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Charge de travail, un chantier impératif

À la une | publié le : 03.04.2017 | Nicolas Lagrange

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Charge de travail, un chantier impératif

Crédit photo Nicolas Lagrange

Encore orientée à la hausse, la charge de travail est de plus en plus complexe à évaluer, du fait de la digitalisation et des nouvelles formes de travail. Tour d’horizon des approches pour l’objectiver et la réguler.

Développement des pratiques collaboratives, promotion de l’autonomie, recherche d’un meilleur équilibre des temps (professionnel et personnel), montée en puissance du télétravail, multiplication des actions de QVT… Tout semble mis en œuvre, dans de nombreuses entreprises, pour réduire les contraintes pesant sur les individus et améliorer ainsi le bien-être au travail. Hélas, sans grand résultat !

Les études convergent pour attester d’un accroissement continu de la charge de travail, tant physique que cognitive, en particulier ces dernières années. Une surcharge souvent structurelle, qui peut susciter fatigue, irritabilité, stress, arrêts de travail, burn-out… Autant de conséquences néfastes pour les individus, mais aussi pour la performance sociale et financière des entreprises, en termes de motivation, d’engagement et de résultats. L’évaluation et la régulation de la charge de travail, jusque-là peu, voire pas appréhendées, deviennent une absolue nécessité pour les entreprises, soumises de surcroît à une obligation de moyens renforcée en matière de santé au travail.

Mais mesurer cette charge relève de la gageure dans un environnement marqué par le développement de nouvelles formes de travail : à distance, en mode projet démultiplié, sous un format collaboratif voire responsabilisant, avec des tâches reformatées par le digital… sans oublier les activités hors temps de travail. « La notion de charge de travail dans ses contours actuels déconcerte les RH, car elle se substitue à la dimension temps de travail, plus facile à cerner », reconnaît Jean-Christophe Debande, juriste et directeur de projets RH à Entreprise & Personnel. Pour autant, plusieurs méthodes permettent de mieux objectiver la charge de travail. Quant aux leviers de régulation, ils sont nombreux et méritent d’être considérés dans une approche globale.

« Il faut tordre le cou à une idée reçue : la robotisation ne réduit pas forcément la charge de travail, assure Jean-Pierre Brun, fondateur associé du cabinet Empreinte humaine. Dans le secteur automobile, par exemple, il faut approvisionner les robots avec une grosse quantité de pièces, prendre en charge l’entretien et la réparation. » Si la charge de travail augmente, c’est aussi parce que les « temps gris tendent à disparaître, ajoute Martine Keryer, médecin du travail et secrétaire nationale CFE-CGC. Il s’agit notamment des pauses-café, des échanges informels, des temps de déplacement des salariés dans les ateliers, qui permettaient une détente musculaire… Bref, des moments non directement productifs que les démarches « lean » ont souvent supprimés. »

La charge de travail se diversifie

Dans les services aussi, « si les tâches sont davantage informatisées, elles sont aussi devenues plus complexes, considère Jean-Pierre Brun. Notamment en raison des contraintes accrues de normes, de reporting, et des contacts plus nombreux avec des centres d’expertise internes ou externes impliquant parfois des délais d’attente. De plus, la surabondance de mails, d’échanges téléphoniques, de réunions sur site ou à distance augmente la charge cognitive, sans que la quantité de travail elle-même soit toujours en cause ».

En outre, la dépendance entre collègues pour la réalisation du travail concerne une proportion croissante de salariés. Certes, de plus en plus de salariés bénéficient d’une aide de leurs pairs et de leur hiérarchie, les entreprises multipliant les espaces et les modalités de travail en commun. Mais ces nouveaux modes de coopération génèrent, dans le même temps, des situations de surcharge collaborative. « Les attendus de l’entreprise à l’égard des salariés ont changé, explique Laurent Maunier, consultant santé au travail de Secafi, sans pour autant que les anciennes activités de reporting ou de contrôle aient disparu, faute d’un accompagnement efficace du changement. »

La perception négative de la charge de travail est aussi accentuée par l’augmentation des conflits interpersonnels et l’insuffisance des régulations, estime Martine Keryer : « Accablés par les réunions, le reporting et la performance, les managers sont moins présents pour régler les conflits, instaurer des moments de convivialité ou donner des marques de reconnaissance. »

Mesurer le temps de travail ne suffit plus

Comment évaluer la charge de travail pour mieux la répartir, l’adapter, la réguler ? Réponse classique : en décomptant le temps de travail effectif, d’autant plus qu’il s’agit d’une obligation légale. « Les lois Aubry ont donné des repères utiles pour préciser cette notion, rappelle Jean-Christophe Debande. Mais les dérives constatées sur le forfait jours ont amené la Cour de cassation à invalider plusieurs dispositifs de branche, au motif qu’ils ne garantissaient pas suffisamment les droits au repos et à la santé. » Si la loi El Khomri du 9 août 2016 sécurise les accords collectifs antérieurs sur le forfait jours, elle impose aux entreprises, en contrepartie, de recenser les journées ou demi-journées travaillées, de s’assurer que la charge de travail est compatible avec le respect des temps de repos, et d’organiser au moins un entretien annuel avec les salariés concernés. « Préciser le début et la fin de la journée de travail est la meilleure solution pour en déduire les temps de repos quotidiens et hebdomadaires », préconise Jean-Christophe Debande. Le juriste recommande également trois entretiens de suivi par an, dissocié de l’entretien d’évaluation et donnant lieu à une trace écrite. Une démarche nécessaire mais pas suffisante, « notamment parce que la digitalisation a développé des zones grises d’activité en dehors des journées de travail, particulièrement compliquées à appréhender ».

Par exemple, « il est fréquent que les cadres trient leurs mails le dimanche pour éviter d’être débordés le lundi matin, relève Jean-Luc Molins, secrétaire national de l’UGICT-CGT (cadres, ingénieurs, techniciens et agents de maîtrise). Dans les banques, les conseillers sont submergés de mails et leurs clients les appellent parfois le soir sur leur portable, pour s’assurer qu’ils ont bien pris en compte leur demande ». Une étude de l’Apec de novembre 2014 avait d’ailleurs révélé qu’un tiers des cadres se déconnectait rarement voire jamais, la même proportion estimant normal d’effectuer entre 10 et 20 % de leur temps de travail hors de l’entreprise.

Au-delà de leur impact sur la quantité d’heures travaillées, « les outils numériques créent surtout une charge cognitive supplémentaire, insiste Laurent Maunier, coauteur d’une étude menée par Secafi et le CNRS auprès de 3 000 salariés de l’aéronautique. Ces outils favorisent les interruptions de tâches, multiplient les situations d’urgence et brouillent la hiérarchisation des priorités ». Martine Keryer abonde : « La charge de travail doit aussi être évaluée à partir des composantes relationnelles et émotionnelles de l’activité, en lien avec les collègues, la hiérarchie, les clients… »

Autant de motivations pour changer de grille de lecture, estime Pascale Levet, responsable du comité scientifique de la fondation Travailler autrement. « Dans notre étude publiée en octobre dernier, nous distinguons le temps DU travail, DE travail et AU travail. Le temps DU travail est celui de l’activité sous toutes ses formes, incluant les périodes d’inactivité, pendant lesquelles les gens ont en réalité de multiples activités. Le temps DE travail s’intéresse au nombre d’heures travaillées, mais aussi à la flexibilité des horaires, à leur prévisibilité, à l’écart entre les horaires légaux et réels. Enfin, le temps AU travail porte son attention sur les rythmes et l’intensité du travail et sur leurs effets. L’articulation de ces trois approches doit nourrir la réflexion pour une meilleure maîtrise des rythmes et une meilleure organisation du travail, avec une concertation collective dans chaque entreprise en fonction de ses enjeux spécifiques. »

L’objectivation de la charge devient un casse-tête

Cette nécessité de mettre en débat le travail est portée depuis plusieurs années par l’Anact, laquelle préconise de confronter les points de vue sur le travail prescrit, le travail réel et le travail subjectif (lire l’entretien avec Thierry Rousseau page 22). Le 6 mars, l’Anact a d’ailleurs remis le prix du jury de son Juridikthon à un projet de régulation de la charge de travail élaboré par une équipe pluridisciplinaire, reposant sur une grille de questionnements et sur la mobilisation des différents acteurs de l’entreprise. Deux leviers essentiels pour trouver le bon compromis (lire page 26).

« J’utilise le modèle de l’Anact et j’y ajoute deux questions simples mais structurantes, explique pour sa part Jean-Pierre Brun : qu’est-ce qui me pompe de l’énergie ? Qu’est-ce qui me donne de l’énergie ? Il faut aussi identifier les irritants au plan collectif, utiliser les indicateurs sociaux existants et surtout discuter de la qualité du travail, du « good daily work ». Or on manque singulièrement d’outils pour suivre l’activité elle-même. » Une démarche proche de celle du psychologue du travail Yves Clot, qui plaide pour une « dispute professionnelle » afin de mettre au jour ce qui empêche ou entrave la qualité du travail.

Jean-Christophe Debande juge lui aussi indispensable de requestionner le travail, « même si les entreprises se sont jusque-là plutôt emparées de la qualité de vie au travail (QVT), plus facilement accessible, pour agir sur l’ergonomie, l’environnement et les conditions de travail. Il faut maintenant plancher sur le contenu du travail, son sens, ses impacts. » Une étape compliquée à franchir, « dans la mesure où la valeur ajoutée du travail s’est déplacée, analyse Laurent Maunier : elle se situe moins dans les connaissances techniques et les process que dans les habiletés. L’entreprise a plus de difficultés à y inscrire des prescrits, elle recherche davantage des compétences comportementales, comme la capacité à travailler en équipe ou à raisonner en réseaux… c’est dans les interfaces entre les acteurs de l’écosystème que se nichent les informations nécessaires à l’activité et donc une part croissante de la charge de travail. Or ces interfaces échappent à tout contrôle, empêchant la détection et la prévention des RPS. À l’instar de cet ingénieur en informatique travaillant sur plusieurs projets nationaux ou européens, sous la responsabilité de plusieurs managers, sans que personne ne gère la concomitance de ses priorités… et qui a eu un accident cardiaque ». Pour le spécialiste de santé au travail, il faut donc s’efforcer d’intégrer plus fortement dans les discussions collectives sur la charge de travail les centres de décision, le top management, les managers fonctionnels, le CHSCT et les autres parties prenantes, pour mieux prévenir les RPS et repérer les marges de manœuvre et les possibilités d’ajustement.

Quels leviers pour réguler la charge ?

En cas de multiplicité de projets et de rattachements hiérarchiques, un manager référent peut être désigné, à charge pour lui de demander des feed-back réguliers aux autres encadrants. Autre piste, le déploiement d’animateurs du dialogue sur la qualité du travail, pour traiter les problèmes transverses. « Nous formons actuellement une quinzaine de personnes dans une entreprise du secteur industriel, précise Jean-Pierre Brun. Elles ont de l’expérience, bénéficient d’un accès aux cadres dirigeants et vont avoir pour mission de rencontrer les équipes pour identifier les obstacles et les points d’appui permettant de bien faire son travail. »

Dès lors que les déterminants de la charge de travail sont mieux identifiés, quelles formes de régulation privilégier ? Les pouvoirs publics ont opté pour une première réponse, le droit à la déconnexion, nouveau thème de négociation obligatoire depuis le 1er janvier 2017 dans les entreprises de plus de 50 salariés. « On peut aller sur des systèmes de fermeture de serveurs, comme c’est déjà le cas dans l’industrie automobile allemande, ou vers des périodes de trêve des messageries professionnelles, assure Jean-Luc Molins, de l’Ugict-CGT. Mais le droit à la déconnexion, sur lequel nous venons de publier un guide, ne peut pas constituer l’unique réponse. Il faut surtout, en parallèle, réduire la charge de travail elle-même, pour rendre effectif le droit à la déconnexion. »

Une approche privilégiée par certaines entreprises comme Orange (lire page 26) et partagée par Jean-Pierre Brun : « Même si une réflexion collective sur les usages numériques est toujours bonne à prendre, il faut avoir en tête que seulement 3 % des mails sont envoyés le soir et le week-end, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’en occuper. » Le fondateur d’Empreinte humaine souhaite surtout promouvoir une série d’actions simples pour attaquer le mal à la racine : « apprendre à refuser une charge additionnelle lorsque l’équipe est débordée, réduire les interruptions de l’activité, protéger du temps au retour de vacances ou encore établir une « not to do list », à savoir les tâches pouvant être supprimées ou mises de côté. Un exercice difficile, mais salutaire ! » Sur le plan collectif, les entreprises ont tout intérêt à porter une attention particulière aux arrêts de très courte durée, mais aussi à tracer le présentéisme, en vérifiant notamment que les salariés prennent bien leurs congés, ne déposent pas trop de jours sur leur compte épargne-temps éventuel, ne restent pas trop tard au travail…

Pour mener à bien de telles démarches sur la charge de travail, il faut embarquer les managers. « Sensibiliser les encadrants à la charge de travail est un chantier de longue haleine, parce qu’on touche à la dimension psychique, souligne Jean-Christophe Debande. D’où la nécessité de libérer du temps pour les managers, en réduisant notamment le nombre de process, le champ du reporting, les sollicitations externes. » Cette approche, qui peut passer par un toilettage des fiches de poste, doit redonner des marges de manœuvre aux encadrants. « La mise à disposition de budgets spécifiques faciliterait les changements dans les modes d’organisation au plus près du terrain, suggère Jean-Luc Molins. Nous militons également pour que les managers se voient reconnaître un droit d’expression pour peser sur la conduite du changement, car les réorganisations permanentes sont une des causes de la surcharge de travail. »

En parallèle, il semble difficile de faire de la charge de travail un sujet majeur de discussion sans agir sur la culture d’entreprise. Or celle-ci reste souvent ancrée dans le culte de l’hyperactivité et n’encourage pas les managers à évoquer les dysfonctionnements et admettre le droit à l’erreur. Par conséquent, changer la donne en profondeur implique tout à la fois un volontarisme fort du top management (comme sur la prévention de la sécurité), un devoir d’exemplarité, un ajustement des formations destinées à l’encadrement, ainsi qu’un changement des grilles d’évaluation managériales, lesquelles valorisent encore majoritairement la performance économique plutôt que les indicateurs sociaux.

Plus globalement, « aborder la charge de travail impose de s’inscrire dans une démarche systémique sans tout ramener aux individus, assure Pascale Levet. Il faut interroger le lien entre les activités des salariés et la stratégie, et chercher à donner du sens aux processus de production. Jusqu’où faudra-t-il que les choses se détériorent pour mettre sur la table le volet organisationnel ? » Un volet sensible, qui constitue la clé d’une démarche efficace et pérenne pour nombre d’experts.

L’intensification de l’activité, une réalité croissante

Depuis quarante ans, comme sur la période récente, le travail s’intensifie ainsi que les contraintes physiques et mentales, selon les enquêtes Conditions de travail de la Dares, réalisées tous les sept ou huit ans auprès d’un large échantillon (34 000 personnes en emploi dans l’édition de 2013).

Ainsi, 35 % des actifs déclaraient en 2013 être exposés à un rythme de travail imposé par un contrôle ou un suivi informatisé, contre 25 % en 2005 ; 46 % assuraient être soumis à des normes de production à satisfaire en une journée, contre 42 % en 2005 ; et 58 % étaient confrontés à des demandes extérieures obligeant à une réponse immédiate, contre 53 % en 2005. Une proportion croissante de salariés affirme en outre ne pas pouvoir faire varier les délais fixés et juge ses tâches monotones.

Quant à l’exposition aux risques physiques (blessures, accidents de la route, contacts avec des produits dangereux ou des produits infectieux), elle a également progressé entre 2005 et 2013. Les fortes amplitudes horaires sont aussi plus nombreuses : 11,1 % des personnes en emploi avaient une journée de travail comprise entre onze et douze heures en 2013, contre seulement 8,4 % en 2005, et 28 % des salariés finissaient leur travail après 18 h 30 en 2013, contre un peu moins de 25 % en 2005. Par ailleurs, 52 % des salariés n’emportaient jamais de travail à leur domicile en 2013, alors qu’ils étaient près de 63 % dans ce cas huit ans plus tôt.

Enfin, si la coopération entre actifs en emploi progresse, les situations de tension entre collègues sont également en hausse, tout comme l’intensité émotionnelle pour ceux qui sont en contact avec le public.

Des impacts croissants sur la santé

Près de 35 000 nouveaux cas de troubles musculo-squelettiques (TMS) sont déclarés chaque année en maladie professionnelle, selon le rapport de gestion 2014 de la CNAMTS. Des TMS favorisés par le travail répétitif et par des méthodes d’organisation du travail qui laissent peu de latitude aux salariés dans l’exécution des tâches.

Près de 480 000 salariés seraient touchés par une « souffrance psychique en lien avec le travail », selon une estimation de l’Institut national de veille sanitaire (INVS). En ce qui concerne le phénomène d’épuisement professionnel (burn-out), l’Académie nationale de médecine juge sérieux le chiffre de 100 000 personnes concernées en France. Par ailleurs, selon une étude d’opinion menée par Technologia en 2014, près de 12 % des actifs en emploi se déclarent en situation de travail excessif et compulsif : par extrapolation, 3,2 millions de personnes présenteraient un surengagement pathologique, avec un risque élevé de développer un burn-out, analyse le cabinet.

Auteur

  • Nicolas Lagrange