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Médecins du travail, la perle rare (et chère)

Décodages | publié le : 03.05.2016 | Lucie Tanneau

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Médecins du travail, la perle rare (et chère)

Crédit photo Lucie Tanneau

Le nombre de médecins du travail est en diminution constante dans l’Hexagone. Conséquence, ces professionnels perdent de plus en plus le contact avec les salariés et les entreprises. Leur expertise, elle, s’arrache à prix d’or.

Départs en retraite non remplacés faute de candidats formés, méconnaissance de l’activité par les internes… La médecine du travail va mal. « Cela fait quinze ans que le constat est le même », s’insurge Dominique Huez, vice-président de l’association Santé et médecine du travail. Mais les chiffres continuent de baisser. Début 2015, le Conseil national de l’Ordre des médecins recensait 5 264 médecins du travail, contre 6 052 en 2007. Pour suivre 19 millions de salariés. « Du fait de la pyramide des âges, le déficit actuel va encore s’aggraver dans les années à venir », prédit Dominique Choudat, professeur à l’université Paris Descartes. De fait, leur moyenne d’âge s’élève à 55 ans. En 2009, déjà, la Fédération des services de santé au travail prédisait que leur nombre diminuerait de 50 % entre 2010 et 2020.

En cause, le manque de candidats. « Quand un jeune a choisi de faire médecine pour soigner, la médecine du travail ne le fait pas rêver », analyse le docteur François Simon, président de la section exercice professionnel au Conseil national de l’Ordre. « Comment voulez-vous que les étudiants s’orientent vers cette spécialité alors qu’ils n’en entendent presque jamais parler ? » enchérit Dominique Choudat. La discipline n’est en effet que brièvement évoquée lors des quatre années d’externat, et à peine plus pendant l’internat. « Vingt heures de cours en six ans », comptabilise Paul Frimat, professeur à l’université Lille 2. Entre des doyens qui encouragent une médecine de soins et des centres hospitaliers universitaires qui ont besoin d’internes, le problème semble insoluble. Résultat, sur les 170 postes ouverts l’an dernier à l’internat, seuls 100 ont trouvé preneur pour toute la France. Ce qui fait dire à Martine Keryer, secrétaire nationale chargée de la santé au travail à la CFE-CGC, qu’il s’agit d’« une pénurie organisée ».

Pour enrayer le phénomène, des voies d’accès parallèles ont été mises en place à partir des années 2000. Un système de passerelle permet depuis à des praticiens déjà en poste de se reconvertir en médecine du travail, via le diplôme de collaborateur médecin et le concours européen, ouvert aux médecins français ou étrangers. Mais on en attend toujours les premiers bénéfices. « Si ces nouvelles voies fonctionnent, 200 à 250 recrues vont arriver, cela va freiner la chute. Mais il reste à répondre à la vraie question aujourd’hui posée : quelle médecine du travail veut-on ? » interroge Paul Frimat.

Pluridisciplinarité.

La pénurie à l’œuvre contribue en effet à changer en profondeur les conditions d’exercice du métier. Avec l’aval du législateur, le contact direct et régulier entre le médecin du travail et les salariés s’est distendu. Les visites périodiques ont déjà été espacées à vingt-quatre mois en 2004, avec des possibilités de dérogation pour certaines catégories de salariés. Les visites de reprise – notamment après un accident du travail ou une maladie non professionnelle – ont, elles aussi, été allégées pour libérer l’emploi du temps du médecin. En théorie, celui-ci devrait passer un tiers de son temps en entreprise afin d’ausculter sur le terrain les conditions de travail réelles des salariés qu’il suit. Mais en pratique, les rendez-vous de bureau remplissent son emploi du temps.

Le projet de loi El Khomri en remet une couche. D’après le texte en discussion au Parlement, la visite obligatoire d’embauche est vouée à disparaître, sauf pour les salariés « à risque » (lire encadré page 30). En lieu et place, un simple rendez-vous avec un membre d’une équipe pluridisciplinaire de santé. Depuis la loi du 20 juillet 2001, ces équipes se mettent en place sur tout le territoire. Des infirmières, des techniciens en santé au travail, des ergonomes et des psychologues travaillent désormais aux côtés du médecin, dont les missions se sont multipliées. Certes, la base de son travail reste, comme depuis 1946, d’« éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail ». Mais il est conforté dans un rôle d’expert, coordonnant les interventions de spécialistes en prévention des risques et en adaptation des conditions de travail. « Pour les mesures techniques d’aménagement de postes en entreprises, certains techniciens spécialisés sont très bien formés », approuve Dominique Choudat. Sauf que ces évolutions ne font pas l’unanimité dans le milieu. « Nous ne sommes pas contre ces équipes, mais nous voulons garder la pratique médicale », plaide Dominique Huez. « Attention, les médecins n’ont pas été formés pour manager des équipes mais pour travailler individuellement », complète Frédéric Blazejewski, ancien directeur général de l’Association des centres interentreprises de santé au travail.

Inflation salariale.

Pour la syndicaliste Martine Keryer, on assiste à la mise en place d’une médecine du travail « à deux vitesses ». D’un côté, des services interentreprises débordés par les troubles musculo-squelettiques dans les PME ; de l’autre, des services autonomes dans les grandes entreprises, dans lesquelles les médecins suivent nettement moins de salariés. Entre ces deux mondes, les employeurs se livrent une compétition féroce. « On subit la concurrence des services autonomes, qui peuvent proposer des ponts d’or », admet Philippe Rolland, directeur du Service interentreprises de santé au travail de Narbonne. Confronté à une grève de deux semaines début janvier, il reconnaît le manque d’effectifs, mais ne parvient pas à recruter. Et pour cause ! La pénurie de médecins entraîne une forte augmentation des salaires des hommes de l’art, que les petites structures se montrent bien incapables de suivre.

Ces dernières aimeraient s’en tenir aux barèmes définis par la convention collective. D’après celle-ci, un médecin en service de santé débute avec une rémunération minimale annuelle garantie de 68 478 euros, revalorisée à 71 902 euros au bout d’un an, puis à 78 750 euros cinq ans plus tard. Des tarifs insuffisants pour attirer les candidats. « Alors que la grille est déjà avantageuse, les services d’un médecin du travail s’achètent maintenant 115 000 euros, voire 120 000 euros, par an », assure le directeur d’un centre d’Ile-de-France. « Et ils atteignent facilement 140 000 euros annuels en service autonome, pour les mêmes 35 heures par semaine », confirme un médecin.

Pas simple de recruter dans ces conditions. « Heureusement, l’un de mes médecins, qui devait partir en retraite, accepte de poursuivre à mi-temps », se rassure Philippe Rolland, toujours en quête de deux oiseaux rares pour son centre de Narbonne. Une structure bientôt réduite à huit praticiens pour 35 000 salariés et 4 300 entreprises suivis. « J’ai passé des annonces partout mais ça n’a rien donné. J’ai donc fait appel à un cabinet de recrutement, détaille le directeur, un brin dépité. Ça me coûte cher et ça prend du temps : le prestataire m’a dit que c’était une mission à neuf mois. J’attends, je ne peux rien faire d’autre. »

Salut de l’étranger.

Les territoires ruraux souffrent particulièrement de la désaffection des médecins du travail. En Bourgogne, en Champagne-Ardenne ou dans les Pays de la Loire, par exemple, les professionnels suivent en moyenne pas moins de 5 000 salariés, là où la loi limitait ce nombre à 3 300 avant la réforme législative de 2004. Dans les déserts médicaux, les services de santé au travail sont obligés de faire preuve de créativité pour combler leurs besoins. Leur salut vient notamment, comme en médecine générale, de… l’étranger. D’après les derniers chiffres du Conseil national de l’Ordre, 5,9 % des médecins du travail exerçant dans l’Hexagone sont originaires d’un autre pays de l’Union européenne. Et 0,9 % viennent de territoires plus éloignés encore.

Un phénomène en plein essor qui n’est pas sans poser problème quand les praticiens maîtrisent mal, ou pas du tout, la langue de Molière. « Le seul candidat qu’on a trouvé est un Italien, qui ne parle pas français… », se désole une médecin d’un service interentreprises du Grand Est, qui a tout fait pour décourager son futur confrère. « À l’hôpital, c’est possible : si un chirurgien connaît les gestes et la pratique, il peut soigner. Mais un médecin du travail doit mener des entretiens, parler avec les salariés », justifie-t-elle. Une aberration sur laquelle le Conseil national de l’Ordre refuse de se prononcer. « C’est au conseil départemental de vérifier les compétences en langue d’un médecin avant de l’inscrire comme praticien », botte en touche l’institution.

Loi travail : vers un médecin expert ?

Le projet de loi El Khomri traite, aussi, de la médecine du travail. Il prévoit ainsi de réformer la visite médicale d’embauche, que tout salarié doit aujourd’hui obligatoirement faire avec un médecin du travail. « 99 % des visites débouchent sur le certificat d’aptitude, ce qui prouve leur inutilité », approuve Frédéric Blazejewski, ex-directeur général de l’Association des centres interentreprises de santé au travail. Celles-ci sont aussi très chronophages. « On y consacre entre 40 et 60 % de notre temps », confirme un médecin.

Pour les salariés non classés « à risque », la visite serait désormais effectuée par un membre de l’équipe pluridisciplinaire de santé. Une disposition qui fait débat. « Il serait dramatique que le salarié n’ait plus accès à un médecin lors de sa première visite. L’aptitude est primordiale pour certaines personnes, notamment en situation de handicap. Celles-ci devront exposer leurs problèmes de santé à leur employeur pour espérer un poste adapté. Que fait-on du secret médical ? » interroge Martine Keryer (CFE-CGC). Délivré de cette obligation, le médecin du travail deviendrait l’expert du service interdisciplinaire. « C’est une bonne chose de recentrer ses actions sur les aspects médicaux », approuve, lui, Dominique Choudat.

Au sein du Conseil d’orientation des conditions de travail, les partenaires sociaux pressent la ministre d’« organiser un suivi médical renforcé des salariés particulièrement exposés aux risques professionnels (dont les travailleurs de nuit), notamment en leur réservant la notion d’aptitude ». Avec une grande idée : des visites « proportionnées aux risques professionnels », qu’il s’agisse des risques récurrents (chutes, TMS, exposition aux agents cancérigènes…), émergents (nanotechnologies) ou multifactoriels. Reste des interrogations : les médecins s’y retrouveront-ils ? Et les employeurs comprendront-ils leurs missions ? « Depuis le 1er janvier, les mutuelles obligatoires proposent aussi des actions de prévention. Certains vont se demander pourquoi ils continuent de payer pour la médecine du travail », prédit Frédéric Blazejewski.

Auteur

  • Lucie Tanneau