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Les applications timides d’une loi évolutive

Dossier | publié le : 06.03.2017 | Marjorie Bied

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Les applications timides d’une loi évolutive

Crédit photo Marjorie Bied

Clotilde Coron, docteure en sciences de gestion, a mené sa recherche doctorale sur la politique d’Orange en matière d’égalité professionnelle, pour découvrir que la communication d’entreprise et les accords signés se heurtent aux conceptions des acteurs dans les équipes.

« Les mesures légales et les discours politiques sur l’égalité professionnelle entre femmes et hommes se sont multipliés ces dernières années. Faut-il pour autant croire que l’égalité professionnelle progresse de manière linéaire dans toutes les entreprises ? En réalité, le caractère général et englobant des textes de loi laisse une marge d’interprétation aux entreprises et aux différents acteurs, managers, syndicats, responsables RH », explique Clotilde Coron à l’issue de ses travaux de recherche. Pour obtenir sa thèse, la jeune chercheuse, recrutée depuis par Orange, a notamment examiné l’influence des représentations qu’ont les acteurs de l’égalité professionnelle en misant sur la complémentarité d’une approche qualitative et quantitative. Concernant la démarche qualitative, elle s’est appuyée sur de nombreux types de documents. Bilan de l’accord relatif à l’égalité professionnelle, tracts, documents internes de mise en œuvre et déploiement des mesures ont ainsi été examinés. Cette étude documentaire a été complétée par l’observation de séances de négociation et la réalisation de 142 entretiens avec des acteurs de terrain : managers, représentants du personnel, salariés. En ce qui concerne les travaux quantitatifs, Clotilde Coron a réalisé une analyse de la base de données RH, des bilans de suivi de l’accord de l’entreprise et une enquête par questionnaire avec l’aide de la direction de l’égalité professionnelle d’Orange. L’expérience du groupe lui permet de dégager cinq étapes de construction d’une politique d’égalité professionnelle, que ce soit dans le cadre d’accords négociés ou d’initiatives managériales unilatérales.

Étape 1 : Diagnostic sur l’égalité professionnelle

La direction et les organisations syndicales établissent un diagnostic de la situation en matière d’égalité professionnelle. Celui-ci est influencé par la culture de l’entreprise, ses obligations légales, le contexte économique et médiatique de l’entreprise, ainsi que les conceptions que ces acteurs ont de l’égalité professionnelle. Les visions divergentes sur ce qu’est l’égalité professionnelle et ses contours engendrent une prise de conscience plus ou moins importante des inégalités existantes et donc parfois des diagnostics différents chez les partenaires sociaux. Ces représentations varient elles-mêmes en fonction de l’activité de l’entreprise, de ses métiers, de sa culture interne, du taux de féminisation ou encore du système de gestion des ressources humaines plus ou moins individualisé. Un manager estimant que l’égalité professionnelle doit conduire l’entreprise à développer plus de mixité dans ses équipes ne comprendra pas forcément les mesures concernant l’équilibre vie privée-vie professionnelle proposées par la direction des ressources humaines.

L’auteure estime qu’une entreprise pourrait remédier à ces différences de compréhension en communiquant sur les inégalités réelles entre femmes et hommes existant au sein de ses différents départements. Cependant, note-t-elle, « aucune entreprise n’a pour habitude de communiquer sur des éléments négatifs la concernant ». C’est la raison pour laquelle les DRH choisissent plutôt de proposer des formations pour améliorer la connaissance des acteurs. Un moyen plus facile à mettre en œuvre et à faire accepter par la direction.

Étape 2 : Négociation de l’accord

À la suite de ce diagnostic, la direction et les organisations syndicales négocient sur différentes mesures à adopter. Objectif : signer un accord sur une politique globale permettant de développer l’égalité professionnelle. Cette politique modifiera différents processus RH comme le recrutement, la rémunération ou la promotion.

Au cours de cette phase, les acteurs prennent des positions différentes en fonction de leur conception de l’égalité professionnelle. Par exemple, un négociateur convaincu par la « logique d’égalité des chances » aura plus tendance à proposer des mesures relevant de la discrimination positive qu’un négociateur se fondant sur une « logique d’égalité de traitement », lequel réclamera plutôt la création d’un budget pour réajuster la rémunération des femmes sous-payées par rapport à leurs collègues masculins.

Le diagnostic initial peut peser énormément sur le choix des mesures adoptées. Concernant l’écart salarial, par exemple, une méthode fine d’analyse (lire interview pages 52-53) permet de déterminer quelles sont les mesures les plus efficaces. Ainsi, une différence salariale inexpliquée entre un homme et une femme, à compétences égales et postes identiques, peut rapidement être corrigée, une fois qu’elle est identifiée, grâce à une mesure de rattrapage salarial. En revanche, la recherche de solutions concernant l’écart salarial engendré par la moindre promotion des femmes pose davantage de difficultés. Les actions discriminantes facilitant l’accès à la promotion des femmes obligent à modifier le processus de promotion. De plus, les mesures de discrimination positive auront du mal à être acceptées par les managers qui ont une conception de l’égalité professionnelle relevant de l’égalité de traitement.

À noter que certaines mesures ne sont pas négociées dans l’accord mais sont présentées par la direction générale de façon unilatérale. Là, il faut une communication ciblée et du temps pour les faire entrer dans les mœurs.

Étape 3 : Déploiement de la politique d’égalité professionnelle

Une fois la politique d’égalité professionnelle définie, les mesures ont été mises en œuvre par la direction RH de chaque entité du groupe Orange. Toutefois, diffuser l’information sur l’accord n’est pas synonyme de mise en application concrète. La conception de kits explicatifs à destination des responsables des ressources humaines et des managers s’est d’ailleurs révélée insuffisante.

Les correspondants et référents locaux de l’égalité professionnelle chargés du déploiement de l’accord sont tout aussi importants que les outils de communication. L’auteure estime que leur exemplarité est essentielle pour modifier la culture interne de l’entreprise. Ils sont chargés de sensibiliser les managers et les salariés à la problématique et les aider à adopter les mesures proposées. Il s’agit d’éviter les malentendus et les incompréhensions car, si les salariés ne comprennent pas ce que recouvre l’égalité professionnelle, les mesures ne seront pas appliquées.

Étape 4 : Mise en œuvre de la politique d’égalité professionnelle

Directions, responsables des ressources humaines, managers et salariés de chaque entité s’appuient sur leur propre conception de l’égalité professionnelle pour appliquer les mesures au niveau local. Ils tiennent également compte du système de gestion RH en vigueur et du contexte local. Leur point de vue sur la situation locale comme au niveau du groupe joue aussi sur leur degré d’adhésion et sur la légitimité perçue d’une mesure. Pour Clotilde Coron, il est important de comprendre le point de vue de chacun, dans chaque département ou « territoire » de l’entreprise, afin d’adapter l’information au contexte local. Par ailleurs, favoriser la prise de conscience des inégalités existantes est un moyen de faire accepter la légitimité des mesures adoptées. Elle recommande d’organiser des formations sur les sujets techniques de l’égalité professionnelle (correction des écarts salariaux, utilisation du budget additionnel de promotion pour les femmes, etc.) en direction des acteurs qui ont à les traiter, à commencer par les managers et les représentants du personnel.

Autre point mis en avant par la chercheuse : l’importance d’une estime mutuelle entre acteurs locaux. Les relations entre ressources humaines et managers peuvent constituer un frein ou au contraire un levier selon leur qualité. De bonnes relations entre les uns et les autres facilitent l’appropriation des mesures proposées par la direction. La chercheuse estime que cette dimension est majeure dans l’application effective d’une politique d’égalité professionnelle.

Enfin, elle insiste sur l’idée, souvent incomprise, que les actions positives ne relèvent pas de la discrimination mais de l’égalité des chances. Il paraît important de rappeler que ces mesures sont autorisées par le défenseur des droits et par le Code du travail. En effet, la loi de 1983 dans le droit français a ouvert une troisième représentation institutionnelle de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes et autorisé la mise en place de ces actions positives.

Étape 5 : Mesure des effets de la politique d’égalité professionnelle

Pour Clotilde Coron, il est important d’évaluer les effets des mesures mises en œuvre afin de pouvoir établir un nouveau diagnostic de la situation quelques années après. Chez Orange, quatre accords se sont succédé depuis 2004. La chercheuse voit dans l’évolution des textes une trace de l’évolution des mentalités. Le mot « salarié », écrit uniquement au masculin en 2004, s’écrit « salarié-e » après 2007, par exemple.

La perception de l’égalité professionnelle évolue en fonction des bilans effectués sur les accords précédents, des avancées législatives, du contexte économique ou encore de la manière dont les acteurs de l’entreprise se sont approprié les mesures proposées. Au sein du groupe Orange, les mesures acceptées sont celles fréquemment employées pour le plus grand nombre. En revanche, les mesures relevant de l’égalité des chances relatives au recrutement, à la rémunération et la promotion, moins connues, connaissent davantage de réticences.

En analysant le processus de construction et de déploiement d’une politique d’égalité professionnelle au sein d’Orange, Clotilde Coron a mis en évidence les facteurs d’appropriation par les acteurs de l’entreprise, ainsi que l’influence des représentations institutionnelles (égalité de droit, de traitement et des chances) sur les décisions des acteurs. L’apport majeur de cette étude de cas est de démontrer que la coexistence de différentes représentations de l’égalité professionnelle structure la construction, l’appropriation et in fine les effets des mesures adoptées par l’entreprise. Il est donc essentiel que les responsables RH prennent en compte les représentations qu’ont les acteurs de l’égalité professionnelle afin d’anticiper les éventuels blocages ou incompréhensions issus de ces a priori.

Trois représentations de l’égalité professionnelle

La conception de l’égalité professionnelle relève aujourd’hui de trois logiques.

Égalité des droits. Le préambule de la Constitution de 1946 introduit le principe d’égalité des droits : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme » (art. 3). Ce principe se fonde sur une neutralité de la loi et implique l’invisibilité du genre. Toutes les sphères (familiale, politique, économique) sont touchées par ce principe, dont la sphère professionnelle.

Égalité de traitement. La directive européenne 76/207 datant de 1976 institue un principe plus général : l’égalité de traitement. D’après cette directive, l’égalité de traitement comprend l’accès à l’emploi, la formation et la promotion ainsi que des conditions de travail égales, au rang desquelles le salaire. Cette directive unifie ainsi différentes mesures sur l’égalité professionnelle entre femmes et hommes. Le principe d’égalité de traitement entre femmes et hommes y est défini comme « l’absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l’état matrimonial ou familial » (art. 2).

Égalité des chances. La notion d’égalité des chances, introduite dans le droit communautaire par une directive de 1976 et dans le droit français par une loi de 1983 réaffirmée par la directive 2006/54 du 5 juillet 2006, pousse les politiques d’égalité professionnelle vers une nouvelle étape de gestion concrète des situations d’inégalité en affirmant de façon plus nette la possibilité d’actions positives.

Auteur

  • Marjorie Bied