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Solitude accrue face aux Anglo-Saxons

À la une | publié le : 06.03.2017 | Lucie Tanneau

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Solitude accrue face aux Anglo-Saxons

Crédit photo Lucie Tanneau

Si certains DRH en France disent leur isolement, que ressentent leurs homologues exerçant dans une entreprise étrangère? Dans les anglo-saxonnes particulièrement, cette situation est renforcée par l’incompréhension du modèle social français. L’explication vire parfois à la justification… inconfortable pour le dirigeant.

Que ceux qui n’ont jamais eu à expliquer le fonctionnement du CHSCT, de la gestion du temps de travail ou du processus du licenciement en droit français à leur « top management » dans les sociétés anglo-saxonnes en France lèvent la main. « C’est un sujet pour tous les DRH dans les entreprises internationales, confirme Franck Bodikian, le DRH de Manpower en France. Quand l’actionnaire n’est pas de notre culture, il peut avoir du mal à comprendre les complexités du droit social français, notamment s’il est américain. »

Dans d’autres secteurs, la différence d’organisation et de gestion des ressources peut créer un décalage au quotidien. « Dans les multinationales, les DRH doivent appliquer des directives qui ont été décidées dans des contextes légaux complètement différents, ce qui augmente le risque de se sentir incompris, car le DG fait une politique globale, sans connaître la situation sur chaque site », met en garde Denis Monneuse, sociologue et enseignant à l’IE business school de Madrid. « Le gap culturel est plus grand avec les Américains qu’entre Européens: le DRH se retrouve à faire des contorsions, admet Yves Grandmontagne, ancien DRH des américains Pfizer puis Microsoft en France. On doit continuellement prévenir le top management américain que l’on a des contraintes locales légales qui ne nous permettent pas de faire n’importe quoi, et gérer le sujet délicat au niveau local en toute transparence avec la maison mère. »

Risque de délit.

À la longue, expliquer, justifier, défendre le droit français et ses spécificités techniques peut devenir pénible, même si tous les groupes américains ne sont pas américano-centrés… DRH d’un groupe agroalimentaire américain en France, Stéphane reconnaît qu’il s’est parfois senti seul face à son PDG. « Un jour, alors que je devais mener une réorganisation très classique, mon directeur me demande de quelles ressources j’ai besoin et la date de fin de consultation. » Question piège. « En France, on ne sait jamais où vont nous mener les consultations, combien de temps ça va prendre. »

« Il y a une solitude énorme à devoir se justifier et justifier un processus légal qui n’est pas de notre fait », analyse-t-il aujourd’hui. D’autant que l’entreprise doit respecter le droit français. « On n’est jamais à l’abri que le top management de la maison mère prenne la parole et mette, sans s’en rendre compte, le DRH français en difficulté », acquiesce Yves Grandmontagne, avec le risque de délit d’entrave et de responsabilité y compris pénale pour lui-même si les partenaires sociaux français n’ont pas été avertis avant. « Pour un Américain, c’est inaudible de ne pas avoir la main: il est dépassé par toutes ces étapes prévues par le Code du travail français », regrette Stéphane.

Outre les différences législatives, les Anglo-Saxons n’ont pas la même vision de la gestion des ressources humaines. « Aux États-Unis, seules 10 à 12 % des entreprises ont une convention collective », éclaire Diana Santistevan, Américaine et professeure en management des ressources humaines à l’EM Normandie, qui a travaillé pendant sept ans dans les ressources humaines aux États-Unis avant de rejoindre la France. « Ici, il y a énormément d’institutions, les syndicats, les comités d’entreprise, les lois qui dictent la conduite du DRH, dont le rôle est de faire appliquer cette législation, décrypte-elle. Aux États-Unis, où il n’y a même pas de lois fédérales sur les vacances ou l’investissement dans la formation, le DRH doit prendre des décisions beaucoup plus stratégiques. En France, où tout est normé, les marges de manœuvre sont moins importantes. » Avec le risque d’être réduit à un rôle d’exécutant des politiques RH de la maison mère. « Certains DRH se plaignent de la politique de leur société décidée aux USA. Cet éloignement du centre de décision accentue leur solitude », confirme Pierre Marzin, consultant entreprise à l’Apec. « Si l’actionnaire veut tout maîtriser, c’est là que ça pose problème », confirme Franck Bodikian, de Manpower.

Entre-deux culturel.

Certains vont se renfermer dans ce poste d’exécutant, cantonnés à leur expertise, d’autres vont au contraire « dépasser leur rôle pour faire remonter des idées et participer à la stratégie de l’entreprise », selon Xavier Molinie, l’ex-DRH du fabricant informatique américain Dell, aujourd’hui chez Photobox. Une participation aux décisions stratégiques encouragée par les Anglo-Saxons qui voient le DRH comme un business partner. Le modèle est aujourd’hui généralisé y compris dans les entreprises françaises, mais son application reste inégale. « Le DRH français doit avant tout s’occuper de l’administratif, de la législation et des relations sociales, avec tout le temps et les contraintes que ça représente. À effectif égal, il a beaucoup moins de temps que son collègue américain pour développer des activités de HR business partner. Ce n’est pas un jugement, c’est une question de temps, il ne peut pas tout faire », relève Yves Grandmontagne.

La différence culturelle quant à la gestion des salariés place aussi les DRH dans un entre-deux. « En Angleterre ou aux États-Unis, une fois qu’on connaît l’âge, l’ancienneté et l’expérience d’un salarié, on sait combien cela coûte de le licencier. En France, ça ne se passe pas comme ça », rappelle Stéphane. « Un salarié va aussi quitter beaucoup plus facilement son travail s’il n’en est pas satisfait, avertit Diana Santistevan. Le DRH doit donc tenter de retenir les gens, en créant des conditions de travail satisfaisantes. » Laveries, salle de sport, crèches d’entreprise… des services courants aux USA, qui renvoient une vision positive du DRH.

Apprendre à expliquer.

Un rôle de proximité vis-à-vis des salariés positif pour le DRH s’il arrive à l’adapter en France. « Je n’étais pas en costard, j’étais sur le terrain avec les salariés: ça, c’est clairement favorisé dans les entreprises US », reconnaît Stéphane. « Mais ce n’est pas si facile à mettre en œuvre: en France, il y a une méfiance naturelle des salariés pour le DRH », poursuit Diane Santistevan, de l’EM Normandie. Méfiance qui peut être renforcée par la mise en place de critères de performance typiquement anglo-saxons. « Quand je travaillais dans un groupe américain, je devais mettre en place des tableaux de ranking avec l’évaluation des salariés sur des critères… qu’on harmonisait en fonction des primes que l’on pouvait distribuer à la fin », rapporte Aude Selly, aujourd’hui consultante RH. Des mesures pas toujours bien comprises par les salariés français, qui obligent encore le DRH à se justifier. « Les salariés français aussi veulent être jugés sur leur performance, nuance Xavier Molinie. Il faut adapter les deux contextes culturels. »

Le meilleur salarié du mois, pas facile à importer en France? « On se sent seul quand on nous demande de mettre en place des choses comme ça, mais il faut arrêter de dire qu’en France on ne peut pas: on doit expliquer aux Américains qu’on peut tout faire, mais qu’il faut du temps, ça, ils le comprennent très bien », encourage Stéphane. « Ce travail de pré-information nous permet de récupérer de la marge de manœuvre et un mandat clair de leur part », s’accordent les DRH. « Un DRH qui gère une entreprise française avec des clients français et des produits français n’existe plus: aujourd’hui, tous les DRH connaissent un contexte mondialisé et doivent s’adapter. Il faut apprendre à expliquer les process et timing particuliers et se mettre dans la posture du DRH offensif qui fait partie de la stratégie », conseille aussi Xavier Molinie. Faire entendre sa voix pour combiner relations sociales à la française et business à l’américaine.

Valérie Alovisetti, DRH de transition chez general electric et membre de la compagnie des DRH

« Quand on est DRH, on est seul techniquement et psychologiquement. Même si on a une hiérarchie, elle ne connaît ni la réglementation sociale ni les bonnes pratiques… On est le gardien du temple, donc le chat noir. Pour les gens, on est celui qui paie les salaires. On oublie le côté humain. Dans mes précédents postes, je me suis plusieurs fois sentie isolée, alors que j’ai dû camoufler des fraudes et le harcèlement d’une salariée… contre mes valeurs. J’ai aussi vécu la tentative de suicide d’un salarié: les premiers jours, j’étais accompagnée. Après j’étais seule… En ce moment, chez GE, mon poste est plus valorisé, je reporte directement au DG, c’est l’avantage des boîtes américaines. »

Auteur

  • Lucie Tanneau