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“Les Français doivent résoudre un conflit de solidarités”

Actu | Entretien | publié le : 03.11.2015 | Anne-Cécile Geoffroy

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“Les Français doivent résoudre un conflit de solidarités”

Crédit photo Anne-Cécile Geoffroy

Selon ce professeur de philosophie, les Français ont toujours soif d’égalité. Mais face à l’instabilité du monde, ils privilégient la solidarité envers leurs proches.

Dans votre dernier ouvrage, vous vous demandez si nous voulons vraiment l’égalité. Quel est le point de départ de cette réflexion ?

Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce livre, il s’agissait pour moi de faire un bilan des dix premières années d’existence de l’Observatoire des inégalités que nous avions fondé avec Louis Maurin. Je voulais comprendre finalement si tout ce travail servait à quelque chose. De ce point de vue, on peut remarquer que beaucoup de progrès ont été faits ces dernières années dans la diffusion de l’information autour des inégalités. Le thème de l’injustice sociale s’est très largement imposé dans le débat public. Ce que la classe politique, toutes tendances confondues, a enregistré en essayant de le prendre en charge, au moins au niveau du discours. Les Français eux-mêmes, à une écrasante majorité – près de 80 % –, donc quelle que soit leur appartenance sociale, n’arrêtent pas de dire que la société est trop inégalitaire, qu’il est urgent d’œuvrer pour une société plus juste. Or, dans le même temps, d’importantes inégalités se sont creusées en matière de revenus, d’éducation, de santé. C’est cet étrange paradoxe que j’ai voulu interroger.

Pourquoi ne parvient-on pas à renverser la tendance ?

J’ai cherché à résister à toutes les réponses définitives et finalement très pessimistes qui traversent aujourd’hui la société. Telles que l’égoïsme des Français qui se doublerait d’une hypocrisie sociale, la défaite de l’État et de ses politiques de redistribution ou encore ce sentiment d’impuissance face à une mondialisation trop complexe sur laquelle plus personne n’aurait prise. Je suis parti d’une compréhension autre de l’individu pour m’intéresser à la façon dont il raisonne dans la société. Je me suis demandé si notre incapacité à réduire l’injustice sociale n’était pas provoquée, moins par une forme quelconque d’égoïsme que par un sentiment fort de solidarité : un sentiment de responsabilité pour les proches avant tout. Voyez ces très nombreuses familles qui restent le principal soutien financier de leurs enfants qui ne parviennent pas à s’insérer sur le marché du travail. Voyez ces Français qui apportent de l’aide à leurs parents dépendants ou dont la retraite est si maigre qu’ils ne peuvent pas s’en sortir. C’est ce que j’appelle les solidarités électives ou privées. Pris sous cet angle, c’est une toute autre histoire que l’on donne à entendre, beaucoup moins négative que les précédentes, même si, de fait, elle est aussi la source de nos problèmes de justice sociale aujourd’hui.

À vous écouter, ces comportements solidaires nourriraient l’injustice sociale ?

Les Français doivent résoudre un conflit de solidarités. Ils veulent bien reconnaître que l’État providence, c’est important, mais pas au détriment de leur famille. Ils ont le sentiment que l’État ne parvient plus à assumer ses responsabilités et ils en tirent les conséquences. Le basculement s’est fait progressivement. Entre 1999 et 2014, la proportion de gens qui se sent appartenir aux classes moyennes inférieures ou défavorisées est passée de 59 % à 75 %, tandis que se développait le sentiment que l’État en fait trop pour les populations défavorisées. On est passé de 26 % à 51 % entre 1992 et 2014. Cela induit une renégociation souterraine mais de plus en plus visible de notre rapport à la solidarité publique.

Comment cela se traduit-il ?

À travers la critique de l’impôt par exemple, perçu comme de plus en plus injuste par les Français. Ou encore avec la remise en cause de l’universalité d’aides sociales telles que les allocations familiales. Les Français sont aujourd’hui favorables à la conditionnalité des aides. Toutes ces évolutions sapent les fondations de l’État social et vont dans le sens de la solidarité privée. Demain, pourquoi les classes sociales privilégiées accepteraient-elles de continuer à financer par l’impôt les transports publics qu’elles n’utilisent pas, les piscines où elles ne vont pas nager ou les universités que leurs enfants désertent au profit d’établissements privés ? La logique économique du ciblage des aides qu’adopte l’État est compréhensible à certains égards, mais les effets produits au niveau social sont fortement et durablement dommageables. Les personnes les moins en difficulté se sentent moins concernées.

C’est sur ce terreau que l’économie du partage prospère ?

Parfaitement. Ces nouveaux services permettent à chacun de s’organiser en marge du collectif. Pour les chauffeurs d’UberPop, c’était une façon d’arrondir leurs fins de mois et de payer les factures. Sa fermeture est manifestement vécue comme une nouvelle injustice sociale : la puissance publique n’apporte pas de solutions à leurs problèmes mais leur ôte la possibilité d’en trouver. Il faut garder à l’esprit à quel point la précarité s’est diffusée dans la société. Il est devenu commun pour de très nombreux Français de chercher à améliorer le quotidien en multipliant les petits boulots, en collaborant, en s’entraidant. Les gens n’aspirent qu’à maîtriser leur avenir pour avoir la possibilité d’améliorer leurs conditions de vie et d’offrir des garanties à ceux qui leur sont proches. D’une certaine façon, ils sont mis en demeure de faire au mieux face au pire.

Quelles sont les conséquences pour notre démocratie ?

Sécuriser son avenir devenant un enjeu, une concurrence se noue entre les individus qui aspirent tous à une meilleure maîtrise de leurs conditions de vie et de celles de leurs proches. Quand on acquiert une position un tant soit peu avantageuse, on s’efforce d’en faire usage pour en assurer la reproduction. Typiquement, dans le domaine de l’éducation, les parents adoptent des stratégies qui creusent les inégalités pour permettre à leurs enfants de décrocher les meilleurs diplômes. Ainsi se diffuse dans la société une tentation oligarchique qui dérègle la logique démocratique. Nous aspirons tous à ressembler à cette classe de gens aisés qui peut se prévaloir de maîtriser son avenir. Alexis de Tocqueville décrypte très bien ces comportements humains. Dans De la démocratie en Amérique, il nous explique en substance que ce n’est pas l’écart dans les inégalités qui crée la révolte, mais la frustration, le sentiment que les positions les plus élevées nous sont interdites. Les gens aiment l’aristocratie comme ils aiment la loterie, dit-il. Sauf qu’aujourd’hui, le gros lot, ce n’est pas l’argent. C’est la maîtrise de l’avenir.

Quel serait le chemin à suivre pour ne plus jouer contre l’égalité ?

Il faut maintenant donner aux Français le moyen de réarticuler leurs solidarités électives avec la solidarité publique. Comme il y a soixante-dix ans, lorsque nous avons créé la Sécurité sociale. Certes, l’époque était au plein-emploi. Mais aujourd’hui, la croissance en elle-même ne suffira pas. C’est de confiance, de stabilité et de temps dont nous avons aussi besoin pour avancer sur les questions de justice sociale.

Dans un monde où tout s’accélère, où les crises économiques s’enchaînent, comment retrouver cette temporalité ?

Michel Rocard, au début des années 90, avait par exemple travaillé à faire naître un diagnostic collectif sur les retraites avant d’engager toute réforme. Sur la Nouvelle-Calédonie en proie à de grandes violences à l’époque, il avait proposé une solution sur dix ans et les violences se sont tues. Il a su comprendre que l’exercice de la démocratie prend du temps, qu’il faut lui en donner. Le temps permet de structurer les représentations de l’avenir. Cela ôte aussi la possibilité d’en rester à des prises de position hautement symboliques mais creuses, et incite à entrer concrètement dans la résolution des problèmes. Malheureusement, nos politiques jouent le jeu de l’accélération. Ils ont une vraie responsabilité dans ce domaine. Il semble que la seule figure politique qui surnage, aux yeux des citoyens, soit le maire. Ils ont le sentiment, que cet élu est encore en prise avec le réel.

Patrick Savidan

PATRICK SAVIDAN EST PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE POLITIQUE À L’UNIVERSITÉ DE POITIERS.

IL EST ÉGALEMENT PRÉSIDENT DE L’OBSERVATOIRE DES INÉGALITÉS ET DIRECTEUR DE LA REVUE DE PHILOSOPHIE RAISON PUBLIQUE.

IL VIENT DE PUBLIER VOULONS-NOUS VRAIMENT L’ÉGALITE ? (ÉDITIONS ALBIN MICHEL).

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy