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Des indépendants en quête de sécurité

Décodages | publié le : 03.05.2016 | Cécile Thibaud

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Des indépendants en quête de sécurité

Crédit photo Cécile Thibaud

L’Espagne s’est dotée, en 2007, d’un statut plus protecteur pour les « travailleurs autonomes dépendants économiquement ». Une forme d’emploi poussée par la crise mais encore marginale.

Travailleur indépendant ? Ultradépendant, oui ! José Maria Hurtago soupire. Géologue, ingénieur des mines diplômé de l’université polytechnique de Madrid, il n’avait jamais pensé qu’il serait un jour dans cette situation. Jusqu’à la crise il avait toujours travaillé dans de grandes entreprises de ? travaux publics. Des tunnels, il fallait en creuser sans arrêt pour tracer des autoroutes en zones montagneuses ou pour prolonger les lignes de métro de Madrid, de Barcelone et d’ailleurs. En vingt ans de métier il avait enchaîné les contrats sans trêve, jusqu’à ce que la crise mette un frein aux grands chantiers. À partir de 2010, surtout, les commandes se sont faites rares.

Après une période de chômage, un bureau d’études lui offre une solution : un statut de travailleur autonome dépendant économiquement (Trade), une sorte de compromis entre le salariat et l’indépendance. « C’est une façon de couper la poire en deux, je travaille en free-lance mais j’ai une petite sécurité », explique l’ingénieur qui, à 47 ans, perçoit sa situation comme transitoire. « Cela me permet de rester avec un pied dans le métier en attendant que les entreprises du secteur s’ouvrent à nouveau à l’embauche. »

Les principes du Trade ? Le statut s’adresse à ceux qui travaillent à leur compte mais dont les activités et les revenus sont, dans les faits, très liés à une seule entreprise. Les travailleurs doivent posséder leurs équipements et leurs moyens de production, qu’il s’agisse d’un ordinateur portable, d’une caisse à outils ou d’une camionnette. Ils doivent prêter leurs services à des tiers mais pouvoir organiser librement leur travail en fonction de leurs propres critères et percevoir une rétribution en fonction des résultats de leur activité. Comme tout travailleur indépendant. Seule différence, lorsqu’ils réalisent une activité économique et professionnelle de façon habituelle, personnelle et directe pour un client dont ils dépendent économiquement à hauteur d’au moins 75 % de leurs revenus, ils peuvent légalement solliciter la signature d’un contrat reconnaissant cette situation.

Enregistré auprès des services publics de l’emploi, le document n’implique pas d’embauche. Mais il permet, par exemple, de définir le repos hebdomadaire, le temps de travail maximal et les congés. Il indique aussi la durée de la période de préavis en cas de rupture du contrat ainsi que l’éventuelle indemnisation en cas d’extinction de la relation commerciale avec l’entreprise. « Il ne s’agit pas d’un contrat de travail, qui prévoit des indemnités de licenciement. Mais d’une relation “mixte” qui est une reconnaissance de la situation de vulnérabilité particulière de la personne dépendante économiquement », explique Celia Ferrero, vice-présidente de la fédération ATA, qui représente les autonomos, l’équivalent espagnol des travailleurs indépendants et des autoentrepreneurs.

Un succès limité.

Cette organisation revendique ce statut qui, selon elle, tente à la fois de préserver la liberté d’organisation du travailleur indépendant tout en améliorant sa protection. D’autant plus qu’une réforme introduite en octobre dernier permet désormais à ces actifs autonomes d’embaucher quelqu’un pour les remplacer en cas de congé maternité ou toute autre raison liée à la conciliation de la vie familiale et professionnelle. « Ce statut encadre une relation mercantile particulière, il permet au travailleur de bénéficier de quelques garanties additionnelles. C’est un pas vers une relation professionnelle ordinaire, sans que le donneur d’ordres ne se sente lié par des engagements trop forts qui pourraient l’inquiéter », décrypte l’avocat Jorge Saraza, spécialiste en droit du travail au cabinet Ceca Magan, à Madrid.

Créé en 2007, ce statut de Trade devait, selon ses partisans, apporter une réponse à la fermeture du marché de l’emploi pendant les années de récession. Né pour répondre aux besoins de certains secteurs comme le transport, dans lequel les entreprises font appel à des camionneurs qui possèdent leur propre véhicule, ce nouveau statut s’est étendu à d’autres domaines d’activité. Telles les professions d’architecte, d’ingénieur, de technicien ou encore de journaliste. « Les travailleurs indépendants ont joué un rôle clé durant les années difficiles pour donner de l’air aux entreprises en leur permettant d’augmenter à nouveau leur activité sans avoir à prendre le risque de gonfler leurs effectifs », explique Celia Ferrero (ATA).

Refus et reculades.

De 2012 à 2015, les autonomos ont généré 202 664 emplois nets dans la péninsule Ibérique, dont 59 832 de personnes salariées. C’est-à-dire 29 % de l’emploi total créé en Espagne durant cette période. Fin 2015, on comptait 3,2 millions de travailleurs indépendants, dont 2 millions représentaient des personnes physiques. Un mouvement de fond salué par l’exécutif. « Vous êtes l’avant-garde de la reprise économique et du redémarrage de l’emploi », affirmait ainsi la ministre de l’Emploi, Fatima Banez, lors du congrès de la fédération ATA tenu l’an dernier. Mais les actifs sous statut Trade sont, eux, nettement moins nombreux. Les données officielles n’en recensent que 9 649, alors même que les derniers chiffres de l’enquête de population active comptabilisent 270 000 indépendants affirmant travailler de façon exclusive ou presque pour un seul et même client…

Un redoutable écueil. Malgré les louanges de la ministre, la situation des autonomos demeure ? difficile. « Le grand problème reste l’acceptation du statut de Trade en tant que tel », admet Celia ? Ferrero. D’où la grande méfiance des centrales ? syndicales à l’égard du travail indépendant. « Le phénomène n’est pas mauvais en soi ni intrinsèquement pervers, commente Jordi Ribo, le coordinateur des questions d’économie sociale aux Commissions ouvrières. Mais il faut que le choix du statut ne soit pas décidé unilatéralement par le donneur d’ordres. » Le syndicaliste craint une nouvelle « décentralisation productive » qui alimente le phénomène d’ubérisation du travail.

Du côté des défenseurs des indépendants, on réclame une reconnaissance automatique du statut d’autonome économiquement dépendant dès lors que la barre des 75 % de facturation pour un même client est franchie. Sauf que les grandes entreprises font de la résistance. Il revient donc aux intéressés de signaler eux-mêmes leur situation pour faire valoir leurs droits. Pas simple. « Le résultat est parfois contre-productif, souligne-t-on chez ATA. Il arrive que des entreprises refusent et reculent. Nous avons de nombreux témoignages de personnes qui ont perdu leurs commandes le jour où elles ont voulu faire reconnaître leur statut. » En Espagne aussi, les autonomos ont encore du chemin à parcourir…

Auteur

  • Cécile Thibaud