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“L’égalité ne doit pas être conditionnée à sa rentabilité”

Actu | Entretien | publié le : 01.02.2017 | Catherine Abou El Khair

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“L’égalité ne doit pas être conditionnée à sa rentabilité”

Crédit photo Catherine Abou El Khair

Pour la chercheuse, la lutte contre les inégalités hommes-femmes exige, au-delà d’un discours consensuel, des mesures contraignantes et des remises en cause profondes.

Dans votre dernier ouvrage, vous soulignez que « l’égalité proclamée à la Révolution n’a jamais réellement existé »…

Si un principe caractérise la France, c’est l’égalité, comme la liberté aux États-Unis. Or les inégalités de traitement et de condition selon le sexe, l’âge, la religion, l’origine ou la couleur de peau persistent encore fortement. Pour comprendre les raisons de ces discriminations, que l’on pourrait juger incompréhensibles à l’ère de l’égalité de droit, la profondeur historique est essentielle. L’analyse de la devise « Liberté, égalité, fraternité » est de ce point de vue éclairante. L’héritage politique et social des principes d’égalité et de liberté est celui des « frères », ceux qui se reconnaissent comme semblables. L’exclusion des femmes de la cité est alors justifiée par leur vocation de mère. C’est ce qui explique que l’on puisse à la fois revendiquer l’égalité réelle et proposer une loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes.

Pourquoi remonter à cette période pour analyser la situation actuelle?

Les femmes sont toujours associées à leurs qualités spécifiques, à leurs différences. Leur inclusion est justifiée comme une plus-value. Les femmes auraient leur place dans le management parce qu’elles feraient du management au féminin. Les quotas dans les conseils d’administration ont été défendus au motif que si Lehman Brothers avait été Lehman Sisters, il n’y aurait pas eu la crise. Une étude montrant que la prise de risque des traders est moins importante quand le taux de testostérone est faible… Cette rhétorique de la légitimité des femmes dans le monde professionnel existe depuis très longtemps. Elle est rassurante car elle donne des gages du fait que l’entrée des femmes dans des places traditionnellement occupées par des hommes ne va mettre en péril ni la prédominance des hommes ni leur rôle de « bonnes » mères et épouses.

La crise a-t-elle fait reculer la lutte contre les discriminations?

Depuis la crise financière de 2007-2008, on a l’impression qu’il n’est plus possible de justifier les politiques d’égalité autrement que sous l’angle de la performance. En témoigne le rapport de France Stratégie sur le coût économique des discriminations de septembre 2016. C’est dans la même logique que les entreprises promeuvent leurs politiques de responsabilité sociale (RSE) comme génératrice de profit, en particulier à travers la valorisation d’une image positive et de relais de croissance dans un marché globalisé. On peut se réjouir que l’égalité soit devenue un sujet positif en entreprise, mais il ne faut pas qu’elle soit conditionnée à sa rentabilité! D’autant plus que cette logique est réversible. De plus, dans une période de crise, où le critère de rentabilité est premier, la tentation est de valoriser la médiation et d’éviter de sanctionner les entreprises, même celles qui sont discriminantes, afin de les protéger des effets qu’un procès pourrait avoir sur leur image, leur part de marché…

L’arsenal législatif actuel est-il suffisant?

Pour que le droit de l’égalité ne soit pas simplement incantatoire, il faut que sa non-application soit sanctionnée. Or ce n’est qu’en 2013 que deux entreprises ont été condamnées pour non-respect des lois sur l’égalité professionnelle à la suite de la modification d’un décret d’application en décembre 2012. Dans la loi Roudy (1983) comme dans la loi Génisson (2001), des contraintes et des sanctions étaient déjà prévues, mais selon des procédures tellement lourdes qu’elles n’ont jamais été mises en œuvre. Rendre les sanctions effectives est d’autant plus important qu’il n’est pas rare que les entreprises développent des politiques RSE à la suite de recours juridiques. Le développement de la « soft law », sous la forme de chartes et labels, doit accompagner l’application du droit, et non s’y substituer. Il est problématique de féliciter les entreprises de respecter la loi, voire d’être en deçà du droit. La question se pose aussi pour les accords nationaux interprofessionnels sur l’égalité et la diversité. Les partenaires sociaux sont partagés car, s’ils se réjouissent de l’engagement des entreprises sur ces sujets, ils ont conscience de leur risque incantatoire ou cosmétique.

La lutte contre ces inégalités fait-elle consensus?

Aujourd’hui, tout le monde va dire que les discriminations, c’est mal. Cette règle du politiquement correct empêche le débat. Mais dès que l’on se pose la question des moyens à mettre en œuvre, les désaccords sont nombreux. La fable du « gagnant-gagnant » ne tient plus la route, car une égalité réelle implique des pertes, des pénalisations, des sanctions, la remise en cause de privilèges et de modèles hérités. L’égalité réelle remet aussi en cause nos représentations.

Qu’entendez-vous par là?

Les qualités associées aux femmes ne sont pas celles correspondant aux postes à responsabilité. Quand une femme exerce de l’autorité par exemple, on va la qualifier d’autoritaire, voire d’hystérique. Son rôle en tant que manager va être valorisé à condition qu’il s’inscrive dans une logique de complémentarité où elle apporte autre chose: de l’écoute, un autre regard… Les femmes demeurent ainsi toujours des secondes… De ce point de vue, l’arrivée d’Isabelle Kocher à la tête d’Engie est un cas d’école. En mai 2016, l’assemblée plénière des actionnaires a voté le dédoublement du poste, le PDG sortant, Gérard Mestrallet, devenant président non exécutif. Le fait qu’il ait accepté ce poste pour une rémunération symbolique montre surtout le caractère impensable de voir une femme réellement numéro un… Pourquoi les femmes ne peuvent pas être des numéros un à part entière? Leur faible nombre à ces postes et le fait de mettre en place des binômes témoignent de la peur qu’elles ne soient pas en capacité d’assumer, qu’elles mettent en danger l’entreprise, la société…

Que pensez-vous du système des quotas dans les conseils d’administration?

C’est nécessaire, malheureusement. Les lois dites sur la parité le prouvent. Là où il n’y a pas de contrainte, les choses n’évoluent pas ou peu: les femmes sont ainsi peu présentes dans les comités de direction. On constate de plus que les profils des femmes nommées aux conseils d’administration se distinguent de ceux des hommes. Plus internationales, plus représentantes de services RH ou juridique et du monde du numérique, les femmes sont choisies pour un cumul d’atouts, et donc de bénéfices potentiels.

Faut-il donc mettre des quotas partout?

Considérer que nous sommes égaux, quelles que soient nos caractéristiques, en particulier le sexe, les origines, l’apparence, c’est supposer que les talents sont répartis de manière aléatoire entre les individus. En partant de ce principe, si dans la gouvernance d’une entreprise, il n’y a que des hommes blancs de milieux favorisés, cela n’est pas la conséquence du mérite mais de discriminations. Si la redistribution des places de gouvernance est nécessaire et juste, elle ne constitue que la première étape. L’objectif est en effet non seulement que tout le monde ait accès à tous les postes, mais que ce soit pour les mêmes raisons. Pour cela, il faut que les femmes et les personnes racialisées soient reconnues à égalité, et non comme représentantes d’intérêts spécifiques. Enfin, il faut qu’elles jouissent d’un réel pouvoir décisionnaire. Si la représentativité est respectée dans les instances, mais que la prise de décision est réservée à un petit groupe où dominent toujours les mêmes profils, l’objectif n’est pas atteint.

Où en est-on sur la lutte contre les discriminations liées à l’origine?

Les directives européennes ont joué un rôle central dans la mise en œuvre d’une législation de lutte contre les discriminations sexuées et ethno-raciales. Cette lutte porte aussi le débat sur le cumul et l’intersection des discriminations. Le fait que les statistiques dites ethniques n’existent pas en France ne doit pas empêcher d’objectiver les discriminations raciales. Afin d’aller au-delà du marketing sur les couleurs de l’entreprise, qui peut aboutir à un equality washing, le testing est une initiative intéressante.

Réjane Sénac

Chercheuse au centre de recherches politiques de sciences PO, Réjane Sénac est une spécialiste des politiques d’égalité professionnelle et de diversité. Par ailleurs présidente de la commission parité au haut conseil à l’égalité femmes-hommes, elle vient de publier, aux presses de sciences PO, les non-frères aux pays de l’égalité (2017) après l’égalité sous conditions (2015).

Auteur

  • Catherine Abou El Khair