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Bore-out… pas de quoi en faire une maladie

Décodages | publié le : 01.02.2017 | Elsa Sabado

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Bore-out… pas de quoi en faire une maladie

Crédit photo Elsa Sabado

Très médiatisée, la notion de « bore-out », épuisement résultant de l’ennui au travail, est décriée par les spécialistes du travail. Pour eux, elle cache la complexité des situations de souffrance.

Le mot « bore-out » la fait sortir de ses gonds. Marie Pezé, psychologue à l’origine de la première consultation souffrance et travail, récuse ce concept, défini comme étant l’épuisement professionnel résultant de l’ennui au travail. Elle ne décolère pas : « Je rencontre des gens qui s’ennuient, qui font un travail répétitif, qui sont harcelés, qui sont en conflit éthique, pas des gens en “bore-out”. Ce mot renvoie à un milliard de situations possibles, et il aplanit la complexité des situations liées au travail. Et cela décrédibilise le burn-out, qui est étudié depuis cinquante ans. » Elle n’est pas la seule à s’indigner de la popularisation de ce mot-valise. Jean-Luc Molins, secrétaire de l’Ugict-CGT chargé des questions de management, y voit même une manipulation : « C’est un écran de fumée destiné à masquer le problème de la surintensité de travail. » À la CFDT, Hervé Garnier, secrétaire national, tranche le débat : « Pour l’instant, le mot n’est arrivé ni au Conseil d’orientation sur les conditions de travail ni dans les documents du Plan santé au travail. » Circulez, il n’y a rien à voir.

Alors, comment expliquer l’emballement médiatique récent pour ce nouveau concept ? Le bore-out apparaît véritablement sur la place publique en mai 2016 lorsqu’un certain Frédéric Desnard affronte aux prud’hommes son ex-employeur, Interparfums. Il veut obtenir la nullité de son licenciement. Soutenu par son médecin traitant, l’homme affirme que la crise d’épilepsie et l’arrêt maladie auxquels il doit son renvoi sont la conséquence de l’ennui dans lequel l’a plongé l’entreprise. Il médiatise sa situation, et est bien décidé à faire de ce procès le premier du bore-out en France. Les juges prud’homaux ont préféré laisser des magistrats professionnels juger eux-mêmes de la pertinence de ce motif, ce qu’ils devraient faire courant 2017. Avec cette affaire, Frédéric Desnard a révélé Diagnose boreout, un ouvrage de 2007 écrit par deux consultants suisses, Peter Werder et Philippe Rothlin, et jusqu’alors passé inaperçu.

Mais il n’en fallait pas plus pour populariser l’expression. Et même provoquer un véritable raffut, qui a suscité l’émergence de nombreux témoignages de victimes de l’ennui au travail évoquant une souffrance bien réelle, susceptible de mener à la dépression. Comme celui de Christina. À 27 ans, elle est embauchée comme assistante de conservation dans un musée. Au début, elle découvre le métier, prend des responsabilités, jusqu’à ce qu’on lui confie une exposition. À l’issue de celle-ci, elle revient à des tâches d’inventaire. Rébarbatives. Ennuyeuses. La cause de ce changement, selon elle ? Le fait que son CDD s’achève six mois plus tard. « Peu à peu je n’avais plus du tout envie d’aller au travail. Je n’arrivais même pas à me motiver. Je me sentais inutile, je m’énervais pour rien, et j’avais surtout une flemme incroyable pour tout. Être au chômage a été un grand soulagement », confie aujourd’hui Christina, qui a retrouvé un emploi.

Mourir d’ennui.

« Il s’agit d’ennui structurel. On le retrouve souvent lorsqu’il y a des doublons sur un poste après la fusion entre deux entreprises, ou lors de réorganisations, de manière transitoire », analyse Sabine Bataille, consultante RH et auteure d’une enquête sur le bore-out pour l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) en mars 2016. « Le second type d’ennui dépend de l’interprétation que l’on a de son poste », poursuit la consultante. Ainsi, Jean-Claude, 60 ans, conseiller à Pôle emploi, estime qu’il en a fait le tour depuis longtemps, qu’il est surqualifié, et regarde avec envie l’investissement de ses collègues et l’épanouissement qui en découle. Sabrina, elle, a cru mourir d’ennui durant les six mois où elle exerçait le métier d’hôtesse d’accueil en entreprise, après l’abandon de sa première année d’études. Lorsqu’elle y est revenue de manière épisodique, pour financer ses études, plus besoin de s’investir personnellement. L’ennui a fait place à un juste sentiment d’utilité. Et la place s’est révélée parfaite pour réviser ses partiels.

Qu’il soit structurel ou lié à la vision que l’on a de son poste, l’ennui peut être source de souffrance, mais cela ne date pas d’hier. La poussée de fièvre autour du bore-out peut être rattachée à deux phénomènes. À commencer par l’appétit des consultants – et des médias qui les relaient – pour les nouveaux concepts qui appellent la mise en place de solutions clé en main, dont les grandes entreprises raffolent. Plus profondément, l’engouement pour le bore-out est un révélateur d’une transformation déjà engagée du travail. « Les process, normes, méthodes ôtent aux cadres ce qui fait le goût de leur travail : leur capacité à apporter des solutions, à innover, bref, à marquer une empreinte personnelle », explique Danièle Linhart, sociologue du travail.

Procédures et reporting.

Marie Pezé abonde : « Avec les nouvelles technologies, il y a une procéduralisation à l’extrême. Du coup, il n’y a plus de reconnaissance des compétences, plus de capacité à construire une estime de soi. » Les tâches de reporting envahissent le quotidien des organisations. « Les salariés passent de plus en plus de temps à justifier de ce qu’ils font de leur temps de travail, à produire des données dématérialisées qui remontent au contrôle de gestion… C’est cela de plus de perdu sur leur cœur de métier », poursuit Sabine Bataille.

Les syndicats essaient d’investir le sujet. Dénonçant par exemple la perte de sens qui mène à l’ennui. « Dans la banque, on oblige les commerciaux à faire cinq rendez-vous par jour. Mais on leur ôte le temps nécessaire pour exercer la partie noble de leur travail : le conseil », explique Jean-Luc Molins. Et Hervé Garnier, de la CFDT, de renchérir : « Quand les cadres font du “reporting”, ils se demandent : en quoi suis-je utile ? Il y a une perte du sens qui touche les personnes les plus fragiles. »

Le débat sur la vacuité au travail rejoint en fait celui sur le burn-out. Pour Marc Loriol, sociologue, chercheur au CNRS et spécialiste de la fatigue et du stress au travail, « quand les cadres perdent le monopole du stress, le terme passe de mode et il s’en invente un nouveau : le burn-out. On voit maintenant surgir le bore-out… Mais celui-ci n’apporte pas plus d’intelligibilité à l’ennui, au contraire, il entretient la confusion ». Une sorte de jargon qui tend à marquer l’identité des cadres par rapport aux autres salariés. « La succession de ces termes est une manière de lutter contre la démocratisation de la reconnaissance de la souffrance au travail de tous », estime le chercheur. Comme pour mieux exister aux yeux des autres ?

Auteur

  • Elsa Sabado