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Pour recruter, l’algorithme fait débat

Décodages | publié le : 06.11.2017 | Irène Lopez

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Pour recruter, l’algorithme fait débat

Crédit photo Irène Lopez

Avec le redécollage du marché de l’emploi, l’analyse des données bat son plein pour gérer les énormes volumes de candidatures que doivent gérer les recruteurs. Mais le recours aux algorithmes pour trier les CV n’est pas exempt de critiques, à l’heure où soft skills et compétences cachées sont tant prisées.

Dans l’Hexagone, La Poste fait partie des gros recruteurs : entre 80 000 et 100 000 candidatures parviennent chaque année à l’entreprise publique. « La moitié sont des réponses à des offres, le reste correspond à des candidatures spontanées », précise Joël Moreau, directeur de l’emploi du groupe, en charge de la politique de recrutement. Mais ce n’est rien à côté du volume traité par Carrefour qui reçoit 1 million de candidatures par an ! Le groupe, qui emploie 60 personnes au sein de son service de ressources humaines, s’appuie sur un outil Oracle (Taléo) visant à sécuriser l’ensemble du parcours du candidat, du début jusqu’à la fin du processus de recrutement. Idem, d’ailleurs, pour La Poste. Le groupe à capitaux publics s’est doté d’un logiciel qui permet de gérer les candidatures. La publication et la réception des candidatures sont ainsi optimisées : modèles d’offres, accusés de réception… « Questionnez un recruteur sur ses tâches les plus fastidieuses, il vous répondra incontestablement le tri des CV. Il doit étudier un gros volume de candidatures pour faire son choix », souligne Roméo Christian Laleye, consultant digital/product owner chez Viseo Digital.

Ces deux grands acteurs sur le marché de l’emploi ne parlent pas de tri et utilisent des éléments de langage appropriés. « Le recrutement d’un collaborateur est une responsabilité importante qui s’inscrit dans la durée. C’est la rencontre entre un individu et une entreprise. Nous sommes dans une culture de la relation humaine. D’autant plus qu’au sein du groupe, l’ancienneté professionnelle moyenne est de 20 ans. Quand on entre à La Poste, on y reste longtemps. On ne fait donc pas de tri de CV par logiciel, mais, compte tenu des volumes de CV reçus, nous nous appuyons sur nos outils pour automatiser certaines tâches », explique le directeur de l’emploi du groupe La Poste.

Trier pour mieux sélectionner.

Starbucks France, qui reçoit environ 1 000 candidatures par mois, utilise une plateforme de recrutement en ligne, Easycruit, en lien avec le site Starbucks.fr. Cet outil permet de poster l’ensemble des annonces sur le site et d’informer les candidats sur les postes proposés. En outre, un questionnaire rempli par les postulants permet de vérifier que les candidatures sont en adéquation avec les besoins de l’enseigne. Ce qui n’empêche pas, après ce premier tri, « de privilégier les rapports humains pour sélectionner nos partenaires », tient à préciser le responsable communication de l’enseigne. « Les avantages des outils digitaux sont nombreux. Le nôtre permet aussi la diffusion de nos offres auprès de nos sites (www.recrute.carrefour.fr, enviedebouger.fr) et des sites de nos partenaires (Pôle emploi, jobboard, réseaux sociaux…) », explicite un porte-parole de Carrefour. Pour Roméo Christian Laleye, ce genre d’outils « aide les recruteurs à aller plus vite, à être plus efficaces et réduit grandement le risque de biais des recruteurs : [La sélection] peut ignorer l’âge, le genre, l’origine sociale et le diplôme du candidat. Grâce à des algorithmes, l’expertise, l’expérience, les compétences pourront être vite repérées et ressortiront les candidatures les plus pertinentes ». Une étude (https://hbr.org/2014/05/in-hiring-algorithms-beat-instinct) publiée dans la sérieuse « Harvard Business Review » affirme qu’une équation fait mieux que l’instinct d’un recruteur lorsqu’il s’agit de prédire la performance d’un candidat : la fiabilité de l’intelligence artificielle serait 25 % supérieure à celle d’un être humain. Selon David Bernard, CEO d’AssessFirst, « les algorithmes peuvent faire mieux que les humains quand il s’agit de juger alors qu’ils sont incroyablement mauvais quand il s’agit de rédiger une offre. Pour la simple et bonne raison que nous sommes tous soumis à des biais de raisonnement qui nous rendent incohérents ».

Les éditeurs d’outils de recrutement font également valoir des arguments économiques. Acteur de la FrenchTech spécialisé dans les solutions de recrutement prédictif, AssessFirst s’appuie sur l’analyse des données de plus d’un million de profils et garantit une réduction des coûts de recrutement de l’ordre de 20 %. Mais les détracteurs des outils sont légion, invoquant une pratique « déshumanisante ». « Au contraire ! En laissant l’algorithme s’occuper de la première couche de tri, vous avez plus de temps à accorder aux candidats lors des entretiens puisque vous en recevez un nombre réduit », a rétorqué David Bernard en réponse à ces critiques.

Des erreurs de sélection.

Il n’en reste pas moins que les erreurs existent. La sélection par mots-clés au sein des outils numériques a ses limites. Par exemple, le poste de directeur artistique, métier inhérent aux agences de communication et de publicité, ne trouve pas de correspondance dans la base de Pôle Emploi. Le 13 octobre dernier, suite à une recherche effectuée par un gestionnaire de l’établissement public, 135 réponses « correspondaient » à ce profil selon leur base de données. Le directeur artistique en question s’est alors vu proposer un poste de responsable d’entrepôt ou un métier de la filière eau. La faute à la classification/ nomenclature ROM inadaptée.

Les inconvénients sont nombreux. Pour Laurence Piroué, DRH au sein du groupe WPP, « ce genre d’outil ne permet pas de sélectionner de profils atypiques. Il confine au clonage ». Jérémy Lamri, président du Lab RH, une association de start-up, et dirigeant de Monkey Tie, un site de recrutement affinitaire, manie l’humour : « À trop vouloir rentrer dans le moule, on finit par ressembler à une tarte, et ce n’est pas une situation recommandable ».

De fait, l’angoisse de passer à côté du candidat idéal hante certains DRH. « C’est un vrai cas de conscience », estime Isabelle Gatay chez Roche. Ce grand laboratoire pharmaceutique n’utilise pas de logiciel de tri, en lien avec ses besoins ciblés. « Nous recevons environ 5 000 CV par an, et nous avons 80 postes en recrutement externe. Ce qui fait une soixantaine de candidatures en moyenne pour chacun d’eux. C’est tout à fait gérable « à la main » ». Pour recruter sur le marché étroit des pharmaciens, médecins et autres scientifiques, la DRH pratique la veille, possède ses réseaux et privilégie la cooptation en interne.

S’affranchir du CV.

Pour Émilie Tortora, fondatrice de Coxibiz (éditeur d’une solution de recrutement par mise en situation) « le logiciel de tri accroît la difficulté, pour des profils hors grandes écoles, de se positionner sur des postes à responsabilité. En outre, le copier-coller des lettres de motivation est un frein à l’identification des compétences réellement maîtrisées sur un CV. Même sur un profil LinkedIn, les compétences restent déclaratives ». Pour remédier à ces inconvénients, Émilie Tortora a fait reposer sa méthode de recrutement sur des challenges, excluant les CV.

La solution permet aux entreprises de proposer des mises en situation concrètes aux candidats à travers des challenges en ligne. Pour chaque poste, le recruteur détermine les compétences requises. « Pendant 15 minutes en moyenne, le candidat est plongé en immersion dans une journée type du poste. Pour des fonctions de relation client, la plupart de mes commanditaires allaient auparavant puiser dans le vivier des BTS Relation Clients. Alors que nous allons nous intéresser à la capacité des candidats à analyser une situation rapidement, à être dans l’empathie. Des candidats venant de la finance ou de fonctions techniques peuvent tout à fait être qualifiés et retenus pour ce genre de poste ». Sur un challenge de community manager, une candidature a été remarquée pour sa maîtrise graphique, sa qualité rédactionnelle et sa maîtrise des outils sociaux. Quand le candidat a été reçu par la suite en entretien, le recruteur a découvert qu’il ne sortait pas d’une école de communication, mais d’une licence d’histoire et s’était formé aux réseaux sociaux en autodidacte. S’il n’y avait eu que le CV et un tri effectué par mots-clés, jamais ce candidat n’aurait réussi la première sélection, reconnaît le recruteur. Entre l’aide nécessaire au tri de CV et la quête de compétences cachées et de profils atypiques, les recruteurs devront trouver le bon compromis.

Auteur

  • Irène Lopez