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“Le travail n’est plus une question politique”

Actu | Entretien | publié le : 05.12.2016 | Anne Fairise

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“Le travail n’est plus une question politique”

Crédit photo Anne Fairise

Pour l’économiste, faute de redonner du sens au travail, la société menace de se dissoudre. Il voit un espoir dans la révolution numérique, pour peu qu’elle soit régulée.

La France vit une profonde crise identitaire et du « vivre ensemble ». Vous écrivez que le rôle du travail est sous-estimé dans la cohésion sociale. En quoi ?

Le « vivre ensemble » ne repose pas sur une vision abstraite. Toute communauté nationale s’appuie sur une culture, un passé ou un projet communs. Mais elle se constitue aussi à partir de l’activité de ses membres, de leur manière de produire ensemble, des relations concrètes que le travail génère. Le travail joue ce rôle déterminant dans le tissage des relations sociales et dans la manière de réaliser les projets de la communauté. Une communauté se dissout dès lors que le sens du travail et le sentiment d’utilité se perdent. Parce que ses membres ne peuvent expliquer les raisons de leur travail et donc de leur interdépendance par le travail.

Vous pointez une double dépréciation du travail. Qu’entendez-vous par là ?

La société occidentale a fortement réduit la signification du travail. Nous sommes formatés pour ne voir que le travail professionnel donnant lieu à rémunération, le travail salarié pour l’essentiel. Les autres formes sont considérées comme négligeables. Pourtant leur importance économique est considérable. Je pense au travail domestique, au travail bénévole, sur Internet ou au travail du consommateur. En les déconsidérant, on occulte une large partie de notre vivre ensemble. Car le travail salarié ne représente pas plus de 12 %, en moyenne, de la vie d’un individu travaillant trente-cinq à quarante heures par semaine, pendant quarante ans ! Or l’économie a non seulement réduit toutes nos activités de travail au seul travail professionnel, mais elle a aussi progressivement désincarné ce travail professionnel dans des organisations de plus en plus complexes. Les procédures de gestion ont pris le dessus sur la réalité du travail, intensifié et réduit à l’atteinte d’objectifs comptables. Le travailleur a perdu la liberté de définir le sens de son travail, son contenu et son utilité. Nous sommes désormais face à cette double disparition. Le travail n’est plus une question politique qui fait réfléchir et agir.

C’est paradoxal dans une société avec près de 10 % de chômeurs. Depuis quand le travail est-il devenu un impensé politique ?

Entendons-nous, on parle bien d’emploi ou de souffrance au travail, mais il n’y a plus de discours sur le travail comme processus d’émancipation sociale. Cette dimension politique s’est perdue dans les années 1970, quand le marxisme a décliné et que la consommation de masse s’est imposée. Il y a eu une cassure avec le néolibéralisme, qui porte une conception individualiste de la société centrée sur la consommation. L’individu n’est plus vu comme un producteur de choses utiles. Il maximise aussi ses intérêts sur son lieu de travail et on lui verse des primes pour qu’il atteigne ses objectifs. Il a perdu la maîtrise de son travail, mais il compense cette perte de liberté par la consommation. Le projet politique est devenu un projet de loisirs et de consommation toujours renouvelée. Le travail sert à gagner le revenu nécessaire pour consommer.

Risques psychosociaux, burn out, désengagement : on parle beaucoup aujourd’hui de souffrance au travail… N’est-ce pas difficile de défendre une dimension émancipatrice du travail ?

Oui, il n’est pas facile de défendre une vision positive, car émancipatrice, du travail aujourd’hui. Une conception doloriste du travail s’est imposée, en se référant à une étymologie fantaisiste du mot travail. Tripalium, la racine latine, désigne un outil destiné à immobiliser un animal que l’on va ferrer, et pas un instrument pour le torturer ! Mais c’est l’idée de torture qui s’est malgré tout imposée. De même, quand on affirme que le travail rend libre, on se heurte à l’utilisation par les nazis de cette formule placée à l’entrée des camps de concentration. Mais ils l’ont affichée précisément là où l’esclavage était total, là où il n’y avait pas de travailleurs. Cette ironie macabre devrait nous faire réfléchir. Car l’enjeu est de choisir. Si le travail est vu comme émancipateur, on construit la société à partir des travailleurs. S’il n’est qu’aliénation, le projet politique sera fondé sur la consommation infinie.

Vous faites partie des optimistes pour qui la révolution numérique est une chance.

C’est vrai qu’elle a donné au travail non salarié de l’espace et des outils qui permettent d’échanger facilement des services entre particuliers, de vendre des produits, d’organiser des espaces de travail. L’économie collaborative transforme la culture du travail, en revalorisant des savoir-faire et des compétences, hors des lieux marchands traditionnels. Cela stimule une économie de la libre participation aux projets collectifs. Souvent, dans les communautés virtuelles, le plaisir du « travail bien fait » prime sur la reconnaissance personnelle.

La révolution numérique va-t-elle pousser les entreprises à revoir leurs pratiques ?

Le groupe AccorHotels ne peut pas ignorer le premier hôtelier du monde qu’est devenue la plate-forme Airbnb, en permettant aux particuliers de devenir hôteliers occasionnels par la location de leur appartement ! La concurrence du travail non salarié oblige beaucoup d’entreprises à revoir leur façon de produire. Elle va les pousser aussi à prendre en compte le travail réel des salariés, leurs compétences et leurs capacités à prendre des décisions. Regardez les efforts des entreprises pour retenir les jeunes rétifs à la hiérarchie et répondre à leur nouvelle culture du travail. Voyez le modèle de management par hiérarchies plates, qui privilégie la prise de décision par ceux connaissant le métier. Ces récentes innovations sont liées à la concurrence du travail non salarié.

Les entreprises ne vont-elles pas limiter leurs efforts aux salariés jugés clés ?

C’est un des dangers de la révolution numérique. Elle sera une chance pour le salariat si les entreprises ne réduisent pas leurs efforts au travail à haute valeur ajoutée. Je ne crois pas au déclin annoncé du salariat car il a été inventé pour fidéliser la main-d’œuvre et diminuer les coûts d’une recherche permanente de compétences. L’entreprise vivra encore longtemps. Mais la question est de savoir si elle ne deviendra pas une entreprise élitiste repoussant les plus vulnérables en dehors de ses limites, sur le marché précaire.

Il y a un versant sombre de la révolution numérique, celui des conditions de travail très standardisées faites aux indépendants par les plates-formes type Uber…

C’est le deuxième danger de la révolution numérique. Elle permet aussi d’organiser un travail très industrialisé, voire plus désincarné encore que ce que l’on connaît. Dans le programme Turc mécanique d’Amazon, développé depuis 2005, des milliers d’internautes sont payés au temps passé à effectuer des microtâches, sans jamais participer à la définition des projets ni avoir de vision d’ensemble de ce à quoi ils contribuent. Nous sommes à ce tournant historique où deux façons de vivre ensemble sont en compétition, soit dans le sens d’une plus grande émancipation par le travail, soit dans celui d’une plus grande aliénation.

Comment le politique peut-il agir ?

Trois sujets sont clés. D’abord, la gouvernance des plates-formes numériques dont nous parlions. Doit-elle être assumée par des intérêts privés ou par les utilisateurs ? Ne faut-il pas partager la valeur ajoutée entre plates-formes et indépendants ? Un deuxième sujet concerne la définition des revenus liés aux différentes façons de travailler, qui ne se réduisent pas au seul travail professionnel et donc au salaire. Je défends la création d’un revenu minimum garanti universel, même si cette proposition est plutôt un stimulant pour la réflexion politique davantage qu’une proposition technique élaborée. Tout peut être imaginé. Le troisième sujet porte sur la protection sociale des travailleurs indépendants, pour les assurer contre la précarité. Aujourd’hui, les réponses apportées ou non à ces trois questions sont des marqueurs politiques.

Pierre-Yves Gomez

Spécialiste des liens entre l’entreprise et la société, cet économiste vient de publier intelligence du travail aux éditions Desclée de Brouwer. Docteur en gestion, il est connu pour son engagement social en faveur d’une « autre » gouvernance, notamment à travers l’institut français de gouvernement des entreprises de l’Emlyon, dont il est Directeur.

Auteur

  • Anne Fairise