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Le travail détaché, moteur de la Pologne

Décodages | publié le : 01.02.2017 | Catherine Abou El Khair

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Le travail détaché, moteur de la Pologne

Crédit photo Catherine Abou El Khair

La révision de la directive européenne sur le détachement des travailleurs passe mal en Pologne. Car ce système fait vivre le pays. Inquiètes pour leur business, les agences d’intérim spécialisées défendent leur modèle.

Promouvoir le travail détaché dans l’Union européenne, une cause impossible ? Championne de la pratique, la Pologne peut en tout cas compter sur un nouveau lobbyiste pour relever cette mission. Alors que la révision de la directive de 1996 sur le détachement va être bientôt discutée au Parlement européen, Stefan Schwarz monte au créneau. Il y a trois ans, ce représentant d’Aterima, une agence d’intérim polonaise qui détache des travailleurs, notamment en France, a créé l’Initiative pour la mobilité du travail. Un groupe d’intérêt dont l’objectif est de développer une expertise économique, juridique et administrative sur le détachement des travailleurs. L’enjeu serait vital, car, sur le sujet, regrette ce dirigeant, « le débat manque cruellement d’objectivité ».

À l’en croire, le job requiert une grosse dose de patience. « Les politiques répètent la même chose en boucle », s’agace-t-il. Dernier exemple en date ? En novembre 2016, lors d’un congrès à Cracovie, l’association accueille la commissaire européenne pour l’emploi, Marianne Thyssen, qui a porté une réforme de l’intérim détaché afin de garantir une stricte égalité des rémunérations entre salariés détachés et locaux. Résolument hostile à cette forme d’emploi, le député PS Gilles Savary, aussi invité, lui aurait rappelé des cas « vieux de dix ans » d’abus dans l’agroalimentaire. Amalgame entre travail au noir et détachement, figure du « plombier polonais » à 5 euros de l’heure, concurrence déloyale… À l’affût de la moindre étude économique ou statistique, Stefan Schwarz, soucieux de défendre le business polonais du détachement, entend démentir ces « perceptions ».

Le sujet est stratégique pour la Pologne. Entre 2012 et 2015, le nombre de déclarations de détachement a crû de 36 %, passant de 340 000 à 463 000 ! Pour Lewiatan, le Medef polonais, « l’exportation de services » serait à la Pologne ce que le vin est à la France et les tulipes aux Pays-Bas : le travailleur polonais serait l’un des rares avantages concurrentiels du pays. Les employeurs soutiennent que la nouvelle directive pourrait menacer le transport, la construction ou les services aux entreprises polonais. Des activités qui pèseraient 800 000 emplois. « La modification de la directive est perçue comme une injustice », observe Magdalena Bernaciak, chercheuse à l’Institut syndical européen. Depuis 2004, le pays a ouvert ses portes aux entreprises étrangères, qui ont pu utiliser une main-d’œuvre à bas coût. Les choses sont moins simples lorsque c’est au tour des Polonais d’aller profiter des opportunités à l’Ouest…

Plébiscite de l’intérim.

En Pologne, la volonté européenne de contrôler le détachement est vue comme un réflexe protectionniste. Or, depuis l’intégration du pays dans l’UE en 2004, partir à la conquête de l’Europe pour subvenir aux besoins de sa famille ou simplement payer un crédit est monnaie courante. En 2015, les transferts monétaires vers le pays ont atteint 2,79 milliards d’euros, selon Eurostat. À cet égard, l’intérim est un outil particulièrement commode. Entre 2011 et 2015, le nombre d’intérimaires détachés par des agences spécialisées a quasi triplé, passant de 13 400 à 37 000 personnes, selon les statistiques officielles.

Conscients des besoins en main-d’œuvre et de l’appel d’air provoqué par l’intégration européenne, les acteurs du travail temporaire se sont positionnés sur le marché dès les années 2000. Alors que le chômage atteignait des sommets – 18 % en 2005 –, le marché européen apparaissait comme l’Eldorado. « On anticipait d’énormes besoins à l’étranger », note Dagmara Chudzinska-Matysiak, directrice régionale à Randstad Polska, chargée des recrutements internationaux. Un temps ralenties par la crise économique, les migrations sont reparties à la hausse. Selon les données de l’équivalent polonais de Prism’emploi, le Polskie Forum HR, en 2015, le détachement à l’étranger a permis à ses adhérents d’engranger un chiffre d’affaires de 115,9 millions de zlotys, soit plus de 26,4 millions d’euros. Des gains en progression d’environ 28 % par rapport à 2013. Certes, le détachement génère des abus, notamment en France, avec des cas de fiches de paie pas très nettes et des tours de passe-passe comptables… Mais à l’Est, ces allers-retours rentables font vivre quantité de familles.

Différence de salaire.

Délicat donc de dénoncer les agences. Fermement opposé à l’intérim détaché, Jakub Kus, le secrétaire national de la fédération du bâtiment ZZ Budowlani, reconnaît que son discours est inaudible. « La différence de salaire entre Est et Ouest ne s’est pas réduite avec le temps. Et en Pologne, l’emploi sur les postes techniques dans le secteur de la construction est très précaire », regrette-t-il. Pawel Lewandowski, monteur de systèmes de ventilation, en témoigne. « En un mois en France, je gagne l’équivalent de deux à trois mois dans ma branche en Pologne », raconte-t-il. Il travaille depuis sept ans dans l’Hexagone, via une agence d’intérim polonaise. Il est payé 12,5 euros nets de l’heure. Les opportunités qui pourraient exister près de chez lui, non loin de Poznan (centre-est du pays), ne l’attirent pas. Ici, « les employeurs ne déclarent pas la totalité du salaire, afin de payer moins de charges », explique ce professionnel qui dit gagner « un peu plus que ses collègues français ».

Afin d’attirer de nouveaux volontaires, le secteur de l’intérim se professionnalise. Mais le vivier s’est raréfié… Car, depuis plusieurs années, la Pologne se vide de ses travailleurs. En 2015, près de 2,4 millions de ses ressortissants vivaient à l’étranger. Pour les agences, tous les moyens sont bons pour se démarquer et convaincre de nouveaux candidats au départ. Les offres d’emploi en ligne affichent la mention « travail légal »… Le transport, le logement, voire les formations, sont financés. Quant aux candidats, ils peuvent à loisir choisir l’Allemagne, qui les courtise à cause du vieillissement démographique, ou les pays scandinaves, réputés proposer des rémunérations astronomiques.

Les Polonais privilégient les séjours de trois à six mois. « Ce sont ces offres qui rencontrent aujourd’hui le plus de succès », constate Andrzej Kubisiak, représentant de Work Service, un cabinet de recrutement polonais. Entre un CDI dans le pays d’accueil et des sauts de puce à l’étranger, le calcul est vite fait. Une agence polonaise implantée dans l’Hexagone en a fait l’amère expérience quand elle a abandonné le détachement au profit des contrats locaux. « Plusieurs personnes sont parties, en Pologne ou ailleurs, par l’intermédiaire d’une autre agence polonaise », indique la porte-parole. Plus intéressant de continuer l’intérim détaché que d’être embauché sur place. Dans ces conditions, pour séduire ces travailleurs, il faudrait leur proposer largement plus que le Smic… Et là, la compétitivité du travail détaché en prendrait un coup.

Auteur

  • Catherine Abou El Khair