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“Charge de travail” : le roi est nu ?

Idées | Juridique | publié le : 03.09.2016 | Jean-Emmanuel Ray

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“Charge de travail” : le roi est nu ?

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

« Avant le 1er décembre 2016, le gouvernement remet au Parlement un rapport sur l’adaptation juridique des notions de lieu, de charge et de temps de travail liée à l’utilisation des outils numériques. » La loi du 8 août 2016 veut, enfin, initier une réflexion de fond sur le travail des neurones, qui a le don d’ubiquité car faisant disparaître la notion fondatrice de « temps et lieu de travail ». La « charge de travail » est alors plus difficile à appréhender que l’objective charge pondérale de l’ouvrier que l’on retrouve dans les critères du compte pénibilité (cf. seuil de manutention de 7  500 kilos par jour) ou le rendement horaire de l’opérateur d’un centre d’appels. Or, au-delà du droit à la déconnexion désormais entré dans le Code, elle est omniprésente dans le nouveau régime du forfait jours.

L. 3121-60 : « L’employeur s’assure régulièrement que la charge de travail du salarié est raisonnable, et permet une bonne répartition dans le temps de son travail. »

L. 3121-64 – II. « L’accord collectif détermine : 1° les modalités selon lesquelles l’employeur assure l’évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié ; 2° les modalités selon lesquelles l’employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail du salarié. »

L. 3121-65 : à défaut, « l’employeur s’assure que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires. Il organise une fois par an un entretien avec le salarié pour évoquer sa charge de travail, qui doit être raisonnable ».

Évaluer, suivre, parfait ! Mais c’est quoi la « charge de travail » d’un cadre autonome ? Dans la conception manufacturière sur laquelle s’est construit notre Code, c’est la durée collective du travail qui mesurait et régulait la charge de travail, toute exportation du travail étant physiquement impossible. Cet encadrement quantitatif n’a pas disparu, comme le rappelle l’article L. 3121-62 : si le cadre au forfait jours n’est pas soumis aux dispositions – en heures – relatives à la durée maximale quotidienne et hebdomadaire, il reste protégé par les normes communautaires sur les temps minimaux de repos.

Mais au-delà ? Pour contrôler, il faut d’abord connaître. Or, côté entreprise, il faut être courageux pour se lancer dans une « co-opération vérité » avec le CHSCT ou les syndicats sur ce concept explosif et très médiatisé, entre la surcharge (burn out) et la sous-charge (bore out).

I. BOITE DE PANDORE…

Car, comme le montrent les remarquables travaux de l’Anact, la charge de travail recouvre trois visions différentes, dont il faut faire la synthèse pour comprendre.

1. Vue top. Le travail prescrit au titre du pouvoir de direction de l’employeur, avec objectifs à atteindre, process et reportings.

2. Vue down. Le travail réel effectué par le collaborateur ou l’équipe, quotidiennement confrontés à des problèmes « pas marqués dans le manuel ». À commencer par des défaillances dans l’organisation, humaines mais aussi techniques : par exemple, des irritants liés à des outils inadaptés. Seuls les salariés et leur collectif de travail les connaissent vraiment. Ils pourront profiter de la relance du droit d’expression directe et collective voulue par la loi travail avec sa négociation sur « la mise en place de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale ».

3. Vue moi. La charge de travail ressentie est différente selon chaque salarié : sa personnalité, sa formation, son écosystème personnel mais aussi professionnel : marges de manœuvre, soutien attendu des collègues, charge cognitive ou communicationnelle vécue différemment par un Y grisé par la vitesse et un senior : l’effort intellectuel augmentant avec l’âge, la charge mentale aussi.

Au-delà du sens et de la reconnaissance, qui changent tout, il faut donc commencer par connaître : baromètre semestriel sur la qualité de vie, remontée des entretiens individuels, groupes d’expression sur le réseau social interne avec recherche sémantique informatisée… Discuter plus que mesurer, car l’approche volumétrique oublie souvent la charge mentale.

II. TRAVAUX D’HERCULE

Passer de l’objective charge pondérale à la subjective « charge mentale », c’est-à-dire de la sécurité physique à la « santé mentale », c’est changer de logiciel… et donc, pour les acteurs, monter en compétence. Deux types d’accords s’y emploient.

Accord défensif. Il s’agit ici de se mettre en conformité avec les exigences de prévention des risques, si importante depuis le revirement de la chambre sociale du 1er juin 2016. Et tenter d’éviter une médiatique mise en examen des dirigeants pour harcèlement moral, ou une condamnation pour faute inexcusable (Cass., civ. 2, 8 novembre 2012 : infarctus à la suite d’une « politique de réduction des coûts ayant accru la charge de travail »).

Illustration avec l’accord Michelin du 15 mars 2016 sur « la maîtrise de la charge de travail des cadres autonomes » poursuivant trois objectifs : identifier les situations caractérisées par une charge déraisonnable, en dresser une analyse partagée, déterminer les actions à engager. Avec un contrôle des connexions à distance en soirée et le week-end pour les cadres itinérants et un « dispositif de vigilance » lorsque, cinq fois en un mois, le repos quotidien est inférieur à onze heures ou l’amplitude supérieure à onze heures. Premier niveau de traitement : le cadre et son manager. Si aucune solution n’est trouvée, la direction du personnel intervient : dissuasif pour le responsable hiérarchique… lui-même sous pression.

Accord offensif. Ainsi de « l’accord de méthodologie sur l’évaluation et l’adaptation de la charge de travail » signé le 21 juin 2016 chez Orange. D’abord un constat : « Une charge de travail adaptée est l’équilibre entre les ressources dont disposent les salariés et les contraintes qui se posent à eux. Cet équilibre résulte d’une discussion sur le travail. » Puis trois axes d’action : impact des projets sur la charge de travail, prévisions d’emploi et de compétences adaptées, mise en place de méthodes et de dispositifs d’échange sur le terrain. Au chapitre des moyens : maîtrise du temps de travail, prise en compte des propositions dans la conduite des projets et de la GPEC, suivi effectif et individualisé, avec prise en charge des difficultés signalées, et attention particulière aux alertes récurrentes.

Problème : ces nouveaux contrôles contredisent l’idée même de « cadre autonome » tout en alourdissant la charge des managers de proximité, dont l’avis est rarement demandé.

Jean-Emmanuel Ray

Professeur de droit à l’université Paris I (Sorbonne), où il dirige le master professionnel Développement des ressources humaines, et à Sciences po. Il publie en septembre 2016 la 25e édition de Droit du travail, droit vivant (éditions Liaisons).

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray