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Les Chinois, main d’œuvre invisible de Roumanie

Décodages | publié le : 05.06.2017 | Marianne Rigaux

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Les Chinois, main d’œuvre invisible de Roumanie

Crédit photo Marianne Rigaux

Ils ont débarqué pour peupler les usines et les chantiers désertés par les ouvriers roumains partis chercher du travail en Europe de l’Ouest. Arrivés avec l’espoir d’une vie meilleure, ils ont été exploités et sont repartis. Mais une minorité s’accroche en ouvrant des commerces.

Chaque matin de la semaine, un ballet haut en couleur se déroule sur le parking de Dragonul Rosu, l’immense centre commercial chinois de Dobroesti, banlieue nord-est de Bucarest. Des hommes poussent des chariots débordant de cartons estampillés « made in China ». D’autres chargent d’énormes paquets dans des camionnettes. Des femmes vont et viennent, de gros sacs plastiques noirs dans les bras. Dragonul Rosu – Dragon rouge en roumain – est l’épicentre de la communauté chinoise de Roumanie et l’un des plus grands Chinatowns d’Europe. C’est ici que travaillent une grande majorité des 8 000 Chinois qui vivent en Roumanie. Une communauté discrète, voire secrète, qui contribue fortement au dynamisme de l’économie roumaine depuis vingt ans. Le complexe à l’allure austère compte neuf hangars d’une taille démesurée, répartis sur 13 hectares. Faire des achats nécessite de la patience, tant le choix est vaste. Et rencontrer des vendeurs chinois, de la persévérance. Dans les allées de Dragonul 2, le deuxième hangar, la moitié des vendeurs sont chinois, les autres sont roumains. Plus de 5 000 personnes s’affairent là.

Vêtements, maroquinerie, chaussures, bijoux… Tout est disponible, en provenance de Chine. Mais les vendeurs Chinois deviennent tout à coup très occupés lorsqu’il s’agit de répondre à des questions. D’autres ne savent plus parler roumain. Ou bien ne l’ont jamais su. « Ils connaissent seulement le vocabulaire du commerce », estime Adina Popescu, qui a coréalisé Bucharest – Year of the Dragon, l’un des rares films documentaires sur cette communauté méfiante et repliée sur elle-même. « Les contrôles de police sont redoutés autant que les journalistes », ajoute-t-elle, en se remémorant les deux ans de travail et les deux traducteurs qui lui ont été nécessaires pour réaliser son film. Un couple de 40 ans, qui vend des jeans à 10 euros pièce, accepte cependant de témoigner, dans un roumain basique. Lui est venu en premier il y a dix ans, puis sa femme l’a rejoint. « Parce que la vie en Roumanie est plus intéressante qu’en Chine », expliquent-ils. Leurs affaires ne sont pourtant pas florissantes. « Il y a beaucoup de clients, mais peu de ventes », déplore le commerçant. La conversation n’ira pas plus loin. À l’étage supérieur de Dragonul 2 s’étalent des restaurants et magasins alimentaires chinois. La gérante d’un petit supermarché se confie, en encaissant deux clients chinois. Originaire de Shanghaï, elle a 50 ans, dont vingt passés en Roumanie. « Je loue cet espace commercial depuis trois ans, ça me plaît », explique-t-elle. Elle travaille en binôme avec une vendeuse roumaine qui assure la traduction si besoin.

1 000 Chinoises dans une entreprise textile.

Les vendeurs chinois de Dragonul Rosu forment la seconde vague d’immigrés en Roumanie. Avant eux, des milliers d’ouvriers du BTP et ouvrières du textile ont constitué la première. Ceux-là ont travaillé dans des conditions particulièrement difficiles, du début des années 1990 jusqu’à la crise économique de 2009. Ils ont largement contribué au boom économique de la Roumanie, qui affichait en 2008 une croissance insolente de 8 %. C’est pour pallier les départs de sa population (voir encadré) après la fin du communisme, que la Roumanie a recruté massivement de la main-d’œuvre étrangère. Au début des années 2000, la communauté chinoise atteignait 20 000 personnes. Les travailleurs chinois – dans le BTP et la construction navale pour les hommes, dans le textile pour les femmes – étaient attirés par l’intégration européenne prévue pour 2007, et les salaires meilleurs qu’en Chine. C’est ainsi que 1 000 ouvrières chinoises ont débarqué en 2006 à Bacau, une ville de 180 000 habitants dans le nord-est du pays. Sonoma Wear Company, une société textile italienne, les avait fait venir pour atténuer le manque de main-d’œuvre locale. « Nous n’avons plus de travailleurs roumains, ils sont partis travailler dans les pays d’Europe de l’Ouest et d’Europe centrale », déclarait à l’époque le patron Sorin Nicolescu. Contrairement aux ouvrières roumaines, les Chinoises dormaient sur place, dans des baraquements à proximité de l’usine dont elles ne sortaient presque jamais. Leur salaire s’élevait à 260 euros net, pour un salaire minimum roumain de 132 euros à l’époque.

Ces conditions drastiques de travail et les petits salaires engendrent quelques conflits sociaux. En 2007, 300 employées chinoises de Sonoma Wear Company font grève afin d’obtenir un salaire de 700 euros et de meilleures conditions de travail. Pour les faire plier, le directeur de la société résilie le contrat de 280 d’entre elles et menace de les renvoyer au pays. Au final, sept seulement rentreront, mais le mouvement social s’éteint sans avoir obtenu grand-chose. Dans son rapport 2014-2015 sur le secteur textile en Roumanie, la Fair Wear Foundation pointe la difficulté à gagner la confiance des ouvrières venues de Chine. « Comme les autres, elles subissent des horaires à rallonge. Mais le dialogue est quasi impossible, elles restent très méfiantes envers les chercheurs », note Rosan Van Walveren, en charge de la zone pour la Fair Wear Foundation Dans le secteur du bâtiment, les droits des travailleurs sont tout autant bafoués. En 2009, la Roumanie est frappée de plein fouet par la crise économique. Les constructions qui fleurissaient un peu partout s’arrêtent net. « Les ouvriers sont alors licenciés brutalement et perdent leur permis de travail, qui était associé à un chantier en particulier. S’ils restent, ils deviennent illégaux », explique Serban Toader, qui a réalisé en 2011 une étude sur les travailleurs migrants présents en Roumanie. Une situation inconfortable car pour venir travailler dans ce pays, les ouvriers chinois ont payé. Et cher. « Les candidats au départ devaient verser entre 8 000 et 10 000 euros à une agence de recrutement chinoise officielle avant d’être envoyés en Roumanie », raconte Serban Toader. Rentrer au pays signifie régler sa dette, et beaucoup n’en ont pas les moyens. Ceux qui ne sont pas licenciés constatent que les salaires versés n’atteignent pas le niveau convenu au départ. L’eldorado roumain se transforme en piège.

Payer avant de partir de Chine.

En janvier 2009, une cinquantaine de travailleurs chinois finissent par camper un mois durant devant leur ambassade à Bucarest pour dénoncer leur exploitation. Incapables de financer leur retour, ils demandent aux autorités d’organiser leur rapatriement. Aucune ONG ne soutenait ces ouvriers restés jusque-là dans l’ombre. « Notre syndicat a assuré la médiation avec l’ambassade et les médias », se souvient Mirela Caravan, en charge des relations internationales au sein du Bloc national syndical, la plus grande confédération syndicale du pays. Au final, 350 manifestants chinois sont rapatriés au frais de l’ambassade. « Depuis, nous n’avons pas eu vent d’autres situations d’abus », ajoute la déléguée syndicale.

La conjonction de la crise économique et des exploitations subies a poussé de nombreux ressortissants chinois à rentrer dans leur pays. Leur nombre diminue chaque année depuis 2009. L’inspection générale de l’immigration dénombrait 7 955 Chinois avec un permis de séjour valide en 2015. À titre de comparaison, environ 6 000 Français sont répertoriés en Roumanie. À l’inverse, d’autres minorités asiatiques commencent à s’installer en Roumanie depuis que le pays a renoué avec la croissance. Venus du Pakistan, d’Inde ou des Philippines, ils travaillent principalement dans la restauration, les technologies et les services à la personne. « La Roumanie ne leur facilite pas la vie », juge Simina Guga, qui conseille des migrants au sein de l’ONG Conect, l’une des rares sur ce créneau. Elle constate que l’intégration de la Roumanie dans l’Union européenne a néanmoins permis une amélioration des conditions de travail. « Le salaire minimum roumain est davantage respecté et les travailleurs peuvent bénéficier d’une assurance maladie. »

Les ouvriers remplacés par des commerçants.

Les 8 000 Chinois qui ont choisi de rester en Roumanie demeurent la communauté la plus invisible du pays. La majorité vit en ghetto autour de Dragonul Rosu, dans les communes de Voluntari et Colentina. « Les ouvriers ont été remplacés par des commerçants », estime Iulian Manuel Ghervas, coréalisateur de Bucharest – Year of the Dragon. « La vie est meilleure pour eux en Roumanie, mais pas facile pour autant. Leurs boulots sont ingrats, ils n’apprennent pas la langue, ils n’ont pas de relations avec les Roumains. Ils travaillent tellement qu’ils doivent confier leurs enfants à des bonnes roumaines. » Shuhua Wang fait figure d’exception. Il y a dix ans, elle a ouvert un restaurant dans la ville de Cluj (nord-ouest) avec son mari roumain. Originaire du nord de la Chine, elle est arrivée en Roumanie en 1998 pour ouvrir une boutique d’habits à Dragonul Rosu avec un ami. Deux ans plus tard, elle en ouvre une seconde en Transylvanie, région réputée accueillante au centre du pays. C’est là qu’elle rencontre un Roumain qui deviendra son mari. Une exception, car les unions mixtes sont très rares. « La Roumanie me plaît, je me suis habituée. C’est mieux ici qu’en Chine d’un point de vue économique », confie-t-elle dans son restaurant de raviolis et pâtes.

À Bucarest, dans les hangars de Dragonul Rosu, les affaires continuent, notamment grâce aux nombreux Roumains qui viennent s’y approvisionner en gros. Mais 10 kilomètres plus au nord, dans la commune d’Afumati, un autre centre commercial chinois est à l’abandon. Inauguré en grande pompe en 2011, ce complexe très moderne a coûté 100 millions d’euros. Il ne reste plus qu’une porte traditionnelle chinoise de 28 mètres de haut, des entrepôts qui prennent la poussière et des parkings déserts récupérés par des passionnés de rodéo de voitures. Des vestiges tangibles de la présence chinoise en Roumanie, alors que les ouvriers chinois repartis chez eux commencent déjà à être oubliés.

En chiffres

8 000 chinois vivent en Roumanie, selon l’office roumain des migrations, dont 6 000 a Bucarest. Ils ont été jusqu’à 20 000 jusqu’en 2007. C’est la troisième communauté d’étrangers après les moldaves et les turcs.

275 euros net par mois est le salaire minimum roumain.

La fuite des salariés roumains

Depuis la fin du régime de Ceausescu en 1989, la Roumanie s’est vidée de ses forces vives. Environ trois millions de Roumains sont partis, notamment en Espagne et en Italie, afin de trouver du travail et de meilleures conditions de vie. Des départs constatés par le dernier recensement, dont les résultats ont été publiés en 2013.

La population roumaine est ainsi passée de 23,21 millions en 1990 à 20,12 millions d’habitants en 2011, selon l’Institut national des statistiques, soit une baisse de 13,3 %. La Roumanie est désormais le pays de l’UE qui compte le plus d’émigrés en proportion de sa population.

Si l’émigration continue à ce rythme, la population roumaine atteindra en 2050 un seuil critique de 15,5 millions d’habitants. Aussi, les autorités cherchent à faire revenir les Roumains, notamment les ressortissants les plus éduqués.

L’urgence concerne les professionnels de la santé. Selon le syndicat Sanitas (secteur de la santé), 14 000 médecins et 28 000 infirmiers ont quitté le pays entre 2009 et 2015, fuyant des salaires trop bas et de mauvaises conditions de travail. Une hémorragie qui laisse le secteur exsangue.

Le ministère roumain de la Santé a annoncé la création d’un Centre national des ressources humaines, chargé de remédier à ce problème.

Le gouvernement social-démocrate formé en décembre dernier vient par ailleurs de tenir l’une de ses promesses de campagne en augmentant les salaires dans la fonction publique. Les observateurs doutent cependant que cela suffira à convaincre les médecins de revenir.

De manière générale, il faudrait des salaires équivalents aux trois quarts de ceux pratiqués dans les pays occidentaux pour convaincre les travailleurs roumains de rentrer au pays. Or, le salaire moyen roumain dépasse péniblement 400 euros net par mois.

Quelques ressortissants commencent néanmoins à rentrer pour profiter d’une croissance de 4 % par an, l’une des plus dynamiques de l’Union européenne.

Avoir étudié ou travaillé à l’étranger constitue un véritable atout sur le marché de l’emploi roumain. Mais il n’existe aucune statistique sur le phénomène pour le moment.

Auteur

  • Marianne Rigaux