logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Actu

“Il n’est pas possible de prédire la réussite d’un recrutement”

Actu | Entretien | publié le : 03.05.2016 | Stéphane Béchaux

Image

“Il n’est pas possible de prédire la réussite d’un recrutement”

Crédit photo Stéphane Béchaux

Par peur de se tromper, les employeurs multiplient les épreuves de sélection. En vain, selon la sociologue, qui souligne le caractère profondément aléatoire de toute embauche.

Dans votre dernier ouvrage, vous pointez du doigt les recruteurs, qui multiplient les épreuves pour trouver le candidat idéal. Mais pourquoi leur reprocher d’objectiver leurs processus d’embauche ?

Multiplier les épreuves de sélection ne vise pas tant à objectiver la sélection qu’à se rassurer. Les recruteurs pensent également qu’en prédéfinissant précisément les compétences requises puis en additionnant les procédures, les tests, les entretiens ils vont mettre à distance leur subjectivité et favoriser l’équité entre candidats. Mais c’est un leurre, car la subjectivité est partout. Elle s’exerce dès la définition du profil nécessaire à l’occupation du poste. Un recrutement est toujours une opération incertaine, pleine d’aléas. Sur le plan scientifique, il n’est pas possible d’affirmer que la personne que vous avez retenue est meilleure que celles que vous avez éliminées.

La quête du recrutement parfait, fondé sur des critères scientifiques, constitue-t-elle un phénomène récent ?

Pas du tout. Dans les années 1920, les psychotechniciens cherchaient déjà la bonne méthode pour éliminer tout ce qui fausse le jugement et accéder aux compétences réelles des candidats. Au début, les tests portaient sur les aptitudes physiologiques puis se sont déplacés vers les capacités intellectuelles. On a ensuite décalé la focale vers le comportemental, la personnalité. Mais il s’agit toujours de la même vieille lune qui consiste à croire qu’on pourrait cerner des compétences substantielles, mesurables, stables. Or ces croyances sont mises à mal par l’ergonomie, les sciences du travail, les sciences cognitives. On sait désormais que les compétences sont avant tout « situées », c’est-à-dire collectives, distribuées entre les individus et leur environnement, et évolutives. Il n’est pas possible de prédire la réussite professionnelle dans ces conditions, et a fortiori dans une situation de recrutement où les compétences sont appréhendées hors contexte.

L’avènement du big data annonce-t-il une ère nouvelle ?

L’idée du big data est de prédire la réussite en traitant une quantité infinie d’informations recueillies auprès des personnes qui réussissent dans le poste à pourvoir. On retrouve la quête de validité prédictive qui animait les psychotechniciens. Mais aucun algorithme ne peut prédire la réussite, tout simplement parce qu’il y a de multiples façons d’occuper un poste, de remplir ses objectifs. Les commerciaux, par exemple, peuvent exceller car ils ont un bagou d’enfer, des connaissances techniques pointues ou un réseau relationnel très étoffé. Il y a une grande diversité de profils possibles.

Ce discours est-il recevable par les dirigeants, effrayés à l’idée de mal recruter ?

Il devrait l’être. Eux-mêmes le mettent en pratique tout le temps dans leur marché du travail interne. Que font les entreprises quand elles mettent en œuvre des promotions ou des plans de carrière ? Elles déplacent leurs collaborateurs de façon verticale ou horizontale. Un directeur d’usine peut ainsi devenir DRH ou responsable de la logistique, et inversement. En leur sein, les employeurs admettent donc bien que les compétences sont complètement malléables, évolutives.

Et pourtant, ils ne sont pas prêts à prendre le risque lorsqu’ils recrutent…

C’est ce qui rend les reconversions si difficiles. En France, on considère que les compétences tiennent d’abord au niveau d’études, au diplôme. C’est d’autant plus absurde que, hormis dans certaines professions réglementées, très peu de connaissances académiques ou techniques sont directement transposables dans le monde du travail. La preuve, c’est que le nombre de personnes qui occupent un emploi en lien avec leur formation initiale s’avère beaucoup plus faible qu’on ne le pense. En soi, c’est plutôt rassurant. Mais on dirait que les recruteurs l’ignorent ou feignent de l’ignorer lorsqu’ils rédigent leurs annonces.

Les offres d’emploi constituent-elles le premier canal de recrutement ?

Loin de là. En France, seuls 6 % des actifs disent avoir trouvé du travail en répondant à une annonce. Alors que 37 % affirment avoir été embauchés à la suite d’une candidature spontanée. Cette exception française s’explique notamment par la persistance du chômage de masse. Quand une entreprise publie une offre d’emploi, elle est envahie de candidatures. Ce qui la conduit à étoffer de façon considérable, et totalement déraisonnable, les conditions requises pour pouvoir candidater. Elle demande aux postulants d’avoir fait tel type d’études, d’avoir acquis une expérience de telle durée dans tel secteur, de maîtriser tel outil, de parler couramment anglais, d’avoir tel caractère. Au final, plus personne ne peut se reconnaître dans le profil décrit !

Faudrait-il simplifier ces annonces, au risque de crouler sous les CV ?

Les offres devraient, comme c’est par exemple le cas en Grande-Bretagne, mettre beaucoup moins l’accent sur le profil, et bien davantage sur le contenu du poste et les conditions de travail offertes, qui restent aujourd’hui très flous. Ce serait d’autant plus judicieux que si vous précisez le niveau de salaire, les horaires de travail, le lieu d’exécution du contrat, certains candidats s’élimineront d’eux-mêmes.

Le CV est-il un bon outil pour décrire son parcours et ses compétences ?

C’est un exercice très formel qui obéit à des règles strictes. Quand tout le monde utilise les mêmes, il n’est plus possible de distinguer les candidats les uns des autres. Aujourd’hui s’est développée une véritable science du CV, qui vise à savoir adapter son contenu en permanence, en utilisant des mots-clés, afin de passer le barrage du tri automatique sur Internet. Selon que vous maîtrisez ou pas les techniques, vous êtes présélectionné ou non. Ce n’est rassurant pour personne. D’où l’engouement pour les réseaux sociaux numériques où la communication est beaucoup plus libre que sur les CV.

Dans l’opinion publique, on considère que les demandeurs d’emploi sont responsables des difficultés de recrutement. Les employeurs y auraient-ils leur part ?

Qu’il y ait si peu d’offres publiées et si peu d’informations concrètes données aux candidats complique nécessairement les choses. Sur le marché de l’emploi faiblement qualifié, notamment dans le commerce, la restauration ou les services à la personne, il est fondamental de communiquer sur les conditions de travail. Je m’en aperçois en faisant en ce moment des observations dans des salons de l’emploi. Les mêmes questions reviennent systématiquement : Faut-il un véhicule personnel ? Travailler tard le soir ou le week-end ? Dans le froid ou dans le bruit ? Quel est le niveau de rémunération ? Donner ces informations, c’est rendre les prétendants actifs dans le processus de recrutement, leur faire confiance pour se positionner ou non en fonction de leurs attentes et de leurs contraintes personnelles. Ce manque de transparence, cette dissymétrie d’information entre les parties nourrissent les difficultés de recrutement. La recherche d’équité et d’objectivité passent l’une et l’autre par un meilleur partage du pouvoir de sélection.

Quelle méthode de recrutement recommandez-vous pour limiter les échecs ?

Il n’y a pas, dans l’absolu, de bons et de mauvais outils pour trouver le candidat idoine. Le CV anonyme, les petites annonces, le recrutement par simulation, les entretiens téléphoniques… Toutes les pratiques ont des atouts mais charrient aussi des biais, des a priori. La bonne méthode, c’est de n’en privilégier aucune. Il faut adapter en permanence les processus de recrutement en fonction des postes à pourvoir, des populations concernées, du but recherché. Et ne surtout pas chercher à les uniformiser, à les standardiser. Le risque, sinon, c’est de ne recruter que des clones. Et de passer à côté d’individus parfaitement compétents, parfois au chômage depuis longtemps, mais dans l’incapacité de passer les différents filtres de la sélection. Quel gâchis !

Emmanuelle Marchal

directrice de recherche au centre de sociologie des organisations (sciences PO/CNRS), emmanuelle marchal mène des travaux sur le fonctionnement des marchés du travail, les modes de recrutement et les jugements de compétence. elle vient de publier les embarras des recruteurs aux éditions de l’EHESS.

Auteur

  • Stéphane Béchaux