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Des drogués du travail bien encombrants

Décodages | publié le : 03.02.2016 | Éric Béal

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Des drogués du travail bien encombrants

Crédit photo Éric Béal

Toujours plus ! Les workaholics provoquent des dégâts pour eux-mêmes mais aussi pour leur entourage. Pas simple de les guérir sans toucher à la culture et aux pratiques de l’entreprise.

Il travaille beaucoup, ce secrétaire général d’un organisme professionnel. Premier arrivé, il est souvent le dernier parti. Et n’hésite pas à consulter sa boîte mail tard le soir ou le week-end. « Les gens vous sollicitent, le travail finit par être une drogue, confie-t-il. Être en lien direct avec des chefs d’entreprise qui ne se ménagent pas eux-mêmes vous entraîne petit à petit à adopter un rythme débridé. » Quant à cette cadre supérieure d’une société de services informatiques, elle est arrivée précédée d’une réputation de « folle du travail qui a fait craquer plusieurs personnes ». Malgré un avertissement lancé par la DRH, elle continue à travailler à toute heure, obligeant ses collaborateurs à adopter des stratégies d’endiguement. « Je lui fais régulièrement valider mes priorités, de manière à pouvoir laisser tomber les objectifs de moindre importance », précise l’un d’eux.

Le workaholic, ou bourreau de travail, n’est pas une créature récente. Mais l’éclatement des lieux de travail et l’hégémonie de la technologie en favorisent la prolifération. En particulier en France, où la valeur travail se porte beaucoup mieux qu’on ne le dit. Question d’environnement, d’abord. « Les clients ont pris l’habitude d’exiger des résultats dans des délais de plus en plus courts. Si on n’y prend garde, on a vite fait de s’investir trop », observe Sylvain Breuzard, P-DG de Norsys, une entreprise de services en informatique et conseil en organisation. Question de culture, aussi. Dans les benchmarks internationaux, les Français apparaissent très touchés par le présentéisme et le workaholism. « Les horaires interminables sont une spécialité française. Chez nous, le temps de travail reste une mesure de l’implication. Dans certains groupes, les patrons arrivent à 7 heures du matin », note Olivier d’Herbemont, dirigeant du cabinet de conseil en organisation Belle Aventure.

Question d’état d’esprit, enfin. Le surinvestissement est bien vu des directions. Et des individus eux-mêmes, qui le perçoivent comme une marque de leur importance, un signe de leur réussite sociale. « J’étais un fou de travail. J’ai beaucoup investi dans mes études et par la suite dans mes différents postes. J’en ai retiré beaucoup de reconnaissance », témoigne Franck Raspo, directeur de la practice transformation chez Algoé Consultants. Un passionné de boulot qui suit une psychothérapie après avoir fait deux burn out, en 2004 et 2013. « Je me remplissais d’obligations car ma vie personnelle était vide. Il était plus simple de travailler pour voler au secours de mes clients que de retisser les liens avec ma famille et mes amis », confie-t-il.

Spiraleinfernale

Tous les experts l’affirment, les workaholics sont des personnes déséquilibrées, des malades du travail quand d’autres le sont de l’alcool, du tabac ou de l’héroïne. Seule différence, cette addiction est mieux acceptée par la société. « Ce type de personnalité se rencontre plus souvent chez ceux qui n’ont pas d’horaires fixes, dans des métiers ou les entreprises qui valorisent la culture des héros », décrit Mathieu Sissler, psychologue du travail et consultant au sein d’Alixio. « Il y a souvent une volonté de toute-puissance. Un côté démesuré qui entraîne à en faire toujours plus », ajoute Bénédicte Haubold, directrice d’Artélie Conseil, un cabinet spécialisé dans la prévention des risques humains dans le cadre de projets stratégiques.

Ces bourreaux de travail se rencontrent souvent dans les métiers de services intellectuels : consultants, ingénieurs, avocats, chercheurs, médecins, experts-comptables… Ceux-ci ne mettent pas seulement en danger leur santé et leur vie privée, ils pèsent aussi sur leur entourage professionnel. « Ils entraînent leurs collègues dans une spirale infernale car ils ne comprennent pas pourquoi les autres ne s’investissent pas plus », précise Mathieu Sissler. Résultat, leur comportement engendre mal-être au travail, arrêts maladie, turnover et perte de compétences.

« Les workaholics posent autant de problèmes que ceux qui ne travaillent pas assez, estime Thierry Lassalle, DRH d’Artelia, un des leaders de l’ingénierie dans le secteur de la construction. Ils ne savent pas se fixer de barrières et outrepassent leurs responsabilités. Leur surimplication révèle des difficultés d’organisation, soit parce qu’ils ne délèguent pas assez, soit parce qu’ils évaluent mal les moyens et le temps nécessaires à une mission. » Chez Artelia, une spécialiste interne, psychologue et médecin du travail de formation, intervient si nécessaire. Elle provoque une discussion en tête à tête avec l’intéressé pour l’amener à prendre conscience du problème et adopter des mesures. « On rappelle aussi régulièrement les règles de prise de congé pour éviter les dérives. Et on limite l’alimentation du compte épargne-temps », précise le DRH.

Au sein de l’éditeur de logiciels SAS, on tente aussi de garder un œil sur les emplois du temps. « Aujourd’hui, tout le monde prend ses quatre semaines de vacances entre juin et octobre. Il y a trois ans, 30 % de l’effectif n’y arrivait pas », explique Miguel Labourg, DRH France. Un accord permet d’organiser la planification des congés et des RTT et une charte managériale interdit les réunions avant 9 heures, prévoit la fermeture des locaux à 20 heures et rappelle que personne n’est censé répondre à un mail tardif de son supérieur. Quant aux partenaires sociaux, ils jouent les vigies. « Il nous a fallu mettre fin au contrat d’un manager, confie le DRH. L’ambiance dans son équipe était délétère et ses collaborateurs étaient révoltés d’être mis constamment sous pression. » Au sein du cabinet Algoé, aussi, on construit de nouvelles règles. « On a signé un accord début 2015. Auparavant, la charge de travail de nos consultants n’était pas un sujet, admet Philippe Bonnefond, le DRH. Désormais, deux entretiens individuels par an analysent impérativement les amplitudes de travail, les temps de déplacements et l’équilibre entre vie pro et vie perso. »

Test psychométrique

Dans la plupart des entreprises, les dirigeants tiennent des discours fermes sur l’interdiction des mails tardifs et du travail à la maison. Ils préviennent aussi les managers qu’ils ne peuvent solliciter leurs collaborateurs à toute heure. Ce rappel des règles leur permet de limiter les risques juridiques. Mais vise rarement à chambouler les organisations. « La direction refuse d’investir dans des badges pour contrôler le temps de travail et, de toute façon, les gens reprennent le travail une fois chez eux. Malgré l’engagement de Microsoft sur la qualité de vie au travail, on ne compte plus les workaholics chez nous », affirme Priscille Bellenger, la déléguée syndicale CFE-CGC de l’éditeur. Son homologue chez STMicro tient le même discours. « Beaucoup de cadres télétravaillent le soir. La direction le sait mais refuse d’aborder le sujet en négociation. Il est pourtant temps d’en discuter car nous avons déjà eu quelques burn out », assure Maurice Glatigny (CFE-CGC).

Si l’exemple doit venir du top management, emporter son adhésion ne va pas de soi. « Beaucoup de dirigeants sont eux-mêmes victimes de cette addiction, sourit Mathieu Sissler. Pour débloquer la situation, nous leur proposons d’utiliser un test psychométrique construit autour d’une douzaine de questions. Celles-ci ont pour objectif de provoquer une prise de conscience, voire un travail sur soi. » Un déclic nécessaire mais pas suffisant. « Il faut une approche globale, recommande Sylvain Breuzard. La direction doit non seulement tenir un discours clair sur l’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle mais aussi développer une culture interne en ce sens et s’assurer que les managers y adhèrent. »

Tout l’art consiste à mettre en place de bonnes pratiques managériales, capables de réduire le surinvestissement sans doucher l’enthousiasme et la motivation. Pas simple. Se contenter d’enlever un ou deux projets à un bourreau de travail sans l’accompagner, c’est le punir. Sans l’inciter, de surcroît, à se remettre en question. Idée parmi d’autres, lui demander de devenir… tuteur. « Confier un junior à un gros travailleur, avec une feuille de route précise autour du développement des talents, l’oblige à quitter son univers pour s’intéresser à autre chose. Cela l’incite à réinvestir le champ du hors-travail dans sa vie personnelle », affirme Mathieu Sissler. Son confrère Franck Raspo, directeur de la practice transformation chez Algoé, actionne, lui, un autre levier. « Il faut réguler la personne par le groupe. C’est en fédérant, en créant une adhésion autour d’une mission collective que l’on sort le workaholic de sa relation très personnelle au travail. »

Revoir l’organisation

La solution peut aussi venir d’une remise en cause de l’organisation du travail. Le cabinet Artélie Conseil a récemment été appelé à la rescousse par un grand cabinet d’avocats parisien dans lequel les collaborateurs avaient du mal à gérer les fortes fluctuations d’activité. « Les associés laissaient très peu d’initiative à leurs collaborateurs, ils les obligeaient à suivre le rythme sans leur donner la possibilité de maîtriser quoi que ce soit », explique Bénédicte Haubold. Remède ? Un passage en mode projet avec, pour chaque mission, la désignation d’un associé manager chargé de gérer la montée en puissance de l’opération et de définir les contributions attendues des uns et des autres. Le chantier s’est accompagné d’une réflexion sur la répartition des responsabilités et des tâches qui a conduit les collaborateurs à monter en compétences et les associés à alléger leur barque.

Une remise à plat plutôt rare. Au pays des 35 heures, s’attaquer au contrôle, à l’organisation et à la durée du travail reste un sujet tabou. Quant aux DRH, ils craignent, en faisant la chasse aux workaholics, d’envoyer de mauvais signaux à leurs troupes sur l’engagement au sein de l’entreprise. Des inquiétudes légitimes mais à dépasser, selon Thierry Lassalle. « Les gagnants de la compétition économique seront ceux qui offriront le plus de confort au travail et le meilleur équilibre de vie », assure le DRH d’Artelia. Il ne reste plus qu’à passer des paroles aux actes.

« Il y a un risque attaché à ceux qui travaillent trop »

PATRICK THIÉBART Avocat associé, cabinet Jeantet & Associés.

Avoir des workaholics dans son entreprise, est-ce une aubaine ?

En tant qu’avocat, je vois là une situation à risque. D’abord pour les workaholics, car travailler trop peut conduire au burn out. Or, aux termes de l’article L. 4121-1 du Code du travail, l’employeur a l’obligation de prendre des mesures pour préserver la santé mentale et physique des salariés sur le lieu de travail.

Chacun n’est-il pas responsable de ses actes ?

L’employeur a une obligation de résultat dans ce domaine. Il doit assurer la sécurité physique et mentale de ses salariés.

Le workaholic est-il le seul concerné ?

Non, car le surcroît d’activité peut créer des tensions avec ses collègues ou ses collaborateurs, si ceux-ci ne souhaitent pas s’investir autant. Cela dégrade les conditions de travail et crée des situations de « harcèlement managérial ».

L’employeur a-t-il des obligations dans ce domaine ?

Bien entendu. L’article L.  4121-2 dispose entre autres que l’employeur doit « planifier la prévention en y intégrant […] l’organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l’influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral ».

Quels conseils donnez-vous à vos clients dans ces situations ?

Pour ne pas être pris en défaut, l’employeur doit prendre, de préférence en concertation avec les représentants du personnel (le CHSCT), toutes mesures de prévention visant à identifier et à évaluer les risques psychosociaux afin de les résorber. Les managers doivent être sensibilisés à ces risques. Cela peut aller jusqu’à une redéfinition des bonnes pratiques managériales.

Propos recueillis par Éric Béal

Auteur

  • Éric Béal