logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

Annie Thébaud-Mony, celle qui fait frémir les industriels

Décodages | publié le : 03.09.2015 | Rozenn Le Saint

Image

Annie Thébaud-Mony, celle qui fait frémir les industriels

Crédit photo Rozenn Le Saint

Connue pour sa rigueur et son indépendance, la sociologue de l’Inserm n’a cessé de combattre les risques du travail. Amiante, radioactivité, pesticides… Son expertise fait peur aux patrons qui exposent leurs salariés.

La sociologue reçoit à domicile, dans son appartement de Fontenay-sous-Bois. Sur la table du salon trône un pavé rouge, la nouvelle bible de la santé au travail : Les Risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner (La Découverte). Un ouvrage collectif, complètement réactualisé, qu’elle a codirigé avec d’autres experts de renom, tels que Philippe Davezies et Serge Volkoff. Accusée d’être une chercheuse engagée, militante, Annie Thébaud-Mony se revendique tout simplement citoyenne. « Elle a une plume incroyable. Ses qualités d’expressions scientifiques la rendent redoutable : elle explique des mécanismes très complexes de manière simple, mais sans raccourci », la complimente Serge Volkoff, statisticien et ergonome au Centre d’études de l’emploi. « C’est une sorte de catalyseur qui a permis de faire travailler ensemble des gens qui n’en avaient pas l’habitude. Des avocats, des juristes, des syndicalistes, des militants associatifs », complète l’avocat Jean-Paul Teissonnière, la robe noire des victimes de l’amiante.

Aujourd’hui, à 70 ans, la retraitée de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ne dirige plus d’équipe, mais poursuit ses recherches comme membre honoraire. Elle forme aussi deux doctorants du Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (Giscop 93), qu’elle a créé en 2002. Cette mise en retrait progressive ne lui fait perdre ni sa rigueur ni son caractère rigide. Dans les couloirs de l’Inserm, il se chuchote qu’elle a du mal à accepter que les équipes ne s’investissent pas autant qu’elle, corps et âme, dans la cause des cancéreux du travail. Ce foutu tempérament lui a valu de se fâcher au sein de son propre camp. Celle qui a fait sortir le scandale de l’amiante des murs de l’université parisienne de Jussieu a ainsi claqué la porte de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva). Un comble ! L’organisation partage pourtant le combat de sa vie. « Il y a entre nous un clivage politique de fond. Il faudrait un pot commun qui responsabilise tous les employeurs en matière de cancers professionnels, pas seulement les victimes de l’amiante. Que des ouvriers puissent être traités différemment, selon qu’ils ont été exposés à telle ou telle substance, m’est insupportable », assène-t-elle. L’Andeva a du mal à avaler ces critiques. « Le fonds d’indemnisation qu’on a obtenu pour l’amiante, en 2001, était presqu’inespéré. Le gouvernement de l’époque nous a bien fait comprendre que nous n’obtiendrons rien de plus. C’était ça ou rien », indique l’un de ses dirigeants.

Combat contre les inégalités

Femme de diplomate puis compagne du toxicologue Henri Pézerat, décédé en 2009, Annie Thébaud-Mony a fait de la lutte contre les inégalités son cheval de bataille. Diplômée en sociologie à l’université de Nantes, sa ville d’origine, elle rejoint l’Algérie et, de 1974 à 1977, y planche sur le traitement de la tuberculose. Puis, après la naissance de son troisième enfant, débarque à New-York où elle étudie à l’école de santé publique de l’université de Columbia. à son retour en France, elle intègre l’Inserm, en 1983. « D’abord comme précaire avant de devenir statutaire », tient-elle à souligner. Et pour cause : elle n’a jamais cessé de défendre les moins bien lotis, que ce soit sur les chantiers ou dans les labos de recherche. « J’ai eu du mal à obtenir de la considération sur mes thématiques, dans des laboratoires à dominante épidémiologique. Mes travaux étaient considérés comme annexes, voire indésirables », se rappelle-t-elle. Au sein du collectif « risques et maladies professionnels » de Jussieu, animé par Henri Pézerat, elle retrouve l’essence du travail en équipe, concret et pluridisciplinaire, qui l’avait stimulé à Columbia. L’alliance entre l’éminent scientifique, représentant des sciences « dures », et la passionnée des sciences humaines fait mouche. Ensemble, ils construisent leur légitimité face aux médecins. « Quand on n’est pas toubib et qu’on parle de santé, on vous le renvoie toujours à la figure », déplore-t-elle.

De ses jeunes années d’expatriée, Annie Thébaud-Mony a gardé des contacts à l’étranger. Cela lui a valu de mener à bien des campagnes à l’international. En Inde notamment, avec, à la clé, le rapatriement du porte-avions Clémenceau pour que son démantèlement ait lieu dans des conditions de travail décentes. « Dans leur immense majorité, les sociologues sont dans une posture d’observation. D’emblée, Annie a privilégié l’intervention. Elle est dotée d’une force considérable pour attirer l’attention sur des problèmes de santé au travail invisibles », observe Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail. « Elle a une espèce d’audace tranquille. Elle part à l’aventure pour découvrir des terres inexplorées, voir ce qui se cache sous les couvertures et l’analyser », abonde Serge Volkoff.

Par souci d’indépendance, Annie Thébaud Mony a refusé la Légion d’honneur, en 2012. « Je suis d’un naturel assez méfiant vis-à-vis de toute distinction honorifique. Je ne voudrais pas qu’on puisse me dire : “Vous m’êtes redevable.” J’ai toujours eu la crainte de me retrouver prisonnière d’une école, d’un parti », confie la chercheuse. restée proche de la CGT, après y avoir été brièvement encartée, et de Solidaires. Comme chaque effort doit servir la cause, elle fait connaître son refus de la décoration, haut et fort, dans une lettre ouverte largement relayée. Une missive qui réclame la création d’un fonds européen alimenté par les industriels de l’amiante et un procès au pénal pour les crimes sociaux et environnementaux.

Syndicalistes formés

Pas de crainte, donc, qu’on l’accuse de rouler pour le patronat. Celui-ci redoute de voir ses études, jamais contestées, alimenter les plaidoiries des parties adverses devant les tribunaux. Un vrai risque car l’intéressée forme encore syndicalistes et défenseurs des victimes du travail. De telle sorte que leurs argumentaires deviennent implacables. Beaucoup en ont fait les frais. Parmi eux, les responsables du fabricant de matériaux de construction Eternit, les membres du lobby Comité permanent amiante, un ex-chargé de mission au ministère de l’Industrie ou l’ancien directeur général de l’Association française de l’amiante. Des dirigeants qui se font tout petits quand l’experte réclame un procès au pénal pour les responsables de l’amiante en France, à l’image de celui de Turin, en Italie, qu’elle a suivi. Un combat non exclusif. Elle plaide plus largement pour l’instauration d’un « crime industriel » dans le droit pénal. Et se passionne aujourd’hui pour les méfaits de la radioactivité et des pesticides, ses deux nouveaux chevaux de bataille. De quoi donner des sueurs froides à certains…

REPÈRES

1983

Entre à l’Inserm.

2002

Lance un groupement d’intérêt scientifique sur les cancers professionnels.

2009

Crée l’Association Henri Pézerat – Travail, santé, environnement.

2012

Refuse la Légion d’honneur.

Auteur

  • Rozenn Le Saint