par exemple sur les indemnités de rupture), pour l’ensemble du personnel concerné ? Peu opérationnel pour comparer la disparition d’une prime contre la création de jours de repos…

• Sa novatrice méthode d’appréciation globale créée par l’arrêt Géophysique du 19 février 1997 s’agissant, déjà, d’un accord de maintien de l’emploi ? « La suppression de la moitié de la prime semestrielle avait pour contrepartie le maintien des salariés dans leur emploi menacé, sauf pour eux, à opter pour un départ volontaire. Il en résultait que l’accord de 1986 était plus favorable aux salariés. » Mais l’ordonnance n’en dit mot, et si l’emploi devient la contrepartie patronale dans toute négociation…

• Alors l’élargissement de sa récente jurisprudence rendue au visa du huitième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, sur la légitimité présumée des « accords d’entreprise, négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de l’entreprise, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l’ensemble de l’entreprise et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote » (CS, 4 octobre 2017) ?

Ce principe de respect par le juge du contrat collectif – évidemment hors discriminations et autres illégalités – correspond à l’idée du législateur de privilégier la négociation d’entreprise, a fortiori si les signataires (majoritaires) s’en sont expliqués dans un pédagogique préambule.

Mais dans un premier temps, la complexité de ces nouvelles articulations branche/entreprise fera la joie des marchands de complexité, puis donnera aux juges une place essentielle dans l’application de la réforme.

Jean-Emmanuel Ray

Jean-Emmanuel Ray, professeur à l’École de Droit de Paris I – Sorbonne où il dirige le M2 Pro « Développement des Ressources Humaines et Droit Social ». Il vient de publier, en novembre 2017, la 26° édition de « Droit du Travail, droit vivant » (Ed WK-RH), à jour des ordonnances.