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L’État dans le brouillard collaboratif

À la une | publié le : 03.02.2016 | Anne-Cécile Geoffroy

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L’État dans le brouillard collaboratif

Crédit photo Anne-Cécile Geoffroy

Les échanges entre particuliers échappent au fisc et les professionnels crient à la concurrence déloyale. Embarrassés, les pouvoirs publics cherchent le bon statut pour ces nouveaux actifs hybrides.

La scène se passe en décembre dernier, au bar Le Workshop, à deux pas du Centre Georges-Pompidou, à Paris. Dans les sous-sols de ce bistrot branché, des entrepreneurs de l’économie collaborative sont venus en nombre rencontrer deux conseillers du cabinet de Myriam El Khomri, la ministre du Travail. Au menu de leur échange : le Code du travail et le modèle social. La thématique inspire les entrepreneurs qui savent que deux projets de loi en préparation vont impacter leur business naissant.

« Prévoyez-vous un contrat de travail pour tous ceux qui cherchent un complément de revenu via les plates-formes » demande l’un. « Est-ce que la biactivité doit se développer en dehors du modèle social » interroge un autre. Deux heures plus tard, les entrepreneurs sont dubitatifs. Des réponses concrètes, ils n’en ont pas eu. « On avait l’impression que les conseillers étaient surtout venus comprendre un système qu’ils ne maîtrisent pas. C’est assez inquiétant », raconte Pierre Mugnier, cofondateur de WeSlash, une start-up qui aide les étudiants à trouver un job ponctuel sous le statut d’autoentrepreneur.

Pris de cours par l’ampleur du phénomène, le gouvernement ne veut pas casser la dynamique de ce secteur porteur d’emplois et de pouvoir d’achat en légiférant à la va-vite. Mais il ne veut pas non plus se priver de rentrées fiscales bienvenues en période de disette. Ni laisser le contentieux social se développer et la grogne des acteurs traditionnels enfler encore.

Or, pour l’instant, l’immense majorité des flux monétaires entre particuliers échappe totalement aux pouvoirs publics. De même, depuis plusieurs mois, les syndicats hôteliers et les restaurateurs sont vent debout contre la concurrence jugée déloyale de ces plates-formes. La mairie de Paris estime ainsi qu’un tiers des logements de la capitale en location de courte durée sur Airbnb sont dans l’illégalité. La municipalité a procédé mi-janvier à des contrôles dans deux arrondissements pour rappeler à l’ordre des propriétaires. Dans le secteur hôtelier, le Groupement national des indépendants a, lui, réussi à faire capoter un partenariat entre Voyages-SNCF et Airbnb. Quant aux taxis, ils sont parvenus cet été à faire fermer un service d’Uber, UberPop, qui permettait à tout un chacun de s’improviser chauffeur.

Chasse à la fraude

Le gouvernement a commencé à agir – timidement – sur le volet fiscal via le projet de loi de finances pour 2016. La proposition des sénateurs de fixer un seuil de 5 000 euros par an au-delà duquel les particuliers devraient déclarer leurs revenus complémentaires n’a certes pas été retenue. Mais une autre idée a germé. Elle consiste à responsabiliser les plates-formes en les contraignant à informer leurs utilisateurs de leurs obligations fiscales et sociales, via des mails récapitulatifs des revenus qu’ils ont générés. Un process qu’elles devront faire certifier par un tiers.

Ces mesures entreront en vigueur le 1er juillet prochain. « Je comparerais volontiers le début de ce mouvement d’encadrement des plates-formes collaboratives à celui qu’ont connu les banques il y a une dizaine d’années. À l’époque, il s’agissait d’imposer de nouvelles obligations pour lutter contre le blanchiment d’argent. Aujourd’hui, il s’agit de fixer des règles en matière fiscale pour cette nouvelle économie », analyse Arthur Millerand, avocat à la Cour et cofondateur du blog droit dupartage.com.

Demain, les plates-formes devront-elles ouvrir des départements entiers pour chasser les fraudeurs ? Sans doute. Les entreprises ont d’ailleurs commencé à se mettre tout doucement en conformité avec l’État. « On va déjà au-delà de ce que demande la loi, assure ainsi Airbnb. Nos hôtes ont accès à un tableau de bord qui retrace l’ensemble de leur activité. On envoie par ailleurs un mail pour les aider à reporter correctement le montant des revenus perçus sur leur feuille d’impôt. » L’économie collaborative soulève aussi de nombreuses questions aux professionnels du droit de la consommation. « Aujourd’hui, le consommateur est bien défini, le professionnel aussi. Avec l’économie collaborative, les frontières se brouillent », relevait Stanislas Martin, chef du service de la protection des consommateurs et de la régulation des marchés à la DGCCRF, lors d’un atelier de travail sur le sujet organisé à Bercy cet automne.

Profusion de rapports

Sur le volet social, la partie s’avère sans doute plus complexe pour les pouvoirs publics. Visiblement, ils ne savent pas par quel bout prendre le sujet. Ce qui explique la profusion de rapports commandés depuis un an. À Bercy, la Direction générale des entreprises s’est penchée sur les « Enjeux et perspectives de la consommation collaborative ». Sur le départ, le DRH du groupe Orange, Bruno Mettling, est, lui, allé investiguer la « transformation numérique et la vie au travail ». De son côté, le Conseil national du numérique (CNNum) a dessiné de « nouvelles trajectoires » pour le travail et l’emploi dans un monde numérique. Enfin, le rapport sur l’économie collaborative du député PS Pascal Terrasse, en mission pour Manuel Valls, est attendu pour le début du mois de février.

Pour le ministère du Travail, l’urgence consiste à régler la très délicate question des relations de dépendance économique et de subordination qui voient le jour avec l’explosion des plates-formes. L’une des pistes de travail serait d’assouplir la notion de lien de subordination pour éviter de nourrir le contentieux. Mais hors de question de fabriquer un statut hybride entre le travail indépendant et le salariat. « Aujourd’hui, le lien de subordination résulte de nombreux critères isolés par la jurisprudence. On pourrait imaginer l’adoption de lignes directrices fixant une hiérarchie dans les critères pour permettre une meilleure lisibilité des droits et obligations », plaide Arthur Millerand. C’est le choix fait par l’administration américaine qui, depuis le 15 juillet, a fixé des lignes directrices permettant de distinguer un salarié d’un travailleur indépendant. « Demain, les parcours professionnels seront hybrides et pluriactifs. Nous devons être en mesure de faciliter cette hybridation », soulignait Nathalie Andrieux, directrice générale adjointe du Groupe La Poste, lors de la remise du rapport du CNNum à Myriam El Khomri, début janvier.

Protection sociale

Cette pluriactivité génère bien des complications pour les travailleurs qui dépendent de plusieurs régimes sociaux, les slasheurs, dans le jargon. Certains d’entre eux passent complètement entre les mailles du filet de la protection sociale. Aujourd’hui, près d’un tiers des autoentrepreneurs ont aussi une activité salariée. Les autres, non. « Le problème se pose surtout pour les indépendants qui ne sont pas salariés par ailleurs, souligne Hind Elidrissi, cofondatrice de Wemind, un courtier en assurance spécialisé dans la protection sociale des indépendants. Mon sujet aujourd’hui, c’est de convaincre les assureurs de construire des produits adaptés aux slasheurs, car ils ne savent pas les tarifer. »

Pour le CNNum, le compte personnel d’activité créé par la loi Rebsamen sur le dialogue social tombe à pic pour sécuriser les parcours professionnels. Actuellement en pleine négociation par les partenaires sociaux, il pourrait être la première pierre d’une refondation complète du modèle social français. Ce compte abriterait pêle-mêle les différents droits acquis par les travailleurs – en matière de formation, de pénibilité, d’épargne-temps, d’allocations chômage – tout au long de leur vie professionnelle et quel que soit leur statut ou leur contrat de travail. Reste à convaincre le patronat qui, pour l’instant, y voit plus de contraintes que d’opportunités.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy