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Les ouvriers de la banane en quête de dignité

Décodages | publié le : 04.09.2017 | Marine Dumeurger

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Les ouvriers de la banane en quête de dignité

Crédit photo Marine Dumeurger

En République dominicaine, la production de la banane incarne de façon exemplaire les dérives de la mondialisation. La production locale s’appuie essentiellement sur une main-d’œuvre haïtienne précaire. Reportage au cœur des bananeraies.

La lumière vacillante des phares s’est finalement éteinte. La salle est tombée dans la pénombre et il a fallu relancer la bécane pour avoir un peu de lumière. Pourtant, malgré l’obscurité, l’émotion est palpable. Ce soir, après leur journée de travail, plus d’une quarantaine d’ouvriers sont venus témoigner dans cette grande pièce, où l’électricité ne fonctionne pas, en bordure de la route nationale. Ils sont tous travailleurs de la banane, fraîchement syndiqués, et veulent raconter leur quotidien. « Le problème principal : c’est la paie, témoigne l’un d’entre eux. Elle est très basse, parfois à peine 250 pesos (5 euros), pour une journée de neuf ou dix heures, moins que le salaire minimum (de 267 pesos, soit 5,30 euros à l’époque du reportage en avril, passé à 320 pesos depuis, soit 6,40 euros). En République dominicaine, la loi est peu appliquée. » À ses côtés, Angel Parménion, ancien employé du ministère de l’Agronomie, s’occupe de cadrer le meeting. Depuis deux ans, il travaille comme secrétaire général pour le syndicat. Et si l’organisation n’est pas encore enregistrée au niveau officiel, elle réunit déjà plus de 300 adhérents. Surtout, elle a récemment rencontré les principaux employeurs pour leur demander de ne pas être « saquée ». Car si la liberté de réunion est assurée par la Constitution dominicaine, comme dans de nombreux pays, les menaces sur les personnes syndiquées sont réelles : sanctions, licenciement, déclassement…

Nous sommes en république dominicaine, a Boca-de-Mao au cœur de la principale zone de production de bananes du pays, une région fertile et bien irriguée du nord-ouest. Si le petit pays des caraïbes n’est pas un territoire traditionnel de la banane, il l’est devenu depuis les années 1990, profitant notamment de droits de douane nuls vers l’UE (pour les produits des pays de l’ACP, Afrique, Caraïbes, Pacifique). Au total, pour l’export, il enregistre presque 400 000 tonnes de bananes par an, dont 13 % pour la France. Le profil de cette production est atypique puisqu’elle a trouve sa place sur le marche essentiellement grâce a son label bio (a 80 %), et pour plus d’un tiers, en commerce équitable (Fairtrade/Max Havelaar).

Main-d’œuvre haïtienne.

Pourtant dans les plantations, le tableau est moins idyllique. Situées non loin de Haïti, elles s’appuient essentiellement sur une main-d’œuvre haïtienne (plus des deux tiers). Ce sont eux les petites mains de la banane, et selon les membres de Sitranor, seulement 15 à 20 % seraient déclarés, même s’il est difficile d’obtenir un chiffre exact, tant le travail informel est la règle. Une main-d’œuvre qui s’échine la plupart du temps sans contrat, sans aucune garantie, sans retraite. « Je m’arrêterai quand je serai mort », souffle un ouvrier rencontré dans une plantation, sans congés bien sûr, et faisant le plus souvent des rotations, au jour le jour, dans les fermes. Pour rencontrer cette population précaire, il suffit d’aller faire un tour dans les bateyes, ces ghettos construits pour les travailleurs pauvres. Non loin des plantations s’étendent ces villages de fortune, leurs petites cabanes en bois, leurs toits en tôle, le linge suspendu entre les cloisons, les enfants qui jouent parmi les poules, l’électricité aléatoire, et leurs églises évangéliques. Ici, les couleurs de peau sont plus sombres. Président de l’association de travailleurs haïtiens, Diorny Desanges témoigne : « Le pire, ce sont les saisonniers. Ils font les allers-retours entre Haïti et la République dominicaine, viennent un ou deux mois puis repartent. Ce sont les moins bien payés, ils gagnent parfois à peine 200 pesos par jour (4 euros). Ils n’arrivent pas du tout à économiser. Certains ne retournent pas au pays. Ils ont trop honte de rentrer les mains vides. »

Pour comprendre en partie cette situation, et l’exploitation d’un pays très pauvre par un pays pauvre, il faut remonter l’histoire de cette île, scindée en deux au cours du XIXe siècle, après la décolonisation. C’est sous l’occupation américaine (1916-1924) que l’on organise la production intensive de canne à sucre en s’appuyant sur l’émigration haïtienne. Puis vient la dictature de Trujillo. En octobre 1937, il fait massacrer plus de 15 000 Haïtiens, brandissant la menace qu’ils feraient peser sur l’identité nationale. Mais vingt ans plus tard, toujours au pouvoir, il signe finalement un accord avec le gouvernement voisin pour faire venir des travailleurs. À cette époque, les bateyes sont construits, des camps de fortune pour loger la main-d’œuvre, non loin de son lieu de travail. Jusqu’aux années 1980, l’industrie du sucre prospère et on compte plus de 400 000 Haïtiens sur le territoire. Puis les cultures se diversifient : café, cacao, riz…

Les petits font tampon.

Aujourd’hui, la banane a remplacé la canne à sucre. Il n’y a plus d’accord officiel entre les deux gouvernements, mais alors que Haïti affronte catastrophe sur catastrophe, l’afflux d’une main-d’oeuvre de misère se poursuit. Sous la pression internationale, le gouvernement initie un vaste plan de régularisation depuis l’été 2014. Depuis, environ 240 000 Haïtiens en ont bénéficié, même si les démarches restent longues et coûteuses. Car pour demander le titre de séjour dominicain d’un ou deux ans, il faut d’abord obtenir ses papiers haïtiens, un autre casse-tête administratif… Mais dans le secteur de la banane, si les clandestins haïtiens en bout de chaîne sont les plus précaires, ce ne sont pas les seules victimes. En République dominicaine, l’industrie de la banane s’appuie sur une large base de petits producteurs. Les multinationales – telles que Chiquita ou Del Monte – ne sont pas présentes, et 60 % des plantations s’étendent sur moins de 6 hectares. Ces petits cultivateurs n’exportent pas mais revendent leur production à de plus grosses entreprises exportatrices. En effet, la banane est un fruit fragile et les supermarchés exigent des normes drastiques et coûteuses, en termes de calibrage, de maturation, de stock. Il suffit d’examiner son parcours pour comprendre. Cueillie verte, elle est triée, nettoyée, mise en boîte. Sa maturation est ensuite stoppée grâce au contrôle de la température le temps du trajet en bateau, en moyenne pendant onze jours. C’est seulement une fois à terre que le mûrissage reprend dans des grands entrepôts, comme on en trouve en France près de Rungis.

Mais ces plus grosses entreprises exportatrices possèdent elles-mêmes des plantations. Elles ajustent l’offre et la demande en faisant appel à ces petits agriculteurs, ou pas. « C’est compliqué pour les petits. Ils font tampon et subissent fortement la pression », expose Christophe Alliot au Basic. À Paris, ce bureau d’analyse étudie l’impact de certaines filières, notamment agro-alimentaires, et a mené une étude sur le marché complexe de la banane. Or en Europe, on consomme ce fruit tropical surtout en hiver ou au printemps mais beaucoup moins en été, ce qui rend les commandes irrégulières, sans parler des aléas climatiques. Ainsi dans la province de Monte Cristi, Jose Enrique Valdez est un de ces petits agriculteurs. Avec ses collègues, ils se sont groupés pour former l’Asexbam. Mais les inondations de novembre dernier ont rendu la situation critique. Jose Enrique Valdez s’effondre. « Certains ont perdu près de 90 % de la production. Nous ne pouvons plus assurer le travail de nos employés. Nous avons tout perdu. » Depuis, ils ont replanté mais il faut encore attendre neuf mois pour que les bananiers repoussent.

Commerce équitable.

Malgré toutes ces contraintes, de l’autre côté de l’Atlantique, en Union européenne, la banane est devenue un produit d’appel pour les grandes surfaces. Dans l’Hexagone, elle est vendue autour de 2 euros le kilo, parfois moins. « Ces prix-là n’ont pas de sens quand on sait d’où elle vient et qu’une pomme coûte 30 % plus cher en moyenne. Cela enferme les producteurs dans une logique constante de baisse de prix », dénonce Christophe Alliot. Au final, si les marges des supermarchés tournent autour de 35 à 40 % pour la banane (une moyenne classique dans l’alimentaire) au Basic, on estime que le salaire des ouvriers représente seulement 4 ou 5 % du prix de la banane. Une situation globalisée et tristement identique pour les petites mains de la République dominicaine, de la Côte d’Ivoire ou de l’Équateur.

290 pesos par jour.

Pourtant la République dominicaine produit des bananes labellisées, 80 % en bio et pour plus d’un tiers en commerce équitable (Fairtrade/Max Havelaar). Si le label bio ne change rien aux conditions des travailleurs – sauf qu’ils ne sont pas exposés aux produits chimiques – qu’en est-il du commerce équitable ? Grâce à lui, il y a bien cette prime de développement. À chaque carton de 18 kilos vendu, un dollar est reversé à la communauté pour des projets communs, dans l’éducation, la santé ou l’amélioration de la productivité. Fondateur de Banana Link, une association qui promeut le commerce équitable, Alistair Smith souligne également : « Les petits producteurs labellisés Fair Trade sont garantis d’un prix minimum d’achat, de presque 10 dollars le carton de 18 kilos (au lieu de 8 dollars). » Cela leur assure une stabilité. « Sans cela, ils ne pourraient pas tenir sur le marché international. » Le label exige aussi la mise en place d’une organisation de travailleurs, association ou syndicat, même s’il est souvent difficile de juger de son indépendance effective.

Ainsi chez Banelino, une importante coopérative d’environ 400 producteurs, fer de lance du commerce équitable, on a aidé les sans-papiers à se régulariser, la quasi-totalité selon la direction. « Mais une fois qu’ils sont déclarés, certains vont travailler ailleurs », regrette Marika de Pena, la directrice. Une situation compréhensible quand on sait qu’au niveau du salaire, le commerce équitable n’impose rien de mieux que le salaire minimum en vigueur dans le pays (267 pesos quotidiens lors du reportage, soit 5,30 euros), ici un peu augmenté à 290 pesos par jour. « Il faut prendre en compte que les revenus dans l’agriculture sont très bas. Par rapport aux autres, le secteur de la banane est plus récent et plus avancé », se défend la directrice. « Le changement ne peut se faire du jour au lendemain, nous travaillons sur du long terme », complète Valeria Rodriguez chez Max Havelaar France. De son côté, au Basic, Christophe Alliot conseille de consommer labellisé et ne désespère pas : « Bien sûr, il n’y a pas de solution parfaite en l’état. Il faut continuer de sensibiliser les consommateurs sur les conditions de production de ce fruit qui nous vient de loin, toute l’année, à faible prix sans que l’on se pose de questions. En un mot, sortir de la consommation de masse pour exiger des conditions socio-environnementales plus fortes et revaloriser le travail des producteurs et travailleurs en début de chaîne. »

Le changement prendra du temps et les obstacles sont nombreux. Au syndicat Sinatror, on le sait bien. Pourtant parmi toutes ces difficultés, la priorité numéro 1 reste le salaire. Ainsi quand on demande à un ouvrier ce qu’il souhaite pour l’avenir, la réponse est simple : « Gagner 500 pesos par jour (environ 10 euros), ce serait vivre dignement. »

Auteur

  • Marine Dumeurger