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Enquête

NE DÎTES PLUS CHEF MAIS COACH

Enquête | publié le : 01.01.2001 | Marc Landré

Les armées mexicaines et le management à la baguette, ça ne marche plus. Parce que les entreprises doivent réduire leurs coûts, être plus réactives, et parce que les nouvelles technologies font circuler l'information. Ça tombe bien : les salariés aspirent à devenir plus autonomes. Du coup, les petits chefs se reconvertissent en animateurs d'équipe.

Ouvriers et gestionnaires ! Dans l'usine dunkerquoise du groupe chimique Du Pont de Nemours, les opérateurs de base sont les deux à la fois. Leur rôle consiste d'abord, depuis la salle de contrôle de l'unité de Loon-Plage, à surveiller les chaînes de fabrication des produits de traitement contre les mauvaises herbes. Mais ils s'occupent également, selon leur préférence, de qualité, de sécurité, de maintenance ou de logistique. Voire… de ressources humaines lorsqu'ils sont régulièrement associés au recrutement des ingénieurs de l'usine. « C'est un mode d'organisation qui étonne, reconnaît Florence Stein, DRH de l'unité de Loon-Plage. Chaque technicien a un rôle qui dépasse le simple contrôle de la production et personne ne s'en plaint. » L'objectif affiché ? Gagner en productivité. Par quels moyens? « Une structure hiérarchique très plate, une communication directe, la responsabilisation de tous les salariés et le travail en équipe. » L'usine de Du Pont de Nemours tourne principalement grâce à ses 40 opérateurs, d'un haut niveau de qualification (au minimum bac + 2), totalement autonomes. Depuis sa création en 1992, elle n'a jamais déçu le groupe américain, enregistrant des résultats supérieurs à ses espérances en matière de productivité comme de qualité de production.

L'unité de Loon-Plage n'est ni un laboratoire ni une exception dans le monde industriel. Depuis dix ans, les entreprises n'ont de cesse d'alléger leur organigramme et de revoir leurs modes de management. De taylorienne et pyramidale, l'organisation du travail est devenue matricielle et transversale. Des majors comme Hewlett-Packard, Air liquide ou ABB ne comptent plus aujourd'hui que cinq ou six échelons entre les P-DG et les managers de base, contre dix à douze il y a quelques années. En France, selon les informations du ministère de l'Emploi, un petit tiers des entreprises ont réduit leur hiérarchie au cours des cinq dernières années. Et, chez les plus de 500 salariés, la proportion atteindrait 55 %. Renault est ainsi passé de huit à cinq niveaux d'encadrement dans ses usines, Ernst & Young France a supprimé quatre postes de direction générale et réduit de douze à quatre le nombre d'échelons hiérarchiques chez les consultants…

Les petits chefs sont morts, vive l'équipe !

En corollaire de ce régime minceur, les entreprises ont responsabilisé, rendu plus autonomes leurs salariés et décentralisé certaines prises de décision. Dans le groupe laitier Candia, les opérateurs travaillent au sein d'équipes autonomes et polyvalentes, organisent leur travail et suivent leurs performances à l'aune de critères prédéfinis, mesurant les pertes, le rendement, l'absentéisme…

Du coup, le rôle du chef évolue. De contrôleur, il se transforme en manager, en meneur de troupes. « Les équipes n'attendent plus d'instructions de leur supérieur pour se mettre au travail, observe Olivier Devillard, psychosociologue et consultant en conduite du changement. Elles prennent elles-mêmes des initiatives et assument la responsabilité des résultats. » Chez Candia, les agents de maîtrise ne contrôlent plus la production au quotidien mais développent les compétences de leurs collaborateurs… comme formateurs. Ce qui n'est pas facile quand on a longtemps été cantonné dans une fonction de surveillance.

Concepts très en vogue outre-Atlantique, le delayring (suppression de niveaux hiérarchiques pour réduire les délais de réaction et augmenter les gains de productivité) et l'empowerment (responsabilisation des salariés par le raccourcissement des lignes hiérarchiques) sont devenus des pratiques managériales courantes sur le Vieux Continent. Le chef est mort… Vive l'équipe ! Seule limite à ce type de réorganisation et à la disparition des petits chefs : une qualification trop faible des opérateurs. Ainsi, ce responsable d'une usine de fabrication de pneus Michelin reconnaît ne pas pouvoir responsabiliser davantage ses ouvriers. « Il existe une limite culturelle au-delà de laquelle on ne peut aller. Nous avons encore des ouvriers qui ne savent ni lire ni écrire. Et d'autres qui parlent à peine français. Leur donner plus d'autonomie est alors impossible. »

Cette petite révolution, c'est avant tout la concurrence qui l'a imposée. En dix ans, le théâtre des opérations est devenu européen ou mondial et rares sont les entreprises qui ne subissent pas aujourd'hui une forte pression de leurs adversaires. Le maître mot est com-pé-ti-ti-vi-té. « Pour être efficaces dans ce monde hyperconcurrentiel, les entreprises doivent augmenter leur rendement et diminuer leurs charges, explique Olivier Devillard. Or la hiérarchie, surtout quand elle n'est pas justifiée, pèse sur les coûts. » Après avoir, dans les années 80, massivement réduit les effectifs, amélioré les processus et externalisé une partie des activités, les cost killers s'en sont pris à l'encadrement, source d'économies potentielles. « Comme les actionnaires réclament toujours plus de bénéfices et de croissance à deux chiffres, les entreprises sont obligées de réduire leurs coûts, y compris leur masse salariale, précise Francis Meston, le vice-président du cabinet-conseil AT Kearney. Il est normal qu'elles en soient venues à améliorer la performance et l'efficacité de leur encadrement. »

Pour se rapprocher de ses clients et ainsi être plus efficace, l'industriel français Air liquide a supprimé, entre 1993 et 1995, quatre niveaux de management entre le directeur général adjoint et l'opérateur. Les huit anciennes directions régionales en France ont été scindées en… trente-trois petites unités territoriales, plus proches du marché et plus autonomes. Les cadres ont donc été recasés dans les nouvelles directions, plus petites.

La réactivité exige moins de chefs

Outre la compression des coûts, l'autre Graal après lequel courent les entreprises est la réactivité, qui suppose, elle aussi, moins de hiérarchie. « Le monde évolue à une telle vitesse que, pour réagir rapidement et ne pas se laisser dépasser par les événements, il faut réduire le nombre de courroies de transmission dans l'entreprise afin que l'information circule sans retenue, explique Jean-Michel Kerebel, directeur central des ressources humaines de Renault. Et la seule solution pour aller plus vite est de faire travailler les gens ensemble et de les impliquer de manière identique dans la conduite d'un projet. » Adaptation parfaite de ce beau principe : la constitution des équipes chargées d'imaginer les futurs modèles de la marque, où ouvriers, chefs d'unité, responsables d'usine, designers et commerciaux se réunissent autour de la même table. Résultat, la détention de l'information n'est plus, chez le constructeur automobile, un signe de pouvoir.

Jean-Marie Messier ne disait pas autre chose quand, récemment interrogé par l'hebdomadaire le Point, il affirmait, sûr de son fait, que « les hiérarchies sont mortes ». Pour le P-DG de Vivendi, « l'idée traditionnelle selon - laquelle c'est la détention exclusive d'informations qui donne le pouvoir et l'autorité est révolue ». « Penser comme ça aujourd'hui, ce n'est pas seulement faire une erreur d'analyse, c'est commettre une faute. Seront considérés comme les meilleurs ceux qui partageront mieux et plus vite l'information. » Et J6M d'attribuer aux nouvelles technologies de l'information (intranet, Internet et autres e-mails…) l'évolution des rapports formels dans l'entreprise. Signant l'arrêt de mort de la hiérarchie.

Avec Internet, le n + 1 est court-circuité

France Télécom constitue à cet égard un parfait exemple. Le groupe français a créé, en 1996, l'Agence en réseau de l'information active (Aria). Une cellule de veille économique qui permet aux grands managers de rester informés, via l'intranet maison, de tous les rapports réalisés dans chaque entité de l'entreprise, voire d'être au fait des derniers développements ou projets techniques des concurrents. France Télécom n'est pas la seule entreprise à utiliser son réseau informatique comme vecteur de diffusion et de partage de l'information. Plus de 10000 applications intranet ont été créées en 1998, contre 3300 un an plus tôt, et les experts en attendent plus de 60000 rien que pour 2001. Même l'administration s'y met.

Dans les services déconcentrés de l'État, à l'image des directions régionales de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (Drire), l'intranet est roi. Circulaires, rapports et études ne sont plus distribués de la main à la main, mais sont désormais disponibles en ligne. «L'information ne va plus aux gens, c'est à eux d'aller vers elle », explique Constant Lecœur, qui a développé l'intranet de la Direction départementale de l'agriculture et de la forêt de l'Oise, en 1999. Un tel outil présente, selon lui, l'avantage d'accélérer les processus de décision, de responsabiliser les agents et de simplifier les rapports hiérarchiques, puisque tout le monde bénéficie désormais de la même information. « Grâce à l'intranet, les rôles de filtre et de transmetteur d'ordres exercés auparavant par les supérieurs hiérarchiques ne jouent plus, avance Hughes Roy, consultant associé chez Arthur Andersen Management et coresponsable du département capital humain. Lcircule librement au cœur de communautés virtuelles qui se regroupent autour de projets ou de centres d'intérêt communs. »

Dans ce temple du conseil, les salariés communiquent tellement entre eux via le réseau que « plus personne ne s'étonne quand un consultant s'adresse directement sur le Net ou en public à quelqu'un qui se situe plusieurs niveaux hiérarchiques au-dessus de lui ». Ils peuvent également directement s'autoévaluer sur leur ordinateur et gérer eux-mêmes leur évolution de carrière, via l'accès à la liste des postes vacants dans le monde. Nom de code du système : CO-OL, c'est-à-dire carry opportunity on line. Plus besoin, donc, de passer par un supérieur pour se tenir informé des possibilités de mutation et pour y postuler. Chez Thalès, nouvelle appellation de Thomson-CSF, le même système sera bientôt en vigueur. « Les salariés auront accès à leur propre dossier de ressources humaines et pourront faire connaître en temps réel leurs souhaits d'évolution », explique Yves Barou, DRH du groupe. Bref, le n + 1 sera court-circuité.

En modifiant le rapport au temps, les nouvelles technologies de l'information et de la communication remettent en cause tous les modes de management. Et les managers traditionnels. Pour Michel Kalika, professeur de sciences de gestion à Paris-Dauphine et responsable du DEA d'e-management, «tout va plus vite avec Internet ». « Un e-mail demande une réaction plus rapide qu'une lettre sur papier. L'entreprise doit développer une vraie logique autour d'Internet, modifier les comportements de ses salariés et leur faire adopter le référentiel de l'internaute. » Facile à dire… Dans les usines Unilever, chaque chef de département est dorénavant assisté par un jeune ingénieur chargé de le coacher. « La maîtrise des nouvelles technologies deviendra sans doute discriminante pour nombre de cadres et de dirigeants. Tant dans les critères de leur sélection que dans la mesure de leur performance », prévient Michel Kalika.

«Ils ne rougissent plus devant leur chef »

Mais concurrence accrue et diffusion de l'intranet ne sont pas les seuls facteurs qui expliquent la remise en cause de la hiérarchie traditionnelle; l'évolution des mentalités des salariés y a également sa part. « Les aspirations des salariés ont changé, observe Florence Osty, chercheuse au Laboratoire de sociologie du changement des institutions (LSCI). Ils veulent désormais se libérer après des années où ils ont fait le dos rond. » Plus question d'accepter des supérieurs tatillons et autoritaires. Le management à la baguette ne marche plus. Et les remarques et critiques doivent désormais être justifiées. Tout se passe comme si l'entreprise avait intégré, avec trente ans de retard, l'esprit libertaire que Mai 68 a insufflé dans la société.

Déjà, dans les années 80, les groupes d'expression des lois Auroux et les cercles de qualité à la japonaise avaient ouvert la voie à des relations moins formelles ainsi qu'à un management plus participatif. La remise en cause de plusieurs formes d'autorité (la famille, l'État, l'école…), l'accès des femmes à des postes à responsabilité et l'amélioration du niveau de formation ont accentué le mouvement dans les années 90. « Les salariés essaient de comprendre ce qu'on leur demande de faire et n'appliquent plus les ordres reçus sans broncher. Ils réfléchissent désormais avant d'agir, explique la sociologue Anne Vila, du LSCI. Ils ne rougissent plus quand ils adressent la parole à leurs supérieurs. Le chef est devenu quelqu'un comme tout le monde, il s'est désacralisé. »

Et plus les lignes hiérarchiques s'aplatissent, plus les salariés aspirent à l'autonomie. Ils sont autant demandeurs de considération que de promotion, surtout que, dans des entreprises où l'on compte désormais trois niveaux hiérarchiques au lieu de cinq, les possibilités de progression sont moindres. «Les évolutions de carrière, du fait de la suppression de nombreux postes d'encadrement, sont moins évidentes; les exigences des salariés en termes de liberté, d'autonomie et de responsabilité sont donc beaucoup plus importantes », explique le consultant Hughes Roy. Ce qui explique aussi le succès des start-up. Outre des modes de rémunération attractifs fondés sur des stock-options alléchantes, les jeunes pousses offrent un modèle de management décontracté, convivial et dépourvu, en apparence, de hiérarchie. « Le fonctionnement est plus transversal et transparent qu'ailleurs, avance Michel Kalika. Les contacts y sont plus naturels et moins pyramidaux. »

Illustration chez Auféminin.com, transposition sur le Net d'un magazine féminin. « Nous travaillons en groupe sur des projets communs et nous avons des relations informelles, explique son P-DG, Anne-Sophie Pastel, polytechnicienne de formation. Nous nous réunissons souvent autour d'une table pour discuter et nous participons ainsi tous à la définition de la stratégie de l'entreprise. » En un peu plus de dix-huit mois, la start-up est passée de sept à quarante salariés. Elle s'est structurée, a fait son entrée au Nouveau Marché de la Bourse de Paris avant l'été 2000 et a ouvert deux filiales à l'étranger, en Espagne et en Italie. Sans renier son esprit start-up : le bureau d'Anne-Marie Pastel est toujours situé dans une grande pièce ouverte au beau milieu de ceux de ses collègues… même si les nouveaux locaux sont désormais situés rue d'Iéna, à deux pas de l'Arc de triomphe.

De là à penser que les entreprises sont en train de glisser lentement vers l'autogestion, il y a un fossé à ne pas franchir. « Même si nous faisons confiance et laissons beaucoup d'autonomie à chacun, il y a toujours un moment où quelqu'un doit trancher en cas de problème », nuance Godefroy de Bentzmann, P-DG de Devoteam, une société de conseil et d'ingénierie en technologies de l'information qui est passée en moins de cinq ans de trois salariés à près d'un millier. Et celui qui décide en dernier ressort est forcément le chef. « Il existera toujours des “marqueurs” de l'autorité dans l'entreprise malgré l'effet de disparition et d'atténuation des liens hiérarchiques", observe de son côté Florence Osty. Bref, la hiérarchie s'adapte, joue plutôt sur le registre de la mobilisation que sur celui de l'autorité, devient moins pesante et plus transparente… mais elle n'est pas près de disparaître.

Le nouveau look de la hiérarchie
Plus sympa, plus convivial, le style décontracté se répand dans les entreprises

Même Alain Madelin, le chantre du libéralisme en France, ne porte plus de cravate. « Je veux montrer qu'on peut faire de la politique autrement qu'en costume-cravate », répond le patron de Démocratie libérale quand on l'interroge sur sa nouvelle tenue (polo et veste). Effet de mode passager ou nouveau code vestimentaire, le style décontracté gagne lentement toutes les couches de la société et se répand dans les entreprises. Tous les jours (ou presque) dans les start-up, le vendredi seulement dans la vieille économie. Pour certaines entreprises, le «casual friday » est même inscrit noir sur blanc dans le règlement intérieur ! Objectifs ? Créer une ambiance de travail conviviale, faire tomber les barrières formelles et casser la logique hiérarchique. Ainsi, chez Arthur Andersen, les consultants peuvent désormais se passer de cravate les veilles de week-end… s'ils n'ont pas de rendez-vous. «On peut avoir une tenue plus décontractée entre nous mais pas question de l'avoir à l'extérieur, explique une nouvelle recrue. Nos clients apprécient notre rigueur et notre côté quelque peu austère. » Idem chez Thalès (ex-Thomson-CSF) où Yves Barou, le nouveau DRH, sitôt arrivé du cabinet de Martine Aubry, a imposé le « friday wear » et le tutoiement dans les services. « Nous recrutons sur les mêmes terres que les start-up. Nous devons démontrer à nos futurs collaborateurs que, chez nous aussi, c'est sympa et convivial. »

Même l'armée forme ses « cadres » au management
La professionnalisation a contraint la grande muette à changer sa façon de diriger

Avec la fin de la conscription, l'armée française vit l'évolution la plus majeure de son histoire. Depuis quatre ans, elle se réorganise, redéfinit son format et taille, économie oblige, dans ses cohortes d'officiers et de sous-officiers. Pour remplacer les appelés du contingent et faire tourner ses services, elle a appris à recruter, former, fidéliser chaque année des milliers de jeunes et à attirer en nombre… des civils qualifiés (professeurs, ingénieurs, médecins, cuisiniers, ouvriers spécialisés…). Autre concession de taille de cet univers fermé et masculin : l'ouverture aux femmes, désormais près de 30 000 sous les drapeaux. « La professionnalisation modifie fondamentalement le rapport à la hiérarchie, avoue un général deux-étoiles de l'armée de terre, quelque peu nostalgique. Les nouveaux militaires du rang sont là parce qu'ils l'ont choisi et ils peuvent renoncer à tout moment s'ils ne sont pas satisfaits. » Plus question de faire preuve de trop d'autorité. On ne manage pas la nouvelle génération de soldats comme on dirigeait auparavant les appelés du contingent ou les militaires de carrière. Pour ne pas capituler face à la difficulté, l'armée forme ses « cadres » – comprenez ses plus hauts gradés (même le vocabulaire évolue) – dans son département de formation au management de la défense. Au programme : des sessions de deux à vingt jours sur le dialogue social, les ressources humaines, le recrutement, le contrôle de gestion, les audits d'organisation… « Tous nos formateurs sont extérieurs au département, explique son responsable. Nous allons chercher l'expertise là où elle se trouve. » À savoir des DRH, des professeurs d'université, des consultants en management et organisation ou encore… des hiérarques (civils) du ministère de la Défense.

Auteur

  • Marc Landré