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Loi sur le numérique et droit… du travail ?

Idées | Juridique | publié le : 03.11.2015 | Jean-Emmanuel Ray

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Loi sur le numérique et droit… du travail ?

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

La belle aventure de « l’économie collaborative » est-elle finie ? Certes, dans le monde entier, des millions de sites partagent des connaissances de toutes natures, créent ici un réseau d’entraide pour personnes âgées, là un réseau de consommation locale alternative. Actes gratuits échappant au calcul du produit intérieur brut, mais aussi pragmatisme économique face au chômage et au chant du cygne de l’État providence.

En grandissant, d’autres sympathiques start-up ayant adapté l’auto-stop et la chambre d’amis au xxie siècle sont devenues de belles entreprises multinationales. Né en 2010, Uber est aujourd’hui valorisé à 50 milliards de dollars et Airbnb, créé en 2008, à 24 milliards de dollars. Sauf que ces « plates-formes collaboratives », plus vraiment collaboratives, ne veulent pas se voir considérées comme des entreprises, mais comme de simples outils technologiques mettant en relation clients et prestataires. De plus, leur modèle économique repose souvent sur le refus du sala riat, avec recours à des « free-lance ».

Le vieux contentieux de la subordination du free-lance

Travail au noir relooké ? Retour du sweating system ou des journaliers du xixe siècle payés à la pièce ? Pas si simple, surtout si l’on estime que la subordination à vie n’est pas un idéal insurpassable. Si, par exemple, Uber devait un jour salarier tous ses chauffeurs, l’entreprise aurait peu de chances de survivre. Ce qui serait en France, pays aux 3,5 millions de chômeurs, malvenu. La plate-forme est ainsi source de dynamisme entrepreneurial et d’auto-emploi pour des personnes souvent discriminées à l’embauche. « L’économie collaborative » est donc aussi une économie de la débrouille, des deux côtés. Pour reprendre les mots de David Menascé, directeur d’Azao et professeur à HEC Paris dans le cadre de la chaire Social business, « en période de crise, il est plus facile de trouver des clients qu’un patron ».

Mais, obligées de se professionnaliser, ces plates-formes donnent à leurs « indépendants » des consignes de plus en plus fermes : formation obligatoire, uniforme, rémunération les incitant à l’exclusivité (= ordres). Leur comportement est noté par les clients (= contrôle), pouvant aboutir à leur déréférencement (= sanction). Rien de très nouveau : le contentieux du free-lance travaillant dans des conditions de subordination aboutissant à une requalification en contrat de travail date… des années 1930 !

Le numérique ne va donc pas tuer le salariat. Mieux : GPS, puces RFID et, demain, nanotechnologies permettent une surveillance à distance pour des métiers hier autonomes au quotidien, tels les taxis ou les routiers. Et dans les centres d’appel ou de logistique, le taylorisme digital génère une sur-subordination. Ce sont donc surtout les « travailleurs du savoir » qui sont visés par cette évolution. Que faire pour éviter que nos entreprises n’en viennent à les externaliser, y compris en dehors de l’Union européenne, pour gagner en flexibilité ?

Travailleur salarié, non salarié ou du troisième type

Tout dépend de ce que l’on veut faire.

A. Si l’on veut maintenir le salariat sur lequel est construit notre protection sociale, deux pistes.

1. À l’instar des VRP ou des journalistes, il convient de créer une présomption légale de salariat pour ces travailleurs dont la subordination n’est pas évidente.

2. Élargir les critères. Si la « subordination juridique permanente » qui fait le contrat de travail figure dans le Code, ses critères sont fixés par la jurisprudence. Ils peuvent donc être élargis par la loi.

Problème : s’agissant de travail salarié, le droit communautaire encadre fortement les réformes. En particulier la directive de 2003 avec ses normes sur le temps de travail et de repos conçues pour le tout-collectif de l’industrie, peu adaptées au travail intellectuel et aux travailleurs d’aujourd’hui, incitant donc à l’évasion sociale. Pour l’éviter, il faudra autoriser des dérogations par accord collectif, prévues par la directive.

B. Si c’est le travail indépendant qu’on veut favoriser, il faut sécuriser le donneur d’ordre en élargissant la présomption de non-salariat. Et limiter, alors, les cas possibles de requalification en contrat de travail.

Reste la délicate question des nombreux travailleurs « économiquement dépendants ». « Ces travailleurs privés deux fois de protection : non salariés, ils ne peuvent prétendre à la protection qu’offre le Code du travail. Pas réellement indépendants, ils ne bénéficient pas de la protection économique que donne la multiplicité des donneurs d’ordre », pour reprendre la définition qu’en ont donné Paul-Henri Antonmattéi et Jean-Christophe Sciberras dans leur rapport « Le travailleur économiquement dépendant : quelle protection ? », remis au ministre du Travail en novembre 2008.

En droit, pas de difficultés insurmontables. Droits d’association et de négociation collective pourraient d’ailleurs rééquilibrer le rapport de force. Ainsi, le 1er mai 2015, le syndicat allemand IG Metall a lancé sa plateforme www.faircrowdwork.org permettant aux crowdworkers de noter les conditions de travail et de rémunération. Aux États-Unis, des indépendants ont fondé Freelancers Union et, en décembre 2014, le syndicat WeAreDynamo qui regroupe les « Turkers » d’Amazon a interpellé leur patron, Jeff Bezos.

C. Si l’on veut créer un troisième statut pour ces ni-ni économiquement dépendants. Un statut mieux adapté aux travailleurs du numérique car plus flexible, avec un régime de protection sociale et d’assurance chômage ad hoc. Vraie flexisécurité, ou fausse bonne idée ?

1. Il faudra définir qui est exactement visé. Si l’on s’en tient aux personnes physiques, à moins que cette dépendance ne doive être totale (un client unique), la fixation d’un seuil entraînera inévitablement des phénomènes d’évitement : si le seuil retenu est 70 %, il sera tentant de ne faire travailler que les indépendants garantissant qu’ils ont d’autres clients, à plus de 31 %.

2. La création de ce statut commencera par déstabiliser les deux autres : il faudra attendre trois à cinq ans pour que nos juges fassent le tri, et redéfinissent les contours de chacun des trois régimes.

3. Malgré la création du compte personnel d’activité qui va tout simplifier d’un coup de code magique, le passage de ces arlequins du droit de l’un à l’autre régime posera enfin de délicates questions, réjouissant nos marchands de complexité.

Jean-Emmanuel Ray

Professeur de droit à l’université Paris-I (Sorbonne), où il dirige le master professionnel Développement des ressources humaines, et à Sciences Po. Il a publié en septembre 2015 la 24e édition de Droit du travail, droit vivant (éditions Liaisons).

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray