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Les livreurs à vélo, tâcherons du XXIe siècle

Décodages | publié le : 04.10.2016 | Anne Fairise

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Les livreurs à vélo, tâcherons du XXIe siècle

Crédit photo Anne Fairise

Le paiement exclusif à la course, imposé cet été par Deliveroo à ses coursiers à vélo, signe la fin d’un âge d’or en matière de rémunération. Et annonce plus de pression et de mise en concurrence pour ces livreurs, vrais-faux indépendants.

Décidément, le vent est mauvais pour les coursiers à vélo sillonnant Paris et les métropoles hexagonales, à la demande des plates-formes numériques, pour livrer en un temps record salades, sushis ou burgers ! Fin juillet, le placement en redressement judiciaire de la start-up belge Take Eat Easy a laissé sur le carreau 2 500 runners dans la capitale, à Bordeaux ou à Lyon, qui n’ont pas été payés pour le mois écoulé. Et déplorent, pour certains, une ardoise allant jusqu’à 2 000 euros. Début août, ce sont les 2 000 bikers du britannique Deliveroo, chargés de livrer « en moins de trente minutes », qui ont reçu une douche froide. Par mail, la jeune pousse en pleine expansion, aujourd’hui présente dans 16 villes de l’Hexagone, les a avertis d’un changement radical de braquet en matière de tarifs. Alors même qu’elle bouclait sa cinquième levée de fonds, d’un montant de 248 millions d’euros.

Fini, le paiement à l’heure (7,50 euros), assorti d’une commission par livraison selon l’ancienneté (de 2 à 4 euros), place à une « tarification exclusivement à la course » ! Un modèle, argue-t-elle, qui les aidera à « maximiser leur chiffre d’affaires »… Depuis le 8 août, c’est 5,75 euros par livraison à Paris, et 5 euros à Bordeaux, Lyon ou Toulouse, pour tout nouveau livreur, employé ici comme dans toutes les start-up du delivery service (Foodora, Stuart, UberEats) en tant qu’indépendant, sous statut d’autoentrepreneur. Des conditions qu’elle tente d’imposer aux anciens. « Au motif que je ne m’étais pas connecté pendant un mois, Deliveroo a voulu m’appliquer ses nouveaux tarifs. J’ai tapé un scandale. Le contrat commercial, qui nous lie, est valable jusqu’à la fin de l’année. J’ai obtenu gain de cause », explique Matthieu Dumas, 22 ans, ex-cuistot et fondateur du Collectif des coursiers franciliens, qui fédère 1 000 livreurs sur Facebook.

À l’en croire, ça grogne fort chez les Deliveroo qui n’apprécient pas que la start-up reporte sur eux l’aléa des commandes. Beaucoup anticipent ainsi une baisse de leur chiffre d’affaires. À moins de pédaler plus vite lorsque les livraisons affluent, pour en capter un maximum, ou d’être plus longtemps disponible quand elles se font rares… « Les livreurs qui sont sur des zones où il y a peu de commandes vont morfler », pronostique Matthieu Dumas. Logique, puisqu’il n’y a plus de minimum garanti, sauf sur certains créneaux réduits, les shifts du soir, par exemple, où deux courses sont assurées par heure, soit 11,50 euros. « Mais il faudrait pouvoir faire trois livraisons par heure. À moins de 15 euros l’heure, ce n’est pas rentable pour un autoentrepreneur, vu les charges », rappelle-t-il. Le coût d’achat du vélo, c’est pour le coursier. Les réparations aussi. Et il doit s’acquitter des cotisations au Régime social des indépendants, soit 24 % du revenu. Sans compter les assurances.

Récompenser l’effort

Mais l’argument du « gagner plus » ne laisse pas tout le monde indifférent. Surtout les fondus de vitesse, capables de soutenir des rythmes élevés, qui ont déjà expérimenté des soirées où les commandes tombent dru. Le paiement à la course, n’est-ce pas le moyen de gonfler son chiffre d’affaires, théoriquement sans plafond ? « Jeudi dernier, j’ai fait 10 courses, de 20 heures à 22 h 5. Je me suis fait 45 euros, je me serais fait 57,50 euros avec la nouvelle tarification », a déjà calculé Fabian, encore rémunéré 7,50 euros l’heure et 3 euros la livraison. « Payer à la course, c’est récompenser l’effort. Ça ne me choque pas. Sauf que cela supprime la progression récompensant la régularité. Comme si on était tous interchangeables », estime Nicolas, un autre ancien. Chose certaine, l’argument d’empocher plus ne déplaît pas aux nouveaux embauchés. À trois commandes par heure, ils gagneront 17,25 euros contre 15,50 euros auparavant. Et 23 euros (contre 17,50) dès la quatrième livraison !

« Livrer à ce tarif, c’est toujours rémunérateur pour un job qui n’exige aucune qualification et permet de choisir ses horaires », estime Robin, 24 ans. Diplômé d’un master Géographie des pays émergents, lui est devenu livreur à Paris, le temps de l’été, « pour échapper à un boulot de serveur à 60 heures payées 41, pour 1 500 euros ». En travaillant trois fois moins, soit quatre midis et quatre soirs par semaine, il a empoché 1 200 euros net. Grâce à l’allégement de cotisations sociales accordé à tout autoentrepreneur de moins de 26 ans ou chômeur qui les porte à 5,80 % à peine la première année. Du pain béni pour Deliveroo, qui recrute ses livreurs pour l’essentiel parmi les étudiants et les demandeurs d’emploi. À deux courses par heure, les livreurs gagnent, une fois leurs cotisations payées, 10,83 euros net. Un tiers de plus que le smic horaire !

De quoi expliquer que la grogne n’a pas été très audible ? « Les coursiers à vélo travaillent souvent pour plusieurs plates-formes. Quand les conditions ne leur conviennent plus sur l’une, ils la désertent », note un bon connaisseur de cette communauté hétéroclite qui ne jure que par son indépendance. Où l’on croise des cyclistes qui se sont frottés à la Transcontinental Race (4 000 kilomètres de la Belgique à la Turquie), des étudiants cherchant un job d’appoint, des chômeurs remettant le pied à l’étrier… « L’arrivée du paiement à la course annonce la fin de l’âge d’or. Mais il n’est pas encore terminé. Le jour où toutes les boîtes baisseront simultanément leur tarification, il sera temps de passer à autre chose », confirme un ancien de Deliveroo, qui tournait « entre 17,50 et 18,50 euros l’heure ».

Dans les faits, c’est à Londres, et non à Paris, que la grogne des coursiers contre Deliveroo s’est muée en débrayage. Mi-août, par centaines, les livreurs à deux-roues se sont déconnectés de l’application mobile avant de battre le pavé pour protester contre le nouveau tarif : 3,75 livres (4,39 euros) la course, contre 7 livres l’heure auparavant, auxquelles s’ajoutait 1 livre par course. Avec succès : la start-up a renoncé à leur appliquer les nouvelles règles, imposées aux seuls nouveaux entrants dans la profession.

Dans l’Hexagone, en revanche, la mobilisation se construit très doucement. « Il faut sortir de l’idée qu’on est sur des vélos pour gagner un max de blé en un minimum de temps ! Ce métier est dangereux et doit être régulé. » Qu’il harangue les livreurs ou s’adresse aux médias, Jérôme Pimot, 41 ans, le coursier « lanceur d’alerte », se bat pour faire reconnaître leur situation, faite de précarité et de salariat déguisé. Casque, gants, coudières… Lui, apparaît toujours pleinement équipé. Comme un contre-exemple vivant pour les imprudents, notamment ceux qui cèdent à la course vitesse. La tentation n’est jamais loin, notamment chez les jeunes passionnés, constamment branchés sur des applications mobiles pour calculer leur vitesse moyenne. En cas d’accident, ils en seront de leur poche. « “Remets-toi bien et rappelle-nous quand tu te sentiras mieux.” Voilà ce qu’on nous dit en cas de chute », déplore Matthieu Dumas, du Collectif des coursiers franciliens.

Sauf que tout pousse, dans l’organisation du travail, à la course vitesse. Les start-up ont un sacré point d’appui : l’esprit sportif de leurs « prestataires ». Toutes les plates-formes usent des mêmes ficelles. Le temps de réponse du coursier lorsqu’une livraison lui est attribuée ? Le plus court possible. Chez Deliveroo, il devait par exemple être inférieur à 30 secondes sur plusieurs semaines pour que le livreur accède aux courses majorées (3 euros au lieu de 2). Des « audits de performances » (rapidité de réponse, de livraison, assiduité) sont régulièrement envoyés aux troupes. Et des « bonus performance » attisent la concurrence. En septembre, chez Stuart, jeune pousse française, 15 euros étaient promis aux 15 coursiers ayant « parcouru la plus grande distance dans la journée », aux 15 « ayant la vitesse moyenne la plus importante », aux 15 « ayant fait le plus de courses entre 19 heures et minuit »… Pas de quoi inciter à la prudence !

Pousse-au-crime

Le contraste avec les sociétés de livraison spécialisées dans la course tournée (délai d’acheminement de 3 à 4 heures) est saisissant. Chez Coursier.fr (200 livreurs, dont 70 à vélo), le temps de travail est limité et aménagé pour les cyclistes : pas plus de quatre jours de travail dans la semaine et trois consécutifs au maximum. « C’est nécessaire pour des questions de sécurité et de santé. Rouler de 80 à 100 kilomètres par jour, sept heures d’affilée, génère de la fatigue. Il faut en tenir compte », explique Frédéric Murat, le cofondateur. Les coursiers dans le delivery service ne diraient pas autre chose… Faire deux shifts, celui du midi et du soir, c’est aussi sept heures passées à rouler, même si c’est en discontinu. Et certains font bien plus, puisqu’il n’y a aucune limitation de durée du travail pour les autoentrepreneurs.

Dans ce contexte, l’introduction du paiement à la course, véritable booster de productivité, est un pousse-au-crime, selon François Thomas, de la CGT Coursiers. « C’est une double incitation, à la vitesse et à passer plus de temps sur son vélo. C’est accidentogène », déplore le syndicaliste. Et celui-ci de dénoncer un retour à des pratiques archaïques datant des années 1970 et 1980, quand les coursiers motorisés des sociétés de transport étaient payés « au bon papier », c’est-à-dire à la course. Ce qui assurait de solides revenus aux acharnés du guidon, qui prenaient de très gros risques sur la route… En sortir a d’ailleurs été un très long chemin. Ce n’est qu’en 2007 que les employeurs ont été contraints, par avenant à la convention collective du secteur, de payer un fixe à leurs coursiers salariés circulant à moto ou à scooter. Une obligation étendue depuis cette année à leurs coursiers à vélo. Sous leurs dehors d’extrême modernité, les start-up de la livraison à domicile piétinent des acquis sociaux obtenus de haute lutte.

Le modèle SmartBe

Formation sécurité, vérification du matériel avant la première prise de poste, shift de trois heures minimum quel que soit le nombre de courses effectuées dans ce laps de temps… Voilà les droits fondamentaux négociés par la coopérative belge SmartBe au printemps dernier pour ses 800 coursiers à vélo. Des salariés, dont la majorité travaillait auparavant pour Take Eat Easy et Deliveroo. L’objectif recherché par l’employeur belge ? « Réduire tous les risques liés au fait que les livreurs sont poussés à faire le plus de courses possible. » Et souvent dans des conditions climatiques déplorables, les livraisons à domicile augmentant… dès qu’il pleut. Une voie à suivre pour la France ? La piste de la création d’une coopérative est à l’étude dans le Collectif des coursiers franciliens, qui a pris langue avec des élus de la mairie de Paris. Réponse cet automne.

Auteur

  • Anne Fairise