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Comment Uber pousse ses pions en Seine-Saint-Denis

Décodages | publié le : 03.09.2016 | Alexia Eychenne

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Comment Uber pousse ses pions en Seine-Saint-Denis

Crédit photo Alexia Eychenne

Les véhicules de tourisme avec chauffeur sont devenus le premier secteur de création d’entreprises du « 9.3 ». Du pain béni pour Uber, leader controversé du secteur, qui se targue d’être un gisement d’emplois dans ce territoire sinistré.

Rouler sans assurance est passible d’une amende de… » Philippe Leroy, tignasse blanche et voix de stentor, laisse sa phrase en suspens. Chez Cab Formations, à Montreuil, à l’est de Paris, 11 stagiaires fixent l’enseignant, l’air hésitant. 4 000 euros ? 3 750 ? 5 000 ? Âgés de 30 à 50 ans, ces candidats à l’examen d’entrée au métier de conducteur VTC (véhicule de tourisme avec chauffeur) optent à raison pour la réponse B. Dans trois semaines, ils plancheront en conditions réelles : 110 questions sur le droit des transports, la gestion, le français… Depuis février, plus besoin de formation poussée pour décrocher sa carte professionnelle. La simple réussite au questionnaire à choix multiples suffit. Pour l’instant du moins, car un examen plus poussé, commun à celui des taxis, pourrait s’y substituer si le texte porté par Laurent Grandguillaume, adopté en première lecture à l’Assemblée cet été, arrive à ses fins.

Depuis que le géant Uber a déboulé en France en 2012, le secteur des VTC explose. Les démêlés de la firme californienne avec les taxis, le gouvernement et, plus récemment, l’Urssaf n’ont pas refroidi les vocations. Pas plus que ses conditions de travail controversées. Partenaire d’Uber, Cab Formations a vu passer plus de 800 stagiaires depuis l’ouverture de son premier centre à Évry, en juin 2015, puis d’un deuxième à Montreuil deux mois après. « Nous savions que la demande était forte en banlieue, surtout en Seine-Saint-Denis, car c’est là qu’Uber s’est développé », explique Fouad Haddouchi, son fondateur.

La preuve : sur 3 439 sociétés immatriculées l’an dernier dans la catégorie qui inclut les véhicules de tourisme avec chauffeur, 2 670 l’ont été en Ile-de-France, dont 773 en Seine-Saint-Denis. Loin devant Paris (413), le Val-de-Marne (344) ou le Val-d’Oise (317). Ces chiffres n’incluent pas toutes les microentreprises, mais des données compilées par l’Insee pour le site d’information Slate confirment que les VTC sont désormais le premier secteur de création d’activité dans le « 9.3 ». Certes, les concurrents d’Uber – Le Cab, Chauffeur-Privé… – lui disputent le marché, mais rares sont les chauffeurs qui se privent de sa plate-forme ultradominante pour trouver des clients.

Métier attractif.

Une start-up née dans la Silicon Valley devenue reine d’un territoire sinistré… Le mélange pourrait surprendre. Mais Uber prospère sur les difficultés du département. « L’intérêt de devenir chauffeur, c’est qu’il y a du boulot juste après l’examen », estime Tony, 35 ans, stagiaire chez Cab Formations. Dans une zone où le chômage dépasse 13 %, l’argument fait mouche. Une dizaine de ses proches ont déjà embrassé la profession et le bouche-à-oreille fonctionne à plein. Deux rangées devant lui, Lotfi rêve d’ascension sociale. Il raconte travailler plus de cinquante heures par semaine comme pâtissier au Smic. « Je ferai autant d’heures, mais pour gagner plus », espère cet autre trentenaire. Passer ses journées « en costume dans une berline » lui semble plus valorisant « qu’en tablier, les mains dans la farine ». Fouad Haddouchi juge aussi le métier attractif « aux yeux des personnes discriminées à l’embauche. Devenir son propre patron permet de franchir les obstacles ». De multiples études ont prouvé les difficultés d’accès à l’emploi des candidats des quartiers prioritaires et/ou d’origine étrangère. A fortiori dans le 93.

Uber a compris que la périphérie nord de Paris constituait un vivier stratégique et multiplie les signaux à son égard. Mi-avril, la start-up a profité de la campagne du gouvernement contre les discriminations à l’embauche pour rappeler, sur les réseaux sociaux, qu’elle acceptait les chauffeurs « peu importe [leurs] nom, prénom, âge ou origine ». Le groupe tisse aussi des partenariats pour se positionner comme un acteur de l’emploi. Son opération « Dans les quartiers » a été lancée mi-mai à Bagnolet pour former gratuitement 200 aspirants chauffeurs. Pour l’événement, l’ancien bastion communiste a prêté un gymnase à la start-up. Les candidats retenus ce jour-là sont accompagnés depuis par des partenaires d’Uber : le centre de formation Voitures noires les prépare à l’examen, les associations Adie et Planet Adam les aident à créer leur entreprise, Rent A Car loue leur premier véhicule, etc.

Uber, dont l’avenir dans l’Hexagone reste suspendu à plusieurs procédures judiciaires, compte sur ces réseaux pour redorer son blason. « Le premier objectif de l’opération “Dans les quartiers” est de créer de l’emploi. Mais elle est aussi plus efficace que toute autre campagne de lobbying pour convaincre de notre utilité, glisse une porte-parole d’Uber. Quand les élus locaux voient débarquer 300 candidats des cités qui se pressent pour travailler pour nous, ils relativisent plus facilement leurs questions sur notre modèle ou sur la concurrence envers les taxis. » La caution des acteurs institutionnels rassure aussi les candidats rendus méfiants par les polémiques. « Avec ces événements, on prouve au public que notre activité est légale », soutient-on chez Uber.

Main tendue.

Cette opération séduction divise les acteurs de l’emploi, tiraillés entre la nécessité de créer de l’activité dans les quartiers défavorisés et celle de résister à la précarisation du monde du travail. « Le modèle Uber fait parler, admet Marie Degrand-Guillaud, directrice du développement de l’Adie, qui aide les créateurs à monter leur boîte. Mais tout ce qui permet de lever les freins à l’entrepreneuriat nous intéresse. » Le coup de pouce d’Uber et de ses acolytes est, selon elle, précieux : « Le coût de la formation et de l’accès au véhicule complique la rentabilité de beaucoup de dossiers de création de VTC. » En 2015, l’Adie a financé 38 projets de ce type en Seine-Saint-Denis ; plus des trois quarts étaient portés par des personnes aux minima sociaux. Uber compte aussi parmi ses soutiens Pôle emploi et la Fondation agir contre l’exclusion.

D’autres ne voient pas cette main tendue d’un si bon œil. Mohamed Hakem, premier adjoint de Bagnolet et élu d’une liste « citoyenne » alliée au Parti socialiste, a certes donné son feu vert au partenariat. Mais il refuse désormais d’évoquer le sujet car il s’est fait « taper sur les doigts ». Les élus communistes de la ville, en particulier, se sont insurgés contre le « tapis rouge » déroulé à une entreprise « reine dans la précarisation de la société ». La majorité municipale a dû répliquer en présentant l’opération comme une réponse aux difficultés des jeunes qu’ils croisent sur le terrain. « Si nous n’avions pas prêté le gymnase, Uber aurait organisé l’événement tout seul dans un hôtel de Bagnolet, plaide un collaborateur. On s’est dit qu’il valait mieux que ça passe par nous et que ça profite à nos jeunes. »

La mission locale de Bagnolet affiche aussi des réserves. Son directeur dément avoir été en contact avec des représentants d’Uber, et encore plus avoir initié un rapprochement, contrairement au dire de la start-up. « Quand nos jeunes sont intéressés par les VTC, nous n’y mettons pas d’obstacle, mais nous n’en faisons pas du tout la promotion », indique Pierre Villa. Et si Uber assure discuter avec d’autres communes du 93 pour étendre son partenariat, certaines prennent déjà leurs distances. Comme à Saint-Denis, où les élus confient « leur opposition totale au modèle proposé » par le roi des VTC. Autant de foyers de résistance à la Uber mania…

Quatre ans de polémiques

En quatre ans d’activité, la filiale française d’Uber est devenue une multirécidiviste des contentieux. Les taxis, qui jugent sa concurrence déloyale, lui mènent la guerre. Un point a cristallisé les tensions : le service de transport entre particuliers UberPop, finalement suspendu, mais dont Uber paie aujourd’hui le prix. La plate-forme a écopé début juin de 400 000 euros d’amende. La décision, dont elle a fait appel, suit deux précédentes condamnations à 150 000 et 50 000 euros pour « pratique illégale trompeuse ». Le modèle social d’Uber constitue une autre source de controverse. En octobre 2015, un chauffeur a saisi les prud’hommes pour demander la requalification de son contrat de partenariat en contrat de travail. Malgré son statut d’indépendant, il s’estime soumis à un lien de subordination. D’autres dossiers ont été constitués avec l’aide du Syndicat des chauffeurs privés VTC Unsa, né fin 2015. Mi-mai, l’Urssaf d’Ile-de-France a pris les devants en requalifiant le statut d’indépendant des chauffeurs en celui de salarié. L’organisme a saisi le tribunal des affaires de Sécurité sociale pour obtenir le versement de plusieurs millions d’euros. Il a aussi fait parvenir un procès-verbal pour travail dissimulé au procureur de la République de Paris, qui doit décider d’ouvrir ou non une enquête. De l’aveu de l’Acoss, ces procédures ne devraient toutefois pas aboutir avant cinq ou six ans…

Auteur

  • Alexia Eychenne