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Sait-on objectiver la charge de travail des cadres ?

Idées | Débat | publié le : 02.01.2017 |

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Sait-on objectiver la charge de travail des cadres ?

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La concertation interprofessionnelle sur le télétravail doit aborder cet épineux sujet pour les entreprises. Obligation pour l’employeur, le contrôle, et donc la mesure de la charge de travail, est un préalable indispensable.

Thierry Rousseau Chargé de mission à l’Anact, au département études, capitalisation, prospective.

Sans doute plus que d’autres catégories de salariés, les cadres voient se brouiller les frontières de leur travail. Différents phénomènes sont à l’œuvre : déploiement du numérique, fracturation de l’entreprise et renouvellement de ses modes d’organisation, transformation des exigences et des modes de prescription de l’activité. Il existe diverses catégories de cadres, tous n’encadrant pas d’autres salariés. 47 % bénéficient de conventions de forfait jours, les autres étant assujettis à des horaires réguliers. Le métier, décrit comme impossible par certains sociologues, combine activité symbolique, traitement de l’information et action sur autrui. Le cadre organise et vérifie le travail des autres salariés. On attend de lui une certaine abnégation à l’égard de l’entreprise. Son statut et sa reconnaissance en dépendent parfois.

Pour autant, il s’agit bien d’un travail dont la charge peut être objectivée. Mais il faut distinguer la charge réelle, prescrite, subjective. Quand les cadres répondent à des exigences fixées par d’autres, on parle de charge prescrite ou théorique. Pour y répondre, ils se mobilisent et mobilisent d’autres qu’eux. La réalisation de leur travail dépend de l’efficacité de ces processus. C’est leur charge de travail réelle, ce qu’ils font ici et maintenant. Enfin, ils évaluent en permanence leur propre charge de travail et tamisent le regard porté sur celle-ci à l’aune de leurs attentes, de leurs perspectives professionnelles. La possibilité de progresser conditionne la représentation qu’ils se font du poids de la charge de travail. Cette dernière dimension est qualifiée de subjective.

Enfin, la charge de travail ne résulte jamais d’un face-à-face entre l’individu et sa fonction professionnelle. L’appréciation de cette charge dépend d’un système de ressources et de contraintes, qui est toujours consenti par une organisation du travail collective. Il devient alors nécessaire de mettre en débat ce qui constitue la charge de travail, ce qu’il faut faire absolument, ce qui peut être reporté ou confié à d’autres. La régulation de la charge de travail n’est pas qu’affaire individuelle mais de la responsabilité de toute l’organisation. Car c’est un moyen pour ajuster l’activité aux objectifs de performance de l’entreprise.

Juliette Soria Cofondatrice de Silamir, auteure d’un Livre blanc sur la gestion de la charge de travail.

Compte tenu du forfait jours, la charge de travail d’un cadre, a fortiori toujours connecté, est en effet des plus difficiles à objectiver. À cela s’ajoute la connotation négative de la notion de « charge », renforcée par le lien de subordination salarié/employeur. C’est pourquoi nous préférons parler d’expérience salarié et d’organisation du travail dans le collectif. Dans cette vision globale, dont le cadre est une des parties prenantes, la mesure de l’expérience remplace celle de la charge de travail et couvre les dimensions quantitatives et qualitatives.

Quand le temps manque, certains éléments qualitatifs ont un fort impact : durée et conditions de transport, environnement de travail, ambiance entre collègues, tâches répétitives, outils métiers inefficaces… Autant d’« irritants » grevant la charge ressentie et contribuant notamment au plébiscite du télétravail, qui permet d’associer bien-être et productivité. La notion d’irritant opérationnel permet d’objectiver la charge de travail.

Nous préconisons ainsi Net Promoter Score (NPS), un outil utilisé côté client avec une seule question. Le « recommanderiez-vous ce produit à un ami ? » devient « recommanderiez-vous votre poste… », avec réponse anonyme.

La mesure de l’expérience rend le cadre acteur de son parcours professionnel et lui donne les moyens de piloter sa performance opérationnelle. En mesurant la satisfaction (content/pas content) une fois par semaine, par exemple, on repère les pics d’insatisfaction en fonction du métier des répondants. À l’inversion de la courbe, un entretien permet au manager et/ou au responsable des ressources humaines d’identifier l’irritant et d’apporter une solution, souvent relativement simple. Des modalités complémentaires peuvent être proposées pour saisir l’expérience dans sa dimension complexe et transversale. Au NPS s’ajoutent l’entretien individuel récurrent, le diagnostic transversal en cas d’alerte et le pilote de mesure de l’expérience salarié en équipe. Enlever les irritants opérationnels est l’assurance d’une plus grande satisfaction au travail.

Laurent Maunier Consultant santé au travail chez Secafi, coauteur d’une étude sur la charge mentale.

Les outils numériques ont bouleversé le modèle classique de la charge de travail. Jusqu’à présent, les facteurs aggravant le sentiment de charge de travail des cadres étaient bien identifiés. Les interruptions de tâches, qui perturbent la concentration, créent une charge cognitive supplémentaire. Les situations d’urgence aussi, qui provoquent une perte de priorisation des tâches. Dans les organisations matricielles, les cadres sont engagés sur plusieurs projets dont la concomitance génère du stress. Les facteurs diminuant ce sentiment de charge sont aussi connus. Quand le cadre gère la priorisation de ses tâches, son sentiment de charge de travail diminue. C’est le cas aussi s’il est en phase avec la stratégie, les valeurs de l’entreprise ou s’il est soutenu par son management, ses pairs.

Les outils numériques rebattent les cartes, comme le montre l’étude de Secafi et du CNRS auprès de 3 000 salariés de l’aéronautique, pour mesurer la charge mentale. Les smartphones, les portails, les réseaux rendent les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle plus poreuses. Les cadres sont confrontés à un flux continu d’informations et dans l’obligation d’adopter une « réflexion réseau ». Car l’information se situe sur des réseaux interconnectés qui constituent une nouvelle matière du travail. Le résultat en est une absence de coupure mentale, dont on ne mesure pas les conséquences. On ne sait pas objectiver la charge mentale générée par le numérique. Elle reste une boîte noire.

La concertation sur le télétravail est l’occasion de réfléchir aux modalités de contrôle de la charge de travail. Elle doit être menée avec une grande ouverture d’esprit pour ne pas réduire le télétravail à une question d’organisation ni passer à côté des enjeux. Car les réponses restent à construire. Mesurer le temps de travail et inciter au respect des horaires n’a plus de sens au vu des nouvelles pratiques des cadres, certains aimant retravailler tard en soirée. Le droit à la déconnexion est une fausse réponse : il ne diminue pas la charge de travail qui s’accroît pendant la déconnexion. Il faut se méfier des solutions simples. Elles doivent être pensées au regard du renouvellement des modes d’organisation de l’entreprise.

Ce qu’il faut retenir

// Selon la loi travail, une concertation sur le télétravail doit s’engager entre syndicats et patronat, qui aborderont notamment le contrôle de la charge de travail.

// Le rapport de Bruno Mettling sur le numérique, remis en septembre 2015 au gouvernement, abordait déjà le sujet. Son conseil ? « Intégrer par le dialogue social une mesure de la charge de travail plus adaptée que celle du temps de travail. » Il en faisait « un préalable » pour pouvoir étendre l’usage du forfait jours.

// L’obligation de contrôler la charge de travail est déjà un pilier de la prévention des risques psychosociaux, en plus d’être une obligation pour l’employeur. La Cour de cassation admet la faute inexcusable d’un employeur qui ne prend pas la mesure du risque. Une convention individuelle de forfait jours peut être privée d’effet si l’employeur n’a pas organisé un suivi régulier de la charge de travail garantissant une amplitude et une charge raisonnables.

En chiffres

47,8 % des cadres étaient au forfait jours en 2014 et 3 % des non-cadres.

13,3 % des salariés des entreprises privées de plus de 10 salariés étaient à ce régime en 2014, contre 10 % en 2007 et 4 % en 2001.

Source : étude Dares, juillet 2015.

Erratum

Contrairement à ce que nous avons écrit dans notre dernier numéro (décembre), le montant des cotisations des complémentaires santé collectées en 2014 s’élève à 33,9 milliards d’euros et non à 33,9 millions d’euros.