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Au Qatar, Vinci accusé de travail forcé

À la une | publié le : 02.06.2015 | Manuel Jardinaud

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Au Qatar, Vinci accusé de travail forcé

Crédit photo Manuel Jardinaud

L’association Sherpa a porté plainte contre le groupe de BTP pour « travail forcé et réduction en servitude » sur les chantiers qataris de la Coupe du monde de football. Une action explosive qui oblige Vinci à contre-attaquer et à justifier ses pratiques.

Des ouvriers népalais, pakistanais ou indiens qui travaillent d’arrache-pied sur des chantiers pharaoniques par 40 °C… Ces images imprègnent la rétine des téléspectateurs depuis maintenant plusieurs années. À coups de reportages les montrant suant pour le compte des majors du BTP. Lesquelles se sont partagé le formidable gâteau de la construction des infrastructures de la prochaine Coupe du monde de football, organisée au Qatar en 2022.

Si les conditions de travail de ces salariés – ils seraient au moins 500 000, selon Amnesty International – sont régulièrement dénoncées par ONG et syndicats, un pas supplémentaire a été franchi le 23 mars. Ce jour-là, l’association Sherpa, créée à Paris en 2001 en vue « de protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques », dépose une plainte pour « travail forcé et réduction en servitude ». À l’encontre de Vinci Construction Grands Projets et des dirigeants français de sa filiale qatarie, QDVC. Une société détenue à 49 % par le groupe hexagonal, implantée dans l’Émirat depuis 2008 et qui emploie 3 500 personnes.

L’annonce fait l’effet d’une bombe. Et la réplique est immédiate : le lendemain, le groupe porte plainte à son tour contre l’ONG pour « diffamation ». La guerre juridico-médiatique est enclenchée. « Nous avons été jetés à la vindicte populaire, tonne Franck Mougin, DRH de Vinci. Nous aurions été plus souples si Sherpa était venu nous voir pour discuter. » La formulation de la plainte reste en travers de la gorge des dirigeants du groupe. « QDVC fait un travail de fond sur les droits sociaux depuis le début », jure le DRH, qui assure que les conditions de travail et de vie des ouvriers ont fortement progressé, « dans le respect de la loi qatarie ».

BATAILLE DE COMMUNICATION

À la suite de la plainte de Sherpa, une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Nanterre. Aboutira-t-elle ? Il est beaucoup trop tôt pour le dire. Épaisse d’une soixantaine de pages, l’assignation, que nous avons pu consulter, laisse entrevoir un dossier très compliqué, avec une construction juridique qui s’appuie sur des témoignages pour l’instant anonymes. La stratégie de l’ONG est au moins autant médiatique que juridique, visant à mettre un puissant coup de projecteur sur le dossier qatari. « Vinci n’est pas un choix délibéré, reconnaît Lætitia Liebert, directrice de Sherpa. Nous avons bénéficié d’informations d’un lanceur d’alerte et pu ensuite organiser un voyage sur place. »

L’association, très soucieuse de sa communication, ne laisse filtrer aucun élément précis, préférant jouer la carte de la mise en scène d’un feuilleton bien orchestré. La direction de Vinci elle-même assure ne toujours rien savoir du contenu de la plainte de Sherpa ! Une tactique qui interroge : pourquoi faire preuve d’un tel mystère pour s’attaquer à un adversaire qu’on accuse justement de manquer de transparence ? Entre les deux protagonistes, la bataille de la communication auprès du public, des clients et des investisseurs fait en tout cas déjà rage. Sous la pression, Vinci s’oblige actuellement à une opération vérité. Le service de communication répète à l’envi qu’il va réitérer des voyages de presse pour montrer la réalité du terrain, le DRH répond avec grâce aux sollicitations…

Franck Mougin réfute ainsi les accusations rendues publiques une à une. Sur le temps de travail, tout d’abord. Il assure que le cadre légal – huit heures quotidiennes, six jours par semaine avec possibilité de deux heures supplémentaires par jour – est parfaitement respecté. Faux, rétorque Sherpa qui, sur la foi d’une vingtaine de témoignages concordants recueillis à l’automne, affirme que ces « standards » sont régulièrement dépassés. Autre sujet sensible, la confiscation des passeports, évoquée par Sherpa comme preuve de la servitude des travailleurs de QDVC. Une pratique habituelle dans le pays, régulièrement dénoncée par d’autres ONG, tel Amnesty International dans un rapport consacré au Qatar en novembre dernier.

Vinci assure que cette politique, fondée sur le volontariat et donnant lieu à la remise d’un récépissé dans la langue du salarié, vient d’être abandonnée. Il s’agissait d’éviter les vols ou les pertes préjudiciables pour le retour au pays des ouvriers après leurs deux ans de contrat. Depuis janvier 2015, certifie le DRH, toutes les chambres sont équipées de coffres-forts individuels permettant de garder les documents en sécurité. Une avancée bien tardive, mais qui a le mérite de montrer l’adaptation et la bonne volonté du groupe.

Sur tous les sujets, le géant de la construction se défend pied à pied. En l’absence de syndicats au Qatar, il met en avant la mise en place de welfare committees (« comités de bien-être »), souvent constitués par communautés, permettant aux salariés de s’exprimer sur les conditions de vie. « Mais nous allons les étendre aux questions liées au travail », promet Franck Mougin. Le DRH insiste aussi sur les audits effectués chez les prestataires intervenant sur les chantiers pilotés par le groupe. Selon lui, une dizaine de sous-traitants « qui ne voulaient pas progresser socialement » ont été exclus.

MISSION CONTROVERSÉE

Les exemples sont nombreux que le DRH souhaite mettre à disposition du public. La preuve ultime qui démontre que Vinci fait figure d’entreprise vertueuse en matière de droits sociaux au Qatar ? En janvier, le groupe a organisé une mission sur place comprenant un administrateur salarié de la CGT, deux élus du comité de groupe européen (un Allemand et un Français de la CFDT) et une représentante de l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB). Un déplacement qui aurait donné lieu à des observations positives, très éloignées des accusations de Sherpa. Et, aux yeux de Franck Mougin, un argument massue pour contrer la plainte de l’ONG, décidément infondée.

Pas si simple, pourtant. Car les résultats de la mission sont sujets à forte controverse. Une source au sein de l’IBB – qui refuse tout commentaire officiel – assure que les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’enquête ne permettaient pas de se faire une idée précise et exhaustive. « Nous n’avons pas pu rencontrer des ouvriers de manière indépendante », souffle-t-elle. Du côté de la Fédération CGT de la construction, l’embarras est de mise. « L’administrateur CGT a validé un rap port et des préconisations concernant des chantiers très vertueux. Malgré des constats alarmants que nous avions faits lors de notre déplacement avec Sherpa à la fin de l’année 2014 », remarque Serge Pléchot, son secrétaire général.

Même réserve à la Fédération nationale de la construction et du bois de la CFDT, par la voix de Jean-Michel Gillet, l’un des secrétaires nationaux : « La direction de Vinci s’appuie beaucoup sur ce rapport pour se dédouaner. Je pense que les délégués ont été baladés. » D’où la question du syndicaliste : « Est-ce que la visite a parfaitement reflété ce que fait Vinci au Qatar ? » Des commentaires suspicieux qui représentent autant de pierres dans le jardin de Vinci. Et sur lesquels Sherpa peut s’appuyer pour nourrir des doutes. Le débat, in fine, sera tranché par la justice.

Auteur

  • Manuel Jardinaud