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Le chemin escarpé de la « libération »

Dossier | publié le : 01.02.2017 | Éric Béal

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Le chemin escarpé de la « libération »

Crédit photo Éric Béal

L’entreprise libérée est une notion bâtie en réaction aux écueils du taylorisme. Pour atteindre ce Graal, une société doit adopter quelques grands principes et remettre en cause ses habitudes managériales. Décryptage.

Qui y a-t-il de commun entre Hervé Thermique, Sogilis, Clinitex, Diace fonderie d’aluminium ou encore Scarabée Biocoop ? Citées en exemple dans le rapport de recherche collaborative sur l’entreprise libérée finalisé cet automne par le cabinet Conseil & Recherche (C&R)*, toutes ces entreprises ont connu, à des degrés divers, un changement de leur mode de management que d’aucuns appellent « libération ». Cette notion théorisée pour la première fois en 1993 par l’Américain Tom Peters dans son ouvrage Liberation Management connaît une certaine notoriété en France depuis la parution en 2012 du livre Liberté & Cie. Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, d’Isaac Getz et Brian M. Carney. Mais de quoi s’agit-il ? Pas de malentendu, on est loin, ici, de la « libération du travail » de Karl Marx. Il ne s’agit pas d’exiger une réduction de la place trop importante prise par l’activité productive dans la vie d’un travailleur.

L’entreprise « libérée » est une notion née en réponse aux limites du taylorisme. Elle consiste à s’affranchir des carcans du système hiérarchique pyramidal et des modes de management qui y sont associés. L’entreprise dite libérée s’organise pour éviter trois écueils : le management désincarné, dans lequel la hiérarchie est déconnectée de la réalité opérationnelle; le management de la défiance, qui multiplie les procédures pour contrôler les agissements de la main-d’œuvre; le management malveillant, qui présuppose que les salariés ne travaillent qu’en fonction d’incitations financières. Les deux auteurs de Liberté & Cie expliquent que « l’entreprise libérée est une forme organisationnelle radicalement différente dans laquelle les salariés sont entièrement libres d’agir pour le bien de l’entreprise ». Pour parvenir à cet état de grâce caractérisé par « la performance, la résilience, l’agilité, le bien-être et le plaisir au travail du personnel », Isaac Getz et Brain M. Carney évoquent plusieurs étapes incontournables, reprises et complétées par les rédacteurs du rapport de recherche collaborative de C& R qui proposent quatre temps : le contexte de déclenchement, l’identification d’une problématique, la transformation du rôle des acteurs et une nouvelle organisation du travail.

Crise originelle

Il faut un contexte propice au démarrage d’une démarche de libération. Le plus souvent, il s’agit d’une crise qui incite les dirigeants à chercher un modèle alternatif de gestion afin de remettre leur organisation à flot. Comme chez IMA Technologies**, une entreprise de services administratifs et gestion de la relation client. Dix ans après sa création, en 1999, c’est parce que son business model est fortement bousculé par la mauvaise conjoncture que Christophe Collignon, son dirigeant, se lance dans le renouvellement de son management. Juste après avoir assisté à une conférence sur la libération des entreprises.

Un dirigeant peut aussi se rendre compte des limites de son organisation et lancer le processus pour développer un management guidé par sa vision et non par des principes scientifiques d’organisation du travail. C’est ce qui s’est passé chez Diace**, une entreprise de fonderie et d’usinage créée en 1977 dans le Lot. Mais un tel changement qui tombe sans crier gare sur la tête des collaborateurs n’est pas forcément bien accueilli. La direction de Diace admet que la remise en cause du management traditionnel a provoqué incompréhension et réticence de la part des salariés. « Il y a une hyperpersonnalisation autour du dirigeant visionnaire dans le processus de libération de l’entreprise. Ce ne sont jamais les collaborateurs qui mettent en place une démarche de libération. Tout démarre et s’appuie sur un leader libérateur. Et tout peut s’écrouler si, pour une raison ou une autre, ce leader disparaît », note François Pichault, professeur de sociologie à HEC-École de gestion de l’université de Liège (Belgique) et à l’ESCP Europe.

Transformation des rôles

Dans la majeure partie des cas étudiés par l’équipe de C&R, la libération d’une entreprise s’apparente à un processus de gestion du changement nécessitant une attention particulière. « Il s’agit de construire une définition partagée des problèmes et enjeux que le changement entend résoudre. Une fois élaborée, celle-ci génère du sens et de l’adhésion pour les personnes de l’organisation n’étant pas à l’origine des initiatives », écrivent les rédacteurs du rapport. « Aller trop vite dans la démarche risque de conduire à des situations de rejet. Notamment parce qu’un projet introduit de façon unilatérale risque d’être déconnecté du quotidien des collaborateurs », prophétise François Pichault.

Le sociologue prend l’exemple du Service public fédéral belge. « La rhétorique de la libération est vite apparue comme l’importation d’un discours formaté, plutôt qu’une tentative de réponse aux problématiques rencontrées au sein de l’organisation », précise-t-il. Le rapport de recherche de C& R explique quant à lui que la mise en place forcée du flexdesk et du cleandesk – non-attribution des bureaux et obligation de ranger ses affaires personnelles dans un casier tous les soirs – s’est effectuée dans la douleur, avec des normes très strictes suscitant des résistances et même une pétition. « Dans certains cas, la libération imposée peut prendre des formes violentes, témoigne François Pichault. Avec des discours stupéfiants tenus par certaines directions à l’encontre des fonctions supports, décrites comme des vautours qui ne rapportent rien, ou des syndicalistes présentés comme étant uniquement au service de leur propre structure. »

« Libérer » une entreprise passe aussi, pour les acteurs concernés, par une transformation de leur rôle respectif, estiment les auteurs du rapport de C&R. Le dirigeant doit quitter son personnage de commandeur en chef pour adopter une posture de leader permettant de « favoriser l’appropriation de la démarche et l’émergence collective du projet de l’entreprise ». Le contrôleur de gestion ne contrôle plus, mais diffuse une culture des chiffres parmi les cadres. Ce qui doit faciliter la coopération avec chaque dirigeant opérationnel. Le DRH doit accompagner l’évolution de la culture de l’entreprise en animant des réflexions collectives sur la carrière de chacun et le développement des compétences.

Managers coachs

Mais ce sont les managers qui voient leur rôle le plus bousculé. Ils doivent apprendre à ne plus décider en lieu et place des salariés. Ils partagent l’information, inspirent et conseillent leurs collaborateurs. Dans la plupart des entreprises étudiées par l’équipe de C&R, ils créent des environnements favorisant le potentiel de développement de chaque individu et se comportent plus en coach qu’en manager.

Deux caractéristiques sont communes à toutes les entreprises libérées : la diminution du nombre d’échelons hiérarchiques et la volonté d’accorder plus de pouvoir au niveau des équipes de production. Objectif ? Faciliter l’émergence de la créativité et de l’innovation.

Chez le fabricant de biscuits Poult**, cette nouvelle organisation du travail a engendré la disparition des directeurs opérationnels. Concrètement, 750 salariés sont invités à faire émerger des idées via un incubateur interne. Et ça marche ! Dans les entreprises étudiées par l’équipe de C&R, l’information n’est plus symbole de pouvoir puisqu’elle est largement partagée. Il s’agit d’un préalable à l’engagement autonome des collaborateurs. De même, les procédures de contrôle sont très allégées et le reporting est supprimé.

Fonctionnement collectif

Enfin, les collaborateurs sont le plus souvent invités à réfléchir à un cadre de fonctionnement collectif. « Le principe de cette auto-organisation est simple, note les rédacteurs du rapport. Les personnes qui font certaines tâches sont les mieux placées pour définir la meilleure façon de les réaliser. » Chez Kiabi**, Décathlon** ou Scarabée Biocoop**, la répartition des rôles est effectuée en commun dans chaque équipe. Dans nombre d’entreprises libérées, des groupes de travail, de réflexion et d’innovation sont également instaurés. Twitter est utilisé pour résoudre des problèmes de façon collaborative et la prise de décision est largement collégiale en matière d’horaires de travail, de niveaux de salaire de recrutement ou de répartition des résultats.

Reste à savoir comment instaurer de telles pratiques. Contrairement à Isaac Getz et Brian M. Carney, François Pichault est convaincu qu’un processus de changement aussi radical ne peut être dirigé par une seule personne, fût-elle le dirigeant. « Pour libérer son entreprise, un patron doit impérativement enrôler différents acteurs internes dès le départ, affirme-t-il. Il s’agit d’enthousiasmer les équipes, tout en comprenant le malaise des cadres ou des collaborateurs des fonctions supports. »

En résumé, il faut tenir compte de la diversité des acteurs en présence, ne pas être avare d’explications, encourager les essais, accepter les erreurs et évaluer régulièrement les avancées. Autrement dit, patrons non pédagogues, s’abstenir.

E. B.

« Permettre aux entreprises d’inventer leur propre projet »

Comment s’est organisée votre recherche ?

Elle s’est déroulée de janvier à septembre 2016 et s’est appuyée sur de nombreuses investigations : une étude documentaire et une analyse des acquis de recherches en sciences humaines et sociales; une enquête de terrain avec la rencontre de promoteurs, de détracteurs, de syndicalistes, de dirigeants et de collaborateurs; des visites d’entreprises libérées ou innovantes mettant en pratique un management alternatif; des moments d’échange et d’analyse entre les quatre entreprises partenaires, l’équipe de sociologues et les experts indépendants.

Quel intérêt y trouvent les entreprises participantes ?

Tout ce cheminement, réalisé en commun, nous a permis de décrypter la notion d’entreprise libérée, de comprendre ce qui peut susciter l’intérêt d’une grande entreprise et de définir ce qu’elle peut mettre en œuvre.

Que faut-il en retenir ?

Nous avons dégagé quinze principes essentiels à la bonne marche vers la libération, parmi lesquels l’intelligence collective, la responsabilisation, la liberté d’expression, le partage de l’information ou le management par les moyens. Par ailleurs, nous avons souligné les tensions entre les dérives de ces modes de management et leurs apports. De manière à permettre aux entreprises participantes d’inventer leur propre projet.

Propos recueillis par E. B.

Bertrand Dalle Directeur du cabinet Conseil & Recherche.

* Ce dossier s’appuie sur les résultats d’une recherche organisée par le cabinet C&R et commanditée par quatre entreprises : BNP Paribas, GRT Gaz, Crèche Attitude et Orange.

** Exemple tiré du rapport du cabinet C&R.

Auteur

  • Éric Béal