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« La quête de performance est l’ingrédient principal de la fatigue »

Actu | Entretien | publié le : 06.03.2017 | Marie-Madeleine Sève

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« La quête de performance est l’ingrédient principal de la fatigue »

Crédit photo Marie-Madeleine Sève

Le chercheur en sciences sociales revient sur la fatigue, un mot quotidien, une sensation banale aux multiples facettes, que les observateurs comme les « victimes » ont du mal à cerner dans ses aspects négatifs comme positifs.

Vous avez coordonné un « Dictionnaire de la fatigue » (Librairie Droz, 2016), qui contient 131 entrées relevant de disciplines aussi diverses que la littérature, l’art, la philosophie, la théologie, et non pas d’une approche biomédicale. Pourquoi ce choix ?

Parce qu’au-delà de l’effort physique, de la mise en tension du corps et de l’esprit à un moment précis ou durant une période donnée, la fatigue a une dimension sociologique, anthropologique, artistique, littéraire, théologique… Ce terme ne fait l’objet d’aucune définition consensuelle alors que, derrière d’autres mots, la fatigue tient aujourd’hui une place prépondérante dans les discours des acteurs de terrain – experts, RH, consultants – qui arpentent les bureaux, les ateliers, les hôpitaux… Les ergonomes parlent de charge physique et mentale, les DRH et partenaires sociaux de pénibilité et de travaux difficiles, et tout un chacun brandit le terme de burn out pour qualifier un mal-être, un accablement ou un début de dépression – un mal encore jugé honteux – dans son entourage. En replaçant la fatigue en perspective et dans un contexte, on en saisit mieux le sens et la portée. Par exemple, j’ai été frappé par le fait qu’on pourrait aujourd’hui transposer au burn out tout ce qui a été décrit par les scientifiques américains sur la neurasthénie au XIXe siècle : c’est le même tableau clinique, les mêmes arguments, les mêmes explications : l’urbanisation, l’accélération des rythmes sociaux et l’exigence de décisions de plus en plus rapides, quitte à ce qu’elles soient superficielles, malgré l’importance des enjeux.

Vous recensez différentes catégories de fatigue. Quelles sont-elles ?

La fatigue regroupe un ensemble de ressentis pas toujours homogènes. Il y a la fatigue physique liée à la charge de travail, à la cadence, à des conditions difficiles, à la monotonie (« la pensée blanche ») et à la course après le temps, comme celle très concrète des aides-soignantes dans les couloirs. Puis il y a ce que j’appelle la fatigue cognitive ou sensorielle, qui affecte mon environnement et par ricochet moi-même, tels les bruits ou des voix dans l’open space, les odeurs fortes, la sursollicitation des yeux derrière l’écran, etc. Tout cela fait obstacle à la concentration, le travail prend du retard, qu’il faut donc rattraper. Ensuite, Il y a la fatigue émotionnelle, qui surgit quand l’hôtesse de l’air ou le commercial s’obligent à sourire face à un client désagréable, voire agressif, ou lorsque l’infirmière entre en sympathie, donc en souffrance, avec le malade. À cela s’ajoute la « fatigue spirituelle », lorsqu’il y a perte de sens, et que la personne est perdue, tiraillée entre ses propres valeurs et celles affichées par l’entreprise. Une composante de tous les « out », burn out, bore out, brown out.

Dès lors, est-il pertinent de parler de « bonne fatigue » ?

Oui. Tout est une question de dosage, de durée. Faire une heure de footing par jour ou aller nager après une journée épuisante est un excellent exutoire. Donner un coup de collier au travail est également stimulant, si c’est temporaire. Après l’effort, on a la satisfaction d’avoir donné le meilleur et d’avoir fait un bon boulot. Ce qui libère des endorphines, dites « hormones du bonheur », avec un sentiment de plénitude. Ces deux types de fatigue cèdent au repos : le salarié récupère. La fatigue chronique, elle, n’y cède pas, elle lamine. Et puis il y a la fatigue qu’on sait localiser dans le corps, et celle qui est évanescente et dont on ne perçoit ni la cause ni l’historique. On n’arrive pas à se ressourcer, cette fatigue-là relève souvent du stress.

Quel est l’ingrédient principal de la fatigue aujourd’hui ?

La quête de la performance. Soit la volonté d’être, ou de rester, performant, dans la sphère privée autant que dans la sphère professionnelle. Toute notre vie est réglée là-dessus. On veut être un salarié au top, un conjoint idéal, un parent idéal, un ami idéal. Du coup, au travail, le collaborateur rogne sur ses pauses, moments de repos et de réflexion. C’est pareil chez lui, à domicile. À la fatigue professionnelle s’ajoute donc la fatigue extraprofessionnelle. Plutôt que de s’annuler, les deux se cumulent. De fait, nous ne cherchons pas l’équilibre des deux sphères, mais l’étanchéité. Car être informé au bureau du moindre souci familial sur son smartphone, par exemple, apporte de la préoccupation en plus au bureau. C’est épuisant.

Le travail est associé à l’effort, voire à la souffrance. Quid de la paresse ?

On rencontre moins souvent qu’auparavant de jugement moral sur l’oisiveté. Certains cols blancs défendent même, de façon subversive, le droit à la paresse, véritable pendant du droit au travail. La fatigue est consubstantielle à l’humanité, les dieux ne sont jamais fatigués. Toutefois s’est installée dans le débat la notion du niveau d’acceptabilité de l’effort. Le travail est tout à la fois la santé et la fatigue : il est « pathogène », car il provoque la maladie, il est aussi « salutogène », car il construit la santé. L’entreprise s’appuie sur ce second concept. La qualité de vie, le bien-être au travail sont des thèmes chers au RRH, qui ne se sont jamais aussi bien portés auprès des salariés.

Peut-on mesurer un état de fatigue au travail ?

C’est fort aléatoire, voire impossible. Face à un phénomène physique d’épuisement, la part de subjectivité est très importante. Les physiologistes Jules Amar et Angelo Mosso, inspirés par les travaux sur la mécanique, ont cherché, au tournant du XXe siècle, à l’objectiver par des chiffres. La psychophysiologie puis les ergonomes leur ont emboîté le pas. Rien n’a été concluant, car la fatigue ne relève pas du champ scientifique. Il y a la fatigue musculaire, certes, mais le sentiment de fatigue ? La seule évaluation possible est autodéclarative, l’individu répond aux questions types : combien (sur une échelle de 0 à 10) ou comment il se sent fatigué. Toutefois, la fonction du questionneur crée des biais : le médecin du travail ne retient souvent que les aspects pathologiques, le DRH, qui représente l’employeur, suscite la défiance parce qu’un tel aveu peut déboucher sur une mise au placard, une séparation.

Selon vous, quelles sont les professions les plus touchées ?

Toutes le sont potentiellement, mais il y en a de plus exposées que d’autres. En général, celles-ci ont intégré la notion de fatigue dans leur culture professionnelle, je pense aux policiers, aux pompiers, aux soignants, aux travailleurs sociaux, aux humanitaires. Tous les métiers à vocation qui prennent aux tripes, nécessitent un combat avec le réel, un engagement. Mais il y a aussi les conditions de travail qui fragilisent : les horaires décalés, le travail de nuit. Les RRH et les médecins le savent bien.

Quels conseils donneriez-vous aux DRH ou aux managers pour éviter l’excès de labeur de leurs collaborateurs ?

Quand l’activité physique, ou intellectuelle, est intense, il faut savoir dire « stop, tu t’arrêtes. Prends ton après-midi, rentre chez toi te reposer ». C’est plus délicat quand il s’agit de fatigue psychique. En étant sensible à la personnalité de base de l’individu, le manager peut repérer ce qui lui semble anormal au regard des comportements habituels. Le changement doit l’alerter : quelqu’un de ponctuel qui se met à arriver en retard, quelqu’un de réservé qui d’un coup s’extériorise… Sans tomber dans la surveillance mutuelle et permanente, l’équipe doit être également vigilante.

En quoi l’équipe peut-elle être aussi un facteur de « défatigue » ?

Elle peut alléger le fardeau en amont. Chacun doit prendre conscience que travailler seul dans son coin, sans penser au collègue qui prend la relève ou qui suit dans la chaîne des tâches, désorganise l’ensemble. J’observe ainsi des dérèglements récurrents dans les établissements de santé. Le chariot de soins, qui passe de main en main, incomplet, abîmé, oblige l’infirmier ou l’aide-soignant suivant à aller chercher l’instrument, le produit qui manque, ce qui génère de l’usure chez lui. Et l’usure est une dimension forte de la fatigue. Au bout de 40 fois dans la journée, la résistance de l’agent va s’éroder. Le manager doit veiller à fluidifier le fonctionnement du collectif, en inculquant à l’équipe le souci des autres, le respect, la bienveillance.

Philippe Zawieja

Membre de la commission qualité de vie au travail de l’ANDRH, cet ancien éditeur scientifique a coordonné deux autres ouvrages : « psychotraumatologie du travail » (Armand Colin, 2016) et le « dictionnaire des risques psychosociaux » (le seuil, 2014). Il est chercheur associé au centre de recherches sur les risques et les crises (CRC) mines Paristech et dans l’équipe sur les organisations en santé (EOS) de l’université de Sherbrooke (Canada).

Auteur

  • Marie-Madeleine Sève