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“Quand le vent se lève, certains construisent des murs, d’autres des moulins”

Idées | Juridique | publié le : 03.03.2016 | Jean-Emmanuel Ray

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“Quand le vent se lève, certains construisent des murs, d’autres des moulins”

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

Qui n’a pas aujourd’hui le sentiment que nous passons d’un monde à un autre ? Hier : un monde fondé sur l’autorité de la famille, de l’école, puis dans la manufacture où le nombre de diplômés était faible mais le collectif fort grâce à l’unité de temps (la sirène), de lieu (l’usine et ses murs) et d’action (la chaîne de Ford). C’est cette forte subordination qui a fondé notre droit du travail (salarié). Problème : elle ne correspond plus au monde d’aujourd’hui, ni à la culture de la génération Alpha, dont 80 % des individus ont le bac et une troisième main : un smartphone où est logée toute leur vie et dont ils ne se séparent jamais. Parlez-leur de déconnexion obligatoire… Elle ne correspond pas davantage au travailleur du savoir ayant oublié le refrain du Code actuel : « au temps et lieu de travail ». L’irruption des nouvelles technologies a bouleversé le cadre spatial, temporel et organisationnel de l’entreprise.

Époque déprimante, donc, pour les nostalgiques du modèle fordiste pensant pouvoir endiguer ce tsunami mondial en créant des lignes Maginot autour du droit du travail français pendant que l’Italie met en place le smart working et que l’Allemagne expérimente le « droit au travail mobile ». Mais époque formidable pour les créatifs en tout genre, dont nombre de juristes du travail n’ayant jamais estimé, même pour protéger leur marché, que la subordination à vie était un idéal insurpassable. Un exemple : qu’ont en commun le télétravail et le forfait jours, que le projet de loi El Khomri veut « sécuriser » ? Ils constituent un mode d’organisation à l’opposé de la subordination d’hier, car reposant sur l’autonomie et la confiance dans le respect des objectifs. Alors, si la loi future veut les faire rentrer dans le moule fordiste du command and control car la jurisprudence fait la loi…

Sécuriser le forfait jours : oui !

Si cette loi doit en effet intégrer purement et simplement la jurisprudence de la Cour de cassation, elle va définitivement étouffer ce créatif étalon-jour de travail, plébiscité par ses millions de bénéficiaires.

On ne peut certes qu’approuver la chambre sociale sanctionnant l’employeur du chef de rayon passé en forfait jours, très autonome car pouvant s’absenter six minutes pour aller aux toilettes. Ou celui du jeune consultant au forfait « trois en un » : forfait jours + nuits + week-ends. Car ce n’est pas le rang hiérarchique ou le métier qui autorisent le forfait jours : c’est l’autonomie réelle du salarié concerné.

Idem quand elle rappelle que le défaut de prévision et/ou de coordination de la charge collective de travail ne peut être absorbé par des « charrettes » successives, alors que l’entreprise pensait que grâce au forfait jours tout allait pouvoir continuer comme avant, mais sans heures supplémentaires ni contrôles de l’Inspection du travail. Que quelques workaholics – car il peut s’agir d’une addiction comme l’alcool ou le tabac – ou autres petits chefs s’ennuyant chez eux, mais aussi grands chefs au travail très valorisant entraînent parfois leurs équipes (et leurs familles) dans une spirale infernale est une triste réalité…

Que 23 % des cadres disent ne jamais se déconnecter, 22 % rarement et 63 % que les TIC perturbent leur vie personnelle et familiale (sondage Apec, décembre 2014), certes… Mais le forfait jours en est-il vraiment la cause ?

Légaliser son asphyxie : non !

En censurant 10 conventions collectives de branche (étendues) sur 13 en trois ans, renvoyant donc leurs négociateurs syndicaux au rôle « d’idiots utiles » se moquant bien de la santé de leurs camarades, la Cour de cassation a fini par asphyxier le forfait jours. Les récents avenants aux conventions de branche ayant fait l’objet d’une censure judiciaire et voulant à coup sûr revenir dans les clous jurisprudentiels semblent avoir oublié qu’il s’agit d’un collaborateur « autonome » : pointage matin et soir pour vérifier l’amplitude de ses horaires, compte rendu hebdomadaire et détaillé de sa charge de travail, charge cognitive et communicationnelle dont le calcul n’est pas exactement aussi facile que la charge pondérale de Charlot.

Si le projet de loi reprend telles quelles ces multiples contraintes, contraires à l’esprit même du forfait jours et tout simplement inapplicables sauf reportings permanents pour cette population très attachée à cette flexibilité pour une fois partagée et voulant garder une certaine liberté – opacité – sur l’emploi de son temps, cette résurrection de l’étalon-heure oublie le réaliste aveu ayant conduit Martine Aubry à créer le forfait jours de travail, mais aussi de repos. Vouloir mesurer à la minute près la durée du travail d’un travailleur du savoir est vain, et la réduction du temps de travail en heures, un leurre.

Alors oui à l’autodéclaration des jours travaillés et de repos, à l’entretien annuel sur la charge de travail et l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, au droit d’alerte en cas de surcharge avec nécessaire suivi ultérieur. Et non au dépassement des 218 jours annuels ou au renoncement à des jours de repos contre une majoration salariale. Mais de grâce, pas de magnifique usine à gaz juridique liquidant ce système créatif mais équilibré pour venir au secours de travailleurs n’ayant rien demandé.

Télétravail : la confiance, sinon rien

Le texte fondateur date de 2005, année de la naissance de Facebook, époque où les syndicats y voyaient une individualisation dangereuse, voire une discrète externalisation. Mais il est aujourd’hui plébiscité, constituant même un droit naturel pour la génération Alpha n’ayant jamais travaillé en bibliothèque.

Or son développement est en France très lent (voir la passionnante enquête publiée sur www.ergostressie.com en février 2016) du fait des risques juridiques dus au cumul obligé des règles du Code du travail conçu pour l’usine métallurgique (sortie de secours…) et de la loi spécifique du 22 mars 2012. Si ses limites sont d’abord organisationnelles (poste télétravaillable, télé-manager, autonomie du collaborateur, maintenance, sécurité…), ses contraintes juridiques tétanisent toujours nombre d’entreprises.

Or est-il aujourd’hui si fréquent qu’un employeur puisse signer avec ses syndicats un accord véritablement gagnant-gagnant-gagnant ? Gagnant pour les salariés (fatigue), pour l’entreprise (productivité en hausse) et pour la société (embouteillages, pollution) ? De l’air ! De l’oxygène ! « La civilisation veut marcher. Essayons les améliorations, les inventions. Tout commence par une large ouverture des fenêtres : ouvrons les intelligences toutes grandes. Aérons les âmes. » (William Shakespeare, Victor Hugo, 1864).

Jean-Emmanuel Ray

Professeur de droit à l’université Paris I (Sorbonne), où il dirige le master 2 professionnel Développement des ressources humaines. Il a publié en septembre 2015 la 24e édition de Droit du travail, droit vivant, à jour des lois Macron et Rebsamen (éditions Liaisons).

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray