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Flexibilité conventionnelle et intangibilité contractuelle

Idées | Juridique | publié le : 03.05.2016 | Jean-Emmanuel Ray

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Flexibilité conventionnelle et intangibilité contractuelle

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

« L’union fait la force. » La négociation collective a été créée pour compenser l’inégalité (économique à l’embauche, puis juridique dans l’exécution) inhérente au contrat individuel de travail : d’où le caractère impératif de notre « couverture conventionnelle », à laquelle le salarié ne peut valablement renoncer.

Tant que la croissance des Trente Glorieuses a financé du « grain à moudre », pas de conflit entre ces deux sources de droit. Mais les lois Auroux ont, en 1982, autorisé à déroger à la loi pour favoriser une flexibilité interne plutôt qu’externe, exclusivement par accord collectif ; depuis juin 2013, les accords défensifs de maintien dans l’emploi veulent faire baisser des avantages contractuels ; avec les « accords offensifs » du projet de loi travail, le conflit d’impérativités est patent car la négociation visant à l’acquisition de nouveaux « avantages » conventionnels a parfois cédé la place à une négociation de concession, avec des « contreparties » impactant le contrat de travail.

« Et moi, et moi, et moi ». Accompagnant un mouvement plus général d’individualisation (comme en témoignent les « 61 principes essentiels » de la commission Badinter, évoquant dans l’article 1 « la personne » au travail plutôt que le « salarié ») au nom de l’intangibilité contractuelle, la jurisprudence a voulu faire du contrat un donjon inexpugnable à partir de 1987. Problème : dans le même temps, le législateur, de gauche comme de droite, faisait de l’accord d’entreprise la clé de la flexibilité interne.

Changement de logiciel avec la loi du 20 août 2008 et sa légitimation des acteurs et des accords, puis celles de 2013 et 2015 banalisant l’accord majoritaire à 50 %. La « loi de la majorité » ? Décoiffante question alors posée au travailliste normal, pour qui le contrat de travail, contrat d’adhésion, s’efface forcément au profit de la convention collective.

Un singulier chassé-croisé

Ne jurant hier que par les garanties conventionnelles, certains syndicats sont devenus de fervents défenseurs de l’intangible contrat. En négociant de gré à gré, le salarié pourrait renoncer à des avantages conventionnels contre d’autres, plus personnalisés (exemple : prime contre RTT). Ce work choice aujourd’hui illicite en France est plébiscité par les jeunes générations, individualistes et soucieuses d’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.

À l’inverse, nombre d’employeurs, hier si attachés au tête-à-tête contractuel, ne jurent plus que par ces accords collectifs plus flexibles. La réversibilité des avantages conventionnels et l’affranchissement – resté très théorique – de l’accord d’entreprise à l’égard des normes conventionnelles de branche depuis mai 2004 les rendent très attractifs. Et cette affection ne risque guère de se démentir avec la future loi travail.

Résistance du contrat

Car le brave petit contrat s’est révélé être un rempart efficace contre la flexibilité collective ayant envahi le droit du travail. Mais un salarié peut-il refuser l’application d’une convention « collective », et ainsi se soustraire aux règles collectivement définies, s’agissant en particulier d’un accord de maintien de la « collectivité de travail » ? Repris le 4 février 2015, l’oublié arrêt géophysique du 19 février 1999 avait rappelé l’analyse du principe de faveur en cas de conflit de normes : « La détermination du régime le plus favorable doit résulter d’une appréciation tenant compte des intérêts de l’ensemble des salariés, et non de tel ou tels d’entre eux. »…

Mais une loi peut-elle autoriser une telle atteinte à l’intangibilité contractuelle ? « Oui, si », a répondu le Conseil constitutionnel le 15 mars 2012 : « Cette possibilité de répartition des horaires sans obtenir l’accord préalable de chaque salarié est subordonnée à l’existence d’un accord collectif. […] Fondées sur un motif d’intérêt général suffisant, ces dispositions ne portent pas à la liberté contractuelle une atteinte contraire à la Constitution. »

Si la liberté conventionnelle des partenaires sociaux peut donc imposer sa loi à la liberté contractuelle, le Conseil n’a pas non plus donné un blanc-seing au législateur en avançant « un motif d’intérêt général suffisant ». À lui seul, le mot fourre-tout – aujourd’hui conteneur – « emploi » ne saurait constituer le passe-partout de l’atteinte à l’intangibilité contractuelle. Depuis janvier 2000 et les accords 35 heures, les législateurs successifs ont multiplié les contorsions juridiques pour résoudre ce conflit d’impérativités en forme de sparadrap du capitaine Haddock.

Des solutions très créatives

Plusieurs voies ont été empruntées pour faire plier le salarié plus que l’intangible contrat :

– Considérer qu’il ne s’agit pas d’une modification du contrat mais d’un simple changement des conditions de travail, qui doit donc être accepté sous peine de licenciement sui generis, en clair pour motif personnel (loi Aubry, 19 janvier 2000 ; loi Warsmann, 22 mars 2012). Du brutal.

– Estimer qu’il s’agit d’une simple suspension des clauses contraires du contrat de travail, ayant vocation à s’appliquer à nouveau à l’échéance de la convention (accord de maintien dans l’emploi, 14 juin 2013).

– Toujours plus créatif, l’article L. 2254-2 du projet de loi travail : « Lorsqu’un accord d’entreprise est conclu en vue de la préservation ou du développement de l’emploi, ses stipulations se substituent de plein droit aux clauses contraires et incompatibles du contrat de travail, y compris en matière de rémunération et de durée du travail. » Astucieux, car au nom d’un « intérêt général suffisant », une loi peut imposer cette « substitution ». Mais surprise à l’alinéa suivant : « Le salarié peut refuser la modification de son contrat résultant de l’application de l’accord. » Or s’il y a eu substitution légale…

L’arrêt du 10 février 2016 propose une synthèse jurisprudentielle : « Sauf disposition légale contraire, une convention collective ne peut permettre à un employeur de procéder à la modification du contrat de travail sans recueillir l’accord exprès du salarié. » Mais donc aussi son éventuel refus. Y compris pour la future loi travail, l’essentiel du débat se reporte donc sur le sort des refuzniks. Car des licenciements économiques avec un riche plan de départs volontaires incitent plutôt les salariés à quitter le navire en difficulté.

Orientation générale : prononcé selon les modalités d’un licenciement individuel pour motif économique, le renvoi repose sur une cause réelle et sérieuse, l’employeur n’étant par ailleurs plus tenu aux obligations d’adaptation et de reclassement. Un licenciement low cost, mais ici justifié.

Jean-Emmanuel Ray

Professeur de droit à l’université Paris I (Sorbonne), où il dirige le master professionnel Développement des ressources humaines, et à Sciences po. Il a publié en septembre 2015 la 24e édition de Droit du travail, droit vivant (éditions Liaisons).

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray