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E-santé dans l’entreprise, terrain glissant

Dossier | publié le : 02.06.2015 | B. F.

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E-santé dans l’entreprise, terrain glissant

Crédit photo B. F.

Mesure de son effort avec un bracelet électronique, conseils en ligne et programmes de bien-être : les outils d’e-santé, courants dans les firmes américaines, pointent leur nez en France. Mais suscitent des inquiétudes.

En France, elle fait encore figure de pionnière. Depuis février, Harmonie Mutuelle propose à ses adhérents disposant d’un contrat collectif d’entreprise un nouveau service de prévention accessible via un site Internet et une application mobile, Betterise. Imaginé par la société du même nom, dont l’un des actionnaires n’est autre que Michel Cymes, médecin et coprésentateur du « Magazine de la santé » sur France 5, ce service délivre des conseils personnalisés sur diverses thématiques. Activité physique, alimentation, mal de dos, stress, sommeil, tabac…, 19 programmes sont à disposition, compatibles avec des objets connectés. « La prévention sera notre métier de demain, explique Bruno Céron, directeur général adjoint d’Harmonie Mutuelle. Nous intervenons déjà dans les entreprises en ce sens. Mais nous voulons aller plus loin dans l’accompagnement des salariés, notamment des jeunes générations. »

Par rapport aux États-Unis, où l’on estime que la moitié des entreprises comptant plus de 50 employés a mis en place des programmes de bien-être, connectés ou non, ce type d’initiative est encore rare. Et pour cause : outre-Atlantique, entreprises et assureurs occupent une place centrale dans le système de santé, qui leur permet d’inciter très fortement les salariés à intégrer ce type de dispositif et d’en retirer un bénéfice net en termes de santé et d’économies sur les soins. Les programmes de corporate wellness et workplace wellness, dopés par l’émergence des nouvelles technologies, sont devenus de véritables leviers des politiques de management. Lors de son arrivée à la tête de Yahoo !, Marissa Mayer a ainsi offert à tous ses employés un bracelet électronique destiné à mesurer l’effort physique. Fin 2014, la société informatique américaine Appirio se félicitait d’avoir économisé 5 % sur les frais de mutuelle après avoir équipé les volontaires pendant seulement un an de ce type de bracelet.

Révolution des usages

Si la situation est bien différente dans l’Hexagone, les choses devraient évoluer. Autour des entreprises, le paysage sanitaire change. « La révolution des usages n’épargnera pas la santé. Les nouveaux outils numériques vont bouleverser la façon de se soigner », pronostique Diane de Bourguesdon, directrice du pôle digital health du cabinet Jalma. En parallèle, les difficultés de financement du système de soins et l’émergence de maladies chroniques incitent les différents acteurs, à commencer par les pouvoirs publics, à privilégier l’approche préventive au tout curatif.

L’e-santé peut constituer un vecteur fort de cette transformation, en faisant du patient un véritable acteur de sa santé. Et pour le think tank Renaissance numérique, qui a publié en 2014 un Livre blanc sur ce sujet, les entreprises devraient être au centre de ces évolutions : « Les pathologies professionnelles sont en forte hausse et l’employeur est de plus en plus responsabilisé sur la santé de ses travailleurs, dont la mauvaise gestion peut lui coûter cher, que ce soit en termes de productivité ou d’arrêts maladie », écrivent les auteurs.

Les patrons sont d’autant plus légitimes à s’intéresser à la santé de leurs employés que la couverture complémentaire sera rendue obligatoire pour tous les salariés à partir du 1er janvier 2016. « Dans cette perspective, l’utilisation d’objets connectés et intelligents peut permettre aux entreprises de prévenir de mauvaises positions au travail, de suivre la performance des plans de prévention instaurés, ou d’apprécier la bonne santé d’ensemble des salariés », explique Benjamin Sarda, directeur marketing chez Orange Healthcare. Ils peuvent aussi contribuer à contenir la hausse continue des dépenses de soins.

Les employeurs et leurs partenaires, les assureurs, sont bien conscients de ces enjeux, comme en témoigne leur forte participation aux innombrables colloques qui se tiennent sur la santé connectée. Malakoff Médéric a d’ailleurs baptisé « Entreprise, territoire de santé » le programme de prévention et de dépistage qu’il dé voilera fin juin et qui fera la part belle à l’e-santé. Mais, globalement, l’attentisme est de mise. L’offre en matière de santé connectée est récente, abondante et inégale en termes de fiabilité.

Voie mal balisée

Au point que de nombreuses voix s’élèvent pour demander que les produits mis sur le marché fassent l’objet d’une déclaration de conformité à un certain nombre de standards portant sur la confidentialité et la protection des données recueillies, la sécurité informatique et la sûreté sanitaire. Par ailleurs, en l’absence d’utilisation massive de ces services, il est encore difficile d’en mesurer la valeur ajoutée médicale. Et les sociétés qui les développent, souvent des start-up, n’ont pas les moyens de faire des essais cliniques comme les labos pharmaceutiques.

Les complémentaires santé craignent donc de perdre en crédibilité en s’engageant dans une voie mal balisée. Du coup, elles tâtonnent. Certaines démarches relèvent plutôt du bien-être et du coup marketing pour se différencier sur le marché à la fois très encadré et concurrentiel de l’assurance santé. Ainsi, en mars dernier, Audiens innovait en incluant un objet connecté à une de ses offres collectives. Optéo santé, destiné aux TPE, promettait à ses 500 premiers contractants un moniteur d’activité signé Garmin, le Vivoki. De nombreux organismes remboursent également des outils de quantified self (mesure des données personnelles) ou des conseils médicaux en ligne.

Enfin, certains vont plus loin, en pro posant des programmes centrés sur des pathologies. C’est le cas d’Axa, qui vient d’intégrer dans ses contrats collectifs la prestation Santésens, mise au point par la start-up Smartsanté. Élaborée par des médecins spécialistes de l’hôpital parisien Bichat, cette solution s’articule autour d’un bilan du risque cardiovasculaire puis d’un suivi des salariés concernés, notamment via des tensiomètres connectés. « Il n’y a pas de formule miracle. Nous cherchons à avancer à la fois sur le chemin de l’e-santé et sur celui de la prévention, très long et compliqué, car il touche aux comportements », résume le docteur Philippe Presles, directeur recherche et développement santé d’Axa.

Mais le principal obstacle reste culturel. Il existe en France une très forte tradition de protection de la vie privée et des données personnelles. Et comme le montrait un baromètre Odoxa publié en janvier pour la Mutuelle nationale des hospitaliers et Orange Healthcare, les Français, pourtant intéressés par les perspectives qu’offre l’e-santé, font preuve d’une prudence manifeste quant à l’exploitation de leurs données. S’ils sont majoritairement disposés à les partager avec leur médecin, assureurs et employeurs sont priés de se tenir à distance. La méfiance est de mise…

Sécurité des informations

Pour implanter Betterise dans ses 3 000 entreprises clientes, Harmonie Mutuelle reconnaît devoir longuement expliquer ses intentions aux partenaires sociaux afin de dissiper les inquiétudes. Un client a même commandité un audit pour s’assurer de la sécurité de ces informations. De fait, l’e-santé « met face à de nombreux enjeux comme la place de l’entreprise dans un système d’intérêt général et de solidarité comme celui de la santé, ou encore les libertés du salarié et le respect de la vie privée », résume Renaissance numérique dans son Livre blanc. Des garde-fous existent pourtant. Pour installer un système de surveillance de ses salariés, un employeur est contraint de justifier qu’il est fondé sur la nature du travail à accomplir et proportionné au but recherché.

De même, afin de limiter l’exclusion des plus malades, la loi sur les contrats responsables (90 % des contrats) interdit à un assureur de modifier pour un adhérent seul le contenu de ses garanties ou le montant de sa cotisation en fonction du risque qu’il présente. Mais il est cependant à prévoir que le développement des technologies bouscule sévèrement ces cadres et interroge les valeurs qui les sous-tendent, comme celle de la solidarité entre bien portants et malades. Dans un Livre blanc publié en février, l’ordre des médecins invite par exemple à se poser la question de savoir jusqu’où les assurances peuvent aller dans l’établissement d’un « bonus-malus santé ».

Au vu de ces incertitudes, les acteurs s’interrogent. Y a-t-il un modèle économique pour l’e-santé en entreprise ? Les réticences exprimées envers les mécanismes de pénalisation des assurés qui ne suivraient pas les programmes qui leur sont proposés ne permettent pas d’escompter des résultats rapides. De plus, les services et autres objets connectés sont encore chers, car peu répandus. Dans un contexte financier très contraint, les entreprises, comme les assureurs, réfléchissent donc à deux fois avant d’investir.

Certes, les géants Apple, Google ou Samsung, qui se positionnent sur ce créneau, devraient contribuer à l’industrialisation des produits, et donc à la baisse des prix. Mais quelles formes prendront les partenariats avec ces mastodontes ? Les assureurs feront-ils le poids ? Pour Diane de Bourguesdon, du cabinet Jalma, ces derniers « doivent se dégager à tout prix de l’obsession du retour sur investissement pour rembourser des services à forte valeur ajoutée, apportant une expérience renouvelée, pour lesquels les Français seraient prêts à payer ». Il en irait de l’avenir de leur métier. Reste à savoir si ces services s’inscriront dans le cadre très contraint des contrats responsables, ou via des surcomplémentaires. S’il advient, le big bang de la santé connectée sera bien une révolution.

Auteur

  • B. F.