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Le travail d’intérêt général à la conquête des entreprises

Décodages | publié le : 03.04.2016 | Judith Chetrit

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Le travail d’intérêt général à la conquête des entreprises

Crédit photo Judith Chetrit

Alternative éducative à l’incarcération, le travail d’intérêt général est une belle idée, que les pouvoirs publics veulent relancer. Les entreprises qui s’en saisissent sont encore rares. Car la démarche exige d’elles un vrai effort d’accompagnement.

Des « tigistes », Gilles Billaux en voit passer une dizaine chaque année au sein de la société de transports en commun de l’agglomération de Rouen. Un surnom qui désigne, dans le milieu de l’insertion, les personnes condamnées à des travaux d’intérêt général. « Lors de l’accueil, je plante le décor avec le conseiller du service pénitentiaire d’insertion et de probation qui les suit. Je fixe les limites à ne pas dépasser et leur présente le milieu dans lequel ils vont évoluer », confie ce responsable de la prévention et de la sécurité de la filiale de Transdev. Il rassure, aussi, leurs futurs collègues, ces permanents qui vont les côtoyer pendant plusieurs jours. « Il ne s’agit pas de grande délinquance. Il faut démythifier les idées reçues », relativise-t-il.

Les travaux d’intérêt général ne sont pas une idée neuve. Cette alternative éducative à l’incarcération a été mise en place en 1983 par Robert Badinter, alors garde des Sceaux. Elle s’adresse aux personnes condamnées pour vol, dégradation sur la voie publique ou conduite en état d’ivresse. Au 1er octobre 2015, date des derniers chiffres connus, quelque 39 000 individus effectuaient ainsi un travail non rémunéré – et le plus souvent non qualifié – au sein d’une association, d’une collectivité territoriale ou d’une entreprise chargée d’une mission de service public.

Prisons surchargées, nécessité de lutter contre la récidive, volonté d’offrir une réinsertion sociale aux condamnés… Dans sa philosophie, la mesure fait plutôt recette. Et pourtant, les peines de travail d’intérêt général restent rares : elles constituent à peine 3 % de l’ensemble des sanctions prononcées par les juridictions. En 2013, la conférence de consensus sur la prévention de la récidive évoquait des « difficultés de mise en œuvre », notamment le manque de places dans les structures d’accueil. « Ce n’est pas tant le manque de postes que l’absence de variété et l’inégalité de répartition des offres sur le territoire qui posent problème », ajoute-t-on à la Chancellerie. Difficulté supplémentaire, certains professionnels renâcleraient à faire appel aux entreprises pour de tels travaux. « Encore aujourd’hui, je ne suis pas sûr que tous les juges d’application considèrent qu’un travail d’intérêt général puisse être réalisé au sein d’une entreprise », relève un cadre impliqué dans la démarche, qui parle d’un problème « d’acculturation » entre les deux mondes.

Rares lieux d’accueil.

Il n’empêche, certains employeurs se sont lancés. Le 12 janvier, l’ex-ministre de la Justice Christiane Taubira a ainsi signé des conventions nationales avec neuf grandes entreprises et associations tels La Poste, la SNCF, JCDecaux, ERDF ou Les Restaurants du cœur. Objectif : mettre sur pied des « actions partenariales concernant certaines sanctions pénales ou l’accompagnement à l’insertion sociale des personnes prévenues ou condamnées ». Elles font désormais partie de la liste des lieux d’accueil recensés par les tribunaux de grande instance que peuvent consulter les conseillers des services pénitentiaires d’insertion et de probation. À charge pour eux de placer les personnes condamnées en fonction des compétences et des disponibilités de chacun pour une durée de vingt à deux cent dix heures. Un travail de longue haleine : il peut y avoir dix-huit mois de délai entre la prononciation de la peine et son exécution.

La difficulté à trouver des lieux d’accueil désole Vincent Bouznad, directeur délégué de l’engagement sociétal à la SNCF. « C’est une mesure de justice éducative pour le bien de la société. Cela devrait être obligatoire pour tous les employeurs qui perçoivent des aides publiques importantes. Dans les dispositifs d’emplois aidés, on ne vous demande pas votre avis. Vous allez au cabinet du ministre et on vous impose 1 000 emplois », explique-t-il. Depuis 2007, le groupe ferroviaire dispose d’un accord national de partenariat avec le ministère de la Justice. En 2015, il a accueilli 290 tigistes sur une centaine de sites, soit 22 000 heures. Les activités proposées vont du rangement au nettoyage, en passant par les services de bagagerie en gare. La Fondation SNCF met aussi à contribution les associations qu’elle finance.

Au-delà des beaux discours, participer à ce genre de programme ne va pas de soi pour les entreprises. Car les travaux d’intérêt général nécessitent de libérer du temps pour ses propres troupes. L’encadrement des tigistes repose, en effet, sur des tuteurs, forcément volontaires, qui sont rarement armés pour accompagner des individus aux parcours personnels et professionnels parfois compliqués. Et de surcroît de passage dans l’entreprise. « Ce dispositif n’a rien d’évident. Il faut avoir un interlocuteur en permanence. L’encadrant ne doit pas seulement dire bonjour au tigiste chaque matin. Il doit le superviser, ce qui prend du temps. Sinon, cela devient contre-productif », explique un fin connaisseur du milieu qui a longtemps fait le lien avec les associations au ministère de la Justice.

« Lors des premiers contacts avec les entreprises, nos interlocuteurs ont un besoin accru d’information et d’accompagnement sur la présentation de l’organisation judiciaire. Avant toute prise en charge de personnes », confirme-t-on à la direction de l’administration pénitentiaire, qui fournit des guides. À la RATP, ce sont les dépôts de bus qui sont mis à contribution. Les tigistes y effectuent des tâches d’entretien et de nettoyage. Des partenariats noués localement avec certains tribunaux de grande instance et non formalisés au niveau national.

Confidentialité.

Chez JCDecaux, les mesures de justice éducative ne concernent que sa filiale Cyclocity qui gère, au travers d’une délégation de service public, la mise à disposition de vélos en libre-service dans de nombreuses municipalités françaises comme Paris, Lyon ou Toulouse. « C’est le ministère de la Justice qui s’est rapproché de nous en écho au programme “Tu casses, tu répares” », raconte Pierre Foulon, médiateur de l’entreprise. Ce dispositif propose une alternative aux poursuites judiciaires pour les 13-18 ans qui endommagent des vélos, sous la forme de deux jours de travail dans les ateliers de réparation. Rien qu’à Paris, l’entreprise dépose plus de 1 000 plaintes par an pour vandalisme sur des Vélib’. Le principe : pas plus de deux jeunes par atelier et un tuteur pour chaque binôme. « Ils se retrouvent au milieu des mécaniciens, qui ne savent pas précisément ce qui leur est reproché. Par souci de confidentialité et pour qu’il n’y ait pas de jugement. Ces jeunes se rendent alors compte qu’il y a des agents qui passent des heures chaque jour à réparer leurs bêtises », explique Pierre Foulon, fier de son taux de seulement 11 % de récidive parmi les mineurs accueillis en 2014.

Début janvier, JCDecaux a décidé d’élargir le dispositif aux personnes majeures et de le rendre éligible aux travaux d’intérêt général. Mais pas question de changer la méthode. « Nous n’accueillerons que des personnes qui ont commis des infractions ou des délits sur notre système de vélos en libre-service, de telle sorte que la mesure ait du sens », explique l’entreprise.

En 2012, La Poste avait déjà suivi un cheminement similaire. Son dispositif d’accueil a d’abord été testé auprès de mineurs de 16 à 18 ans condamnés à des peines de travail d’intérêt général en lien avec les services de protection judiciaire de la jeunesse. Avant d’accéder aux demandes des services pénitentiaires de plusieurs départements, comme la Vendée ou le Bas-Rhin, qui ont fait appel aux directions régionales pour dupliquer l’expérimentation. Cette fois-ci avec des personnes majeures, mises au travail sur des missions de peinture, de nettoyage ou d’archivage. « La vraie différence tient dans la durée des missions. Ce n’est pas la même chose d’avoir un jeune pendant trois jours et un adulte pendant six semaines », explique-t-on à La Poste, qui a mis en place des fiches pratiques pour son personnel sur les lieux d’accueil.

Rencontre fondatrice.

Si les entreprises peinent à prendre leur part, tout n’est pas rose non plus du côté du secteur public et du monde associatif, qui représentent les partenaires naturels des tribunaux. « C’est un dispositif en dents de scie, avec pas mal de turnover. Ce qui peut générer des creux dans nos services », explique Yann Lossouarn, responsable de la mission prévention de la délinquance et aide aux victimes au sein du conseil départemental des Hauts-de-Seine. Une structure qui accepte des tigistes depuis 2009 dans ses services administratifs mais aussi les jardins ou les musées.

D’autres initiatives se font jour. « On cherche à ouvrir le travail d’intérêt général à des missions autres que celle caricaturale de l’aménagement des espaces verts dans les collectivités », plaide Sylvain Lhuissier, cofondateur de Chantiers-Passerelles, une association qui soutient le développement des TIG en France. « Si elles s’engagent, les entreprises ont des postes différents, plus responsabilisants, proches du monde professionnel. Le travail d’intérêt général concerne un grand nombre de jeunes de moins de 25 ans, souvent en situation précaire. Cela peut être une rencontre fondatrice autour d’un métier », assure-t-il.

L’association accompagne actuellement un groupe de tigistes à Chambéry et dans la région lyonnaise pour les aider à préparer leur insertion dans le monde du travail. Et milite pour que les TIG soient ouverts à toutes les entreprises, pas seulement à celles qui sont délégataires de services publics. « À condition qu’elles s’engagent à financer des actions de professionnalisation et de réinsertion et qu’elles travaillent sur la prévention de la récidive », précise Sylvain Lhuissier. Un nouveau champ pour la RSE, en quelque sorte.

Xavier de Larminat Sociologue, auteur de Hors des murs. L’exécution des peines en milieu ouvert (PUF, 2014) : “Les TIG ne sont pas dans la nature des entreprises”

Faut-il que le travail d’intérêt général se développe davantage au sein des entreprises ?

Ce sont aujourd’hui les mairies et les associations qui représentent le plus gros contingent de postes. Avoir plus de places disponibles en entreprise offrirait davantage de possibilités aux juges et permettrait une plus grande variété de missions. Mais il faut veiller à ce que les travaux d’intérêt général ne servent pas de main-d’œuvre gratuite. Il faut conserver le sens de l’intérêt de la collectivité. Pour qu’elles jouent le jeu, les entreprises doivent aussi mettre à disposition un nombre suffisant de tuteurs pour encadrer les personnes qui exécutent leur peine.

Quels seraient les critères de réussite ?

Pour que l’exécution du travail d’intérêt général se passe bien, il est nécessaire que le tuteur désigné ne soit pas seulement un encadrant sur le papier. Pour cela, les volontaires devraient pouvoir bénéficier de formations et d’un aménagement de leur emploi du temps. De telles dispositions sont d’autant plus nécessaires qu’à la différence des associations caritatives ce n’est pas dans la nature des entreprises, même délégataires d’un service public, de tendre vers cette activité. Elles ne sont pas non plus habituées à être dans une logique de solidarité où elles se confrontent à des publics connaissant des difficultés.

Plus de trente ans après la création du travail d’intérêt général, comment expliquer que la Chancellerie ait encore besoin de convaincre de son utilité ?

Localement, il y a un effet d’épuisement des structures qui ne prévoient pas de compensations ou de mises en disponibilité pour leurs salariés. Certains encadrants peuvent en avoir assez d’y consacrer du temps et de l’énergie. Mais l’atmosphère a aussi changé au niveau national. Dans les années 1980, quand l’idée du travail d’intérêt général a été lancée, la politique de sécurité était notamment centrée sur la question de la réinsertion sociale des condamnés. Une décennie plus tard, la sécurité a pris un sens plus répressif. Les acteurs de la société civile sont devenus plus méfiants. Il y a eu un renversement des manières d’envisager l’exécution des peines. Les travaux d’intérêt général se sont ainsi développés de façon continue jusqu’au milieu des années 1990 avant de stagner. Aujourd’hui, ils ont été relancés. Mais le paradoxe, c’est qu’il n’y a jamais eu autant de peines prononcées par les tribunaux en France, si bien que le travail d’intérêt général s’ajoute à la prison au lieu de s’y substituer.

Propos recueillis par Judith Chetrit

Xavier de Larminat Sociologue, auteur de Hors des murs. L’exécution des peines en milieu ouvert (PUF, 2014).

Auteur

  • Judith Chetrit