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Décodages

L’Alberta broie du noir avec son pétrole

Décodages | publié le : 03.12.2015 | Ludovic Hirtzmann,

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L’Alberta broie du noir avec son pétrole

Crédit photo Ludovic Hirtzmann,

Hier locomotive de l’emploi, la province d’Alberta subit de plein fouet la chute des cours de l’or noir. Les entrepreneurs licencient, les bureaux se vident et le marché du travail canadien tout entier en subit le contrecoup.

L’Alberta est la seule province à voir les salaires baisser d’une année à l’autre. » Le récent titre du quotidien régional Calgary Herald résume à lui seul les difficultés vécues par ce territoire de l’Ouest canadien riche en pétrole. Le journal en veut pour preuve le dernier rapport de l’institut Statistique Canada, selon lequel les salaires moyens pour la province ont été tirés vers le bas principalement par les pertes d’emplois et les baisses salariales dans les domaines minier, de l’exploitation des carrières, de l’extraction pétrolière et gazière. Ici, pas une journée ne se passe sans qu’un expert ne fasse part de ses inquiétudes. « La chute des cours du pétrole a heurté très fort notre province », confirme Todd Hirsch, le chef économiste d’ATB Financial. Selon cette institution financière, l’économie de l’Alberta devrait se contracter de 0,7 % en 2015.

L’évolution est spectaculaire. Alors qu’en janvier le taux de chômage y était le plus bas du Canada – 4,5 % contre 6,6 % en moyenne dans le pays –, le pourcentage de demandeurs d’emploi a bondi à 6 % en août. Les entreprises désertent les bureaux des gratte-ciel de Calgary et d’Edmonton. Les sociétés énergétiques licencient à tour de bras. Selon l’Association canadienne des producteurs de pétrole, les secteurs pétrolier et gazier ont déjà remercié 35 000 personnes cette année. Et ce n’est pas fini. Avec l’ensemble des emplois indirects, le total pourrait grimper à 185 000 postes en 2015. Des chiffres à mettre en perspective avec la faible densité de population de la province qui, plus vaste que l’Hexagone, ne compte que 4,1 millions d’habitants. Les secteurs pétrolier et gazier emploient 550 000 personnes, près du quart de la population active.

Certes, les cow-boys du pétrole vivent toujours confortablement, au regard des autres Canadiens. Malgré une baisse de 2,9 % depuis l’an dernier, leur rémunération moyenne hebdomadaire atteint 1 976 dollars canadiens, contre 957 à l’échelle nationale (tous secteurs confondus). Ces paies élevées seraient d’ailleurs l’une des causes du problème. « Alors que les coûts salariaux hebdomadaires ont augmenté de 29 % au Canada ces dix dernières années, les salaires ont bondi de 56 % en Alberta pendant ce temps, et ils étaient déjà les plus élevés du pays il y a une décennie », note ATB Financial, dont le siège social est à Edmonton. Résultat, l’inflation salariale et le coût démesuré de certains projets pétroliers, souvent dénoncés, contribuent à générer des marges trop faibles. Depuis le printemps 2013, Total a d’ailleurs préféré abandonner plusieurs projets d’exploitation de sables bitumineux.

Trop cher à exploiter.

Le sort de l’Alberta a commencé à changer à l’été 2014 avec l’effondrement des cours du pétrole, au moment où le prix du baril caracolait à plus de 100 dollars – très loin des 45 dollars actuels. Une bien mauvaise nouvelle : avec 179 milliards de barils, le Canada dispose de la troisième réserve au monde, derrière l’Arabie saoudite et le Venezuela. Un produit extrait des sables bitumineux désormais trop chers à exploiter pour la plupart des compagnies, obligées de fermer des puits qui ne sont plus rémunérateurs. Si les seuils de rentabilité varient selon les projets, « la moyenne se situe dans une fourchette oscillant entre 60 et 75 dollars le baril », note Jean-Thomas Bernard, professeur d’économie à l’université d’Ottawa.

C’est à Fort McMurray et ses environs, dans la partie septentrionale de la province, que l’on comprend le mieux toute l’importance de cette ressource pour l’Alberta. Dans ce qui a longtemps été la Mecque du pétrole des sables bitumineux, la population a triplé en quinze ans, passant de 36 000 âmes en 1999 à près de 125 000 aujourd’hui. Durant plus d’une décennie tout le Canada a convergé vers cette ville située à 400 kilomètres au nord d’Edmonton, où 43,7 % des actifs travaillent soit directement, soit comme sous-traitants pour ce secteur d’activité. L’agglomération attirait des travailleurs de toutes les régions, et en particulier des provinces les moins aisées, celles de l’Atlantique et du Québec. En 2013, l’Alberta a reçu 50 000 travailleurs supplémentaires, soit 1,3 % de sa population.

À Fort McMurray, un technicien dans le pétrole gagne entre 100 000 et 120 000 dollars canadiens par an (entre 69 900 et 83 900 euros), deux fois plus que ce qu’il toucherait au Québec. Au royaume de l’or noir, les emplois ne se situent certes pas tous dans les hydrocarbures et ne sont pas tous à forte technicité. Mais seuls ceux liés au pétrole paient suffisamment. Quant aux autres, le coût de la vie, trop élevé, ne permet pas à leurs titulaires de demeurer dans la ville, même avec une rétribution doublée par rapport au salaire minimum, comme l’offrent les fast-foods ou le Walmart local.

Ambiance morose.

Pour ceux qui ont perdu leur travail mais sont restés dans la région, la situation est catastrophique. Selon le quotidien local, Fort McMurray Today, le nombre de chômeurs, qui était de 2 500 en août 2014, a bondi à 7 000 un an plus tard. Ces demandeurs d’emploi ont souvent recours aux organismes de solidarité. « Des donateurs importants sont maintenant devenus des utilisateurs de nos services, ce qui est tout de même inquiétant », souligne la directrice de la banque alimentaire de la ville, Arianna Johnson, dans les colonnes du quotidien. Les agences d’intérim ou les sites de recherche d’emploi sont débordés. « J’ai été bombardée de messages sur LinkedIn par des gens qui ont été récemment licenciés dans les secteurs du pétrole et du gaz. Nous avons eu, en septembre, 200 % de connexions en plus sur notre site d’emploi que l’année dernière à la même date », a récemment déclaré Julia Cordray, la patronne des agences locales d’intérim Career Fox et 96 Talents, au Calgary Herald.

« L’ambiance est vraiment morose en Alberta », confie un diplomate de haut rang en poste au consulat de Vancouver qui, outre la Colombie-Britannique, a aussi la charge de la province pétrolière. La déconfiture du marché de l’emploi albertain constitue un défi pour le gouvernement local néo-démocrate (gauche), au pouvoir depuis le printemps. Du jamais-vu sur ce territoire ultraconservateur qui votait à droite depuis quarante ans. Mais le dossier est aussi sur la table du nouvel exécutif fédéral de Justin Trudeau, élu le 19 octobre. Depuis dix ans, les gouvernements conservateurs successifs de Stephen Harper ont tout misé sur le pétrole. Les industries manufacturières s’étant exilées au Mexique, Ottawa se retrouve prisonnière d’une économie trop dépendante de l’or noir. Résultat, le Canada est entré en récession en septembre. Le rejet par Barack Obama, début novembre, du projet d’oléoduc Keystone, qui devait relier les gisements de l’Alberta aux États-Unis, ajoute encore à la déprime. Personne n’ose ici présager un début de reprise.

Auteur

  • Ludovic Hirtzmann,