logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Ces entreprises qui mettent le social sous écoute

Vie des entreprises | ANALYSE | publié le : 01.01.2001 | Marc Landré

Enquêtes d'opinion, études qualitatives, analyses de tracts : dans les grandes entreprises, les observatoires sociaux ont carte blanche pour sonder le moral des salariés. L'objectif n'est pas tant de prévenir les conflits que d'éclairer le management. Encore faut-il que les directions acceptent de regarder la réalité en face.

Chaude alerte pour Louis Gallois ! Jamais, depuis le début des années 80, les syndicats de la SNCF n'avaient appelé à la grève, d'une seule voix, sur les salaires. C'est chose faite depuis le 28 septembre. Une semaine plus tard, le 3 octobre, c'est au tour des organisations syndicales d'EDF-GDF de mobiliser sur ce thème. Chez Renault ou BNP Paribas, la pression monte également. Mais, dans aucune de ces grandes entreprises, cette poussée de fièvre n'a constitué une réelle surprise. Cela fait des mois que leurs directions générales sont tenues au courant de la montée des revendications. Grâce aux dispositifs d'écoute que ces groupes ont mis en place. « Depuis six mois, les directeurs de centre nous rapportent de plus en plus que les salariés revendiquent des augmentations de salaire et la reconnaissance du travail accompli », confirme un responsable de l'observatoire social d'une grande entreprise publique. Véritables baromètres sociaux, ces observatoires sont chargés de prendre régulièrement le pouls des salariés et d'apprécier le climat social dans l'entreprise. Et, depuis le début de l'année, ils multiplient les « notes de conjoncture » alarmantes.

Pas de mystère. Ces cellules de veille sont apparues lors des grandes grèves de la fin des années 80, au sein des entreprises publiques, dans un but bien précis : mettre les salariés et les syndicats « sous écoute » afin de prévenir les conflits. « Nous devions déceler la moindre montée de température et aider la direction à briser le thermomètre avant que le mercure n'explose », explique l'ancien directeur d'un observatoire dans les transports publics. Pour sonder le moral des troupes, on emploie les grands moyens. Décryptage des tracts syndicaux, mise en place de baromètres sociaux, lancement d'enquêtes d'opinion auprès du personnel et analyse minutieuse du moindre débrayage. Des outils plus fiables que le marc de café ou la boule de cristal, mais nullement infaillibles… « Nous ne pouvons pas faire de la prévision de conflits de manière sérieuse, estime Françoise Parmentier, ancienne responsable de la mission management stratégique à la Banque de France. Nous ne sommes pas des Madame Soleil. » Pour Chantal Barata, son homologue de la RATP, « faire de la prospective sociale est un art difficile et nullement une science exacte ». « Les mouvements éclatent souvent spontanément sans que l'on sache pourquoi. »

IBM, le pionnier

Si les techniques utilisées aujourd'hui pour mesurer le climat social sont toujours les mêmes, le rôle des cellules de veille a radicalement changé. « Il y a eu un déplacement dans les attentes et la finalité des observatoires, explique Antoine Solom, directeur du pôle management chez Ipsos Opinion, qui réalise beaucoup d'enquêtes et d'études pour le compte des entreprises. Le dessein est managérial et leurs résultats constituent désormais une aide au processus de décision. » Plus question, même dans les entreprises publiques, de s'en tenir à la prévention des conflits. « L'observation sociale est un outil de pilotage pour adapter la politique RH en fonction des attentes des salariés et un outil d'animation managériale pour corriger certaines pratiques, résume Dominique Vastel, directeur du secteur institutionnel et social à Cofremca Sociovision. C'est un outil de progrès et non de sanction. »

Traduction à la SNCF. Il y a un an, des entretiens menés par l'observatoire de la société nationale révélaient un profond malaise des cadres de l'entreprise. « Ils percevaient une certaine banalisation de leur statut », explique-t-on à la DRH, qui constatait alors « un nombre inquiétant de démissions ». Une enquête menée en avril 2000 auprès des 20000 cadres de la SNCF confirme le mécontentement général. Quatre motifs d'insatisfaction sont alors identifiés : les rémunérations, la gestion des carrières, la formation continue – 85 % des cadres sont issus de promotions internes et disent souffrir d'un manque de suivi – et le manque d'effectifs. Le diagnostic a vite été suivi d'effet. Afin de créer en trois ans « une culture cadre jusqu'alors inexistante », la direction de la SNCF a décidé cet été d'attribuer une prime variable de résultat (4000 francs maximum par an), de systématiser l'entretien annuel d'évaluation (effectif dans seulement 63 % des cas), de créer des postes d'assistants et d'accorder une rallonge de 20 millions de francs au budget formation en 2001.

À l'instar du pionnier IBM qui ausculte chaque année ses salariés depuis 1967, la plupart des grandes entreprises se sont converties aux enquêtes d'opinion. Intitulées Socioscope à La Poste, Écho à la RATP, Vous et votre entreprise à EDF-GDF, elles ratissent des publics plus ou moins larges, à échéances variables. Danone effectue la sienne tous les deux ans auprès des managers pour connaître leur sentiment sur leur environnement professionnel, les valeurs du groupe, leur degré d'implication dans la définition de la stratégie, leur encadrement, leurs conditions de travail, la gestion de leur carrière…

Pas de tabou chez Carrefour

D'autres entreprises misent sur des études qualitatives, au spectre moins large. Dans le groupe Carrefour, chaque magasin est sondé tous les deux ans en moyenne. Trois personnes sillonnent la France pour former, dans chacun, des groupes de travail d'une douzaine de salariés. Via un boîtier électronique, ils répondent à des questions sur la rémunération, le temps de travail ou l'image de l'entreprise. « Les animateurs effectuent un debriefing à chaud puis montent un dossier, après traitement des réponses, qu'ils présentent à la direction du magasin quelques jours plus tard. » Si l'enquête révèle un problème de management, les animateurs se chargent de le dire au responsable du magasin. Chez le roi de la grande distribution, il ne doit y avoir aucun tabou.

Plus que les données brutes, ce sont les évolutions et les comparaisons entre plusieurs enquêtes qui intéressent les observatoires sociaux. « Vous ne pouvez déceler des signes de tension dans l'entreprise que grâce à la similitude des réponses sur plusieurs vagues d'enquêtes », explique-t-on chez Air France. Très bien outillée, la compagnie aérienne réalise chaque semaine, par téléphone, un sondage d'opinion auprès d'un échantillon représentatif d'une centaine de salariés. Les résultats hebdomadaires sont analysés et cumulés sur quatre semaines ou sur plusieurs mois. Une méthode qui permet de modifier les questions à la dernière minute, comme lors du crash du Concorde en juillet dernier. Le système d'enquête en continu permet aux entreprises de connaître l'évolution des opinions des salariés sur des politiques ou des réformes récemment mises en place. Meilleur exemple, les 35 heures, qui ont fait cette année l'objet d'un suivi particulièrement vigilant. En interne, l'ANPE a sollicité régulièrement l'avis du personnel sur le Pare (plan de retour à l'emploi) au fur et à mesure des négociations sur la convention Unedic.

En 1999, Total Fina a fait de même après la fusion avec Elf. « Il était important pour nous de savoir comment le rapprochement avec l'ennemi d'hier était ressenti », explique Christine Gastinel, de l'observatoire du groupe pétrolier. Pendant la négociation de la nouvelle convention collective de branche en 1999, l'Association française des banques a mené des enquêtes à répétition sur le temps de travail ou les rémunérations auprès de petits groupes de salariés. Objectif ? : « Suivre l'évolution de leurs opinions et confronter leurs attentes aux discours des syndicats », explique Olivier Robert de Massy, directeur des affaires sociales de l'AFB. Dans la dernière ligne droite, le patronat bancaire a même mis en place un numéro vert pour les salariés. Cette veille sociale a révélé que « les employés du secteur bancaire [voulaient] rapidement une nouvelle convention collective, par peur du vide ».

Sonder les salariés, c'est bien, mais restituer les résultats, c'est encore mieux. « Quand vous réalisez une enquête, vous créez une attente sociale dans l'entreprise, explique Emmanuelle Franck, consultante chez Entreprise et Personnel. Mieux vaut alors diffuser et utiliser les résultats sous peine de perdre toute crédibilité. » Et là, on est loin du compte. Les salariés n'ont droit, au mieux, qu'à une diffusion succincte des réponses dans le journal interne. Après la dernière mouture de Vous et votre entreprise, EDF-GDF a juste agrémenté les résultats d'une interview du DRH. Les directions sont mieux loties. Elles reçoivent des rapports circonstanciés et des commentaires détaillés sur tous les points délicats révélés par l'enquête, tandis que les managers bénéficient, parfois, de séances intensives de debriefing.

Un prétexte au dialogue social

IBM fait exception. Les résultats sont toujours présentés sur le terrain par les managers, en petit comité. L'enquête n'est finalement qu'un prétexte au dialogue social. « Les réponses appartiennent avant tout à ceux qui ont répondu, explique Michel Antoine, le directeur des affaires sociales d'IBM France. Plus que les résultats, ce qui compte, c'est la discussion que leur présentation va provoquer entre les salariés et leur encadrement sur ce qui ne va pas et ce qu'il faudrait changer. »

Faute de debriefing, les salariés n'attendent pas grand-chose de ces grandes enquêtes. « Ils nous disent de manière récurrente : à quoi sert de répondre à vos sondages puisque vous n'en tenez jamais compte », souligne Patrice Demiville, responsable de la mission nationale d'observation sociale d'EDF-GDF. Mais les observatoires, rarement associés à la décision de lancement des enquêtes, sont tout aussi peu consultés sur l'exploitation des résultats. « Une fois que l'on a restitué les résultats à la direction compétente, c'est elle qui en devient propriétaire, explique Françoise Parmentier, qui a longtemps dirigé le baromètre social de la Banque de France. On peut l'aider pour l'analyse, mais le déploiement d'une politique correctrice relève de sa responsabilité. » D'où, parfois, un légitime sentiment de frustration. Revendication commune de ces observateurs : que les directions utilisent davantage leurs travaux et qu'elles le disent, le cas échéant.

Masquer une GRH indigente

Le problème, c'est que certains dirigeants ont bien du mal à admettre la réalité des faits. « Toutes les vérités ne sont pas toujours bonnes à dire. Pour légitimer l'existence d'une structure comme la nôtre, il faut commencer par accepter que ses conclusions puissent aller à l'encontre de ce que la direction attend », souligne un nouveau venu dans l'écoute. « On ne peut pas faire de l'observation sociale contre la direction. Sinon, on est éjecté », renchérit, plus pessimiste, un cadre qui dirige depuis trois ans l'observatoire d'une grande entreprise publique. Autrement dit, mieux vaut rédiger les analyses que la direction souhaite entendre.

Pour éviter que les résultats ne restent lettre morte, quelques entreprises ont, comme Total Fina, marié leur structure de développement social – qui réalise les enquêtes et analyse les résultats – et celle chargée de la formation. « Une idée de génie », affirme Christine Gastinel, l'un des responsables de l'observatoire du groupe pétrolier. Après le sondage sur la fusion avec Elf qui « a montré que les salariés avaient une vision nette en termes stratégiques du rapprochement des groupes mais qu'ils se posaient des questions sur leur devenir personnel », la cellule d'observation a été chargée de mettre en place les mesures nécessaires (séminaires et conférences dans les unités, formations pour les gestionnaires de carrière…) pour répondre aux inquiétudes du personnel. De quoi faire taire les détracteurs des observatoires sociaux, qui n'y voient qu'un artifice pour masquer une gestion des ressources humaines indigente.

Syndicats sous surveillance

La veille syndicale n'est pas morte, loin de là. Elle s'est même professionnalisée. Pour décortiquer la sémantique des organisations syndicales et analyser leur site Internet, les entreprises utilisent désormais les services de sociétés spécialisées (CMC Technologies…) ou emploient des logiciels dernier cri d'analyse lexicographique, à l'image de Tropes. La cellule de veille de l'ANPE, créée en 1999, occupe deux agents à plein temps. «C'est un travail important pour ramener le dialogue social sur du factuel et de l'adulte réfléchi», justifie son DRH, Pierre Giorgini. L'observatoire de la SNCF utilise trois personnes. «Nous nous heurtons au problème de l'exhaustivité des données, explique l'un de ses membres. Certains établissements envoient jusqu'à un tract par jour et nous sommes obligés, sans ètre certains de les avoir tous reçus, de faire un tri.» Les analyses, tirées de cette veille et conjuguées avec les informations qui remontent des «capteurs RH » sur le terrain, font l'objet de notes de conjoncture, quotidiennes et hebdomadaires, à l'attention des directions générales. «Ces comptes rendus permettent d'avoir un point complet sur la conflictualité de la période passée et quelques perspectives pour celle à venir», indique-t-on à la SNCF. En revanche, à la RATP, qui possède un dispositif préventif d'«alarme sociale» et où il existe des cellules de veille dans les unités opérationnelles, l'analyse des écrits syndicaux se fait encore artisanalement et en fonction de l'actualité. Les comptes rendus sont trimestriels. Mais la direction compte sur le développement de l'intranet - «qui facilitera la remontée des tracts» - pour mettre en place une structure centrale digne de ce nom.

Auteur

  • Marc Landré