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“La qualité d’un patron ne se mesure pas qu’à court terme”

Actu | Entretien | publié le : 03.10.2015 | Stéphane Béchaux

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“La qualité d’un patron ne se mesure pas qu’à court terme”

Crédit photo Stéphane Béchaux

Le P-DG de Veolia dénonce le poids des actionnaires dans la gouvernance des entreprises. Et invite les dirigeants à s’ouvrir aux sciences humaines.

Vous faites partie du cercle très fermé des dirigeants du CAC 40. Et pourtant, vous n’hésitez pas à mettre en garde contre les dérives d’un capitalisme trop financier…

Pour qu’une entreprise naisse, se développe et perdure, il faut qu’elle articule les intérêts parfois contradictoires de toutes ses parties prenantes. Ses actionnaires, bien sûr, mais aussi ses clients, ses salariés, ses fournisseurs, ses banques, les organisations non gouvernementales et la société civile tout entière. Si l’un de ces acteurs domine les autres, il met l’entreprise en danger. Il appartient à son premier dirigeant de veiller à maintenir une forme d’harmonie et d’équité entre toutes les parties. C’est comme cela que je conçois le rôle du chef d’entreprise.

La théorie des parties prenantes connaît un certain succès. Mais peu de dirigeants semblent en tenir vraiment compte…

Cette théorie est portée par le monde académique, mais très peu relayée par les décideurs du monde économique. Elle apparaît encore utopiste. Les rapports de force entre parties prenantes reflètent encore le choix des objectifs des entreprises. Les actionnaires tiennent aujourd’hui le haut du pavé. Hier, c’était les organisations syndicales de salariés, demain peut-être les consommateurs. Plutôt que des rapports de force exacerbés, un meilleur équilibre entre les intérêts de tous contribuerait davantage à la performance globale des entreprises.

Faudrait-il repenser la gouvernance des entreprises pour permettre une meilleure prise en compte de toutes les parties ?

Au sein des conseils d’administration, il faudrait accueillir tout le monde. En premier lieu, bien sûr, les salariés. La loi de sécurisation de l’emploi a fait un pas dans ce sens, c’est une très bonne chose. Nos voisins allemands prouvent depuis longtemps que la présence de travailleurs dans les instances de direction n’interdit ni l’efficacité ni la compétitivité. Bien au contraire. Mais il faut encore élargir le cercle. On pourrait parfaitement inviter autour de la table des porte-parole des clients ou des fournisseurs. Et même des défenseurs de l’environnement. Si tous les acteurs s’expriment et s’écoutent, ils peuvent à la fois faire valoir leurs points de vue et entendre les contraintes, les analyses, les attentes des autres. Cela inciterait toutes les parties prenantes à ne pas trop tirer sur la corde. Les entreprises y gagneraient en harmonie et en cohérence. Et maximiseraient leurs chances de perdurer.

Vous présidez l’Anvie, une association qui, depuis vingt-cinq ans, jette des ponts entre les sciences humaines et sociales et les entreprises. Que peuvent apporter les premières aux secondes ?

Comprendre, anticiper et articuler les attentes des différentes parties prenantes ne peut se faire avec une règle et un compas. Cela exige de la faculté de jugement, des informations, des outils d’analyse que les sciences humaines et sociales sont plus aptes à fournir que les sciences dites exactes. La réalité est trop complexe pour s’appréhender avec des algorithmes. Qu’on le veuille ou non, les actions humaines et les comportements se modélisent mal ! À défaut de pouvoir tout quantifier, tout mesurer, on peut déterminer des facteurs clés d’explication, étudier les tendances et les interactions. Ce qui permet déjà de bien peser l’ensemble des intérêts en jeu.

Quelles sont les disciplines qui peuvent intéresser les entreprises ?

Toutes ! La sociologie, l’analyse politique, la philosophie dans tous ses compartiments sont à même de fournir des outils et des grilles de lecture qui aident à éclairer la prise de décision, à élaborer une stratégie. Les métiers de Veolia – nous œuvrons dans les domaines de l’eau, des déchets et de l’énergie – fournissent un bon exemple de l’intérêt qu’une entreprise peut trouver dans les travaux en sciences humaines et sociales. Nous intervenons en effet au carrefour du public et du privé, de l’économie et de la politique, sur des problématiques qui relèvent à la fois de l’aménagement des territoires, du social et de la santé. De surcroît, nous sommes sur des métiers de temps long, qui nécessitent des investissements lourds, à rentabiliser sur la durée. Dans un tel contexte, comprendre et analyser les attentes des clients, les comportements des consommateurs, la culture des pays dans lesquels nous sommes implantés constituent des enjeux majeurs.

Les entreprises ont-elles toutes un intérêt à puiser dans ces sciences humaines ?

Oui, car ces disciplines éclairent le monde. Elles nourrissent la réflexion sur tous les défis que les dirigeants ont à relever. Quels produits et services développer demain ? Sur quels territoires ? À quel rythme ? Quelles promesses de valeur mettre en avant pour les vendre ? Toutes ces questions relèvent des sciences humaines et sociales, pas de modèles macroéconomiques. D’autant moins que ces derniers comportent des biais et reposent sur deux axiomes aussi faux l’un que l’autre. Le premier affirme que les marchés sont efficients, le second qu’il existe un investissement sans risque qui peut servir d’étalon.

Les marchés financiers, eux, raisonnent à court terme. Les sciences humaines ne sont pas vraiment dans leur spectre !

C’est exact. Chez Veolia, nous sommes confrontés tous les jours à cette dichotomie entre nos activités, inscrites dans la durée, et les exigences des investisseurs, qui veulent des gains rapides sur l’argent qu’ils placent. Il n’empêche. La qualité d’un dirigeant – et tout particulièrement celle d’un chef d’entreprise – ne peut se mesurer uniquement à partir de résultats à court terme. Son évaluation et sa rétribution doivent reposer également sur d’autres critères, qui tiennent compte des actions menées en direction des autres parties prenantes. Et l’échelle de temps pertinente est là aussi plurielle : court, moyen et long terme.

Les grandes écoles de commerce et d’ingénieurs devraient-elles attacher une importance de premier plan à l’enseignement des sciences humaines ?

Assurément, oui. Quel chef d’entreprise peut dire qu’il n’y a aucun intérêt à avoir étudié l’histoire de la Chine, sa culture, sa géographie, son système politique, son positionnement géostratégique ? Pour un décideur de demain, comprendre la complexité du monde est au moins aussi important que de maîtriser la science du marketing ou le contrôle de gestion ! Tous les enseignements qui permettent d’en améliorer l’appréhension méritent donc d’avoir une place de choix dans les programmes. Car, hélas, aucun outil mathématique ne vous aidera à savoir s’il existe ou non un risque que les autorités chinoises ferment leurs frontières.

À vous entendre, les entreprises devraient s’arracher les sociologues, les linguistes, les géographes. Et pourtant, il n’en est absolument rien…

Il y a des raisons à cela. En France, les études scientifiques sont réputées exiger une grande capacité de travail, de rigueur, d’engagement, de volonté de réussir, de performance. Les recruteurs privilégient les jeunes issus des grandes écoles de commerce ou d’ingénieurs non pas pour ce qu’ils y apprennent, mais pour les comportements qu’ils y cultivent. Les employeurs embauchent des personnes, pas des formations !

Mais les étudiants en lettres ou en histoire peuvent aussi avoir un très haut degré d’exigence dans leur discipline !

Un normalien en lettres qui souhaiterait sortir de la recherche et de l’enseignement n’aurait guère de difficultés à trouver un poste dans une entreprise. Mais il n’y en a pas beaucoup ! On peut le regretter mais, dans l’Hexagone, les cursus en sciences humaines et sociales sont globalement perçus par les recruteurs comme moins exigeants. Et leurs étudiants comme moins adaptés au monde de l’entreprise. Ce n’est pas vrai partout. Au Royaume-Uni, c’est même l’inverse. Sans chercher à savoir qui a raison, on pourrait au moins veiller à ce que tout jeune ait, dans sa formation, un socle de sciences dites dures et de sciences humaines. Au moins pour que ces deux mondes se comprennent mieux.

“Ceux qui opposent social et compétitivité n’ont rien compris”

Polytechnicien, Antoine frérot est le président-directeur général de Veolia depuis 2009. Âgé de 57 ans, il a fait l’essentiel de sa carrière dans le groupe, qu’il a rejoint en 1990 comme chargé de mission à la compagnie générale des eaux. en 2014, il accède à la présidence de l’Anvie, une association qui, depuis vingt-cinq ans, joue les médiateurs entre la recherche en sciences humaines et les entreprises.

Auteur

  • Stéphane Béchaux