logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Idées

Le fait religieux en entreprise, un dossier bien épineux

Idées | Chronique juridique | publié le : 04.05.2015 | Jean-Emmanuel Ray

Image

Le fait religieux en entreprise, un dossier bien épineux

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses. » L’adverbe « même » de l’article 10 de la Déclaration de 1789 résumait des siècles sanglants de l’histoire de France où les guerres de religion n’ont pas été des moindres. En 1905, la loi de séparation des églises et de l’État avait abouti à créer le concept de laïcité, aujourd’hui encore souvent intraduisible.

Pendant un siècle, le Yalta de la séparation des églises et de l’État s’est appliqué sans difficulté majeure à des religions opérant une franche séparation entre préceptes religieux et règles juridiques. Mais il se trouve en difficulté lorsque sont édictés des préceptes communs, comme dans le cas de l’islam fondé par Mahomet, religieux à la Mecque puis chef politique et militaire à Médine. A fortiori s’agissant aujourd’hui de populations ayant des difficultés d’intégration, se réfugiant parfois dans un communautarisme, voire un intégrisme envahissants.

Avec son explosif mélange petite enfance/éducation/laïcité, notre psychodrame national Baby-Loup n’a pas déçu : cinq juges successifs et cinq décisions différentes. Mais sans résoudre les questions essentielles. Où en est-on aujourd’hui ?

FONCTION PUBLIQUE ET SERVICES PUBLICS : LAÏCITÉ ET NEUTRALITÉ

Il existe en la matière des textes spécifiques et une jurisprudence légitimement raide du Conseil d’État. Avec l’arrêt CPAM Seine-Saint-Denis du 19 mars 2013, la Cour de cassation les a étendus aux entreprises privées assurant la gestion d’un service public : « Les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé […]. Les agents des CPAM sont soumis à des contraintes spécifiques résultant du fait qu’ils participent à une mission de service public, lesquelles leur interdisent notamment de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaires, peu important que la salariée soit ou non directement en contact avec le public […]. La restriction instaurée par le règlement intérieur de la caisse était nécessaire à la mise en œuvre du principe de laïcité, de nature à assurer aux yeux des usagers la neutralité du service public. »

DANS L’ENTREPRISE PRIVÉE, LE PRINCIPE EST LA LIBERTÉ RELIGIEUSE

L’immense majorité des salariés souhaite « avoir la paix » avec ses collègues sur ces questions très personnelles faisant souvent surréagir car touchant à des convictions profondes : un droit à l’indifférence, en forme de protection du collectif de travail. Croyants et managers concilient donc discrètement pratiques religieuses individuelles et vie nécessairement collective de l’entreprise. A fortiori dans les multinationales, où les collaborateurs de filiales étrangères sont parfois très réactifs, y compris sur Facebook ou le réseau social interne. D’où des « chartes diversité » voulant aussi encadrer les pratiques religieuses dans l’entreprise, mais ouvrant parfois la porte à des revendications plus larges : ainsi, dans l’affaire jugée le 18 septembre 2014 en départition par le CPH de Lyon, la caissière voilée avait évoqué sa charte diversité (licenciement non fondé).

Problème : sur cette question pour le moins délicate sur le plan relationnel, mais aussi civil (article L. 1132-1 du Code du travail), voire pénal (article 225-1 du Code pénal), le manager de terrain souhaite disposer d’une règle commune et carrée. Or il est très souvent laissé seul.

1. Comme l’a rappelé la chambre sociale le 19 mars 2013 : « Le principe de laïcité instauré par l’article premier de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public »; position reprise par l’Assemblée plénière le 25 juin 2014.

2. Chaque collaborateur doit évidemment se soumettre aux dispositions légales : ainsi de l’interdiction du voile intégral dans les entreprises ouvertes au public avec la loi du 11 octobre 2010, jugée conforme par la CEDH au titre du « vivre ensemble » le 1erjuillet 2014.

3. La santé et la sécurité, du salarié mais aussi de collègues ou de tiers, surplombent tout. La Cour de Strasbourg a ainsi légitimé le 15 janvier 2013 le licenciement d’une infirmière en gériatrie ayant refusé de retirer l’ostensible croix qu’elle portait au cou : elle pouvait se blesser mais aussi blesser des personnes âgées.

4. En cas de problème, il faut donc concilier au cas par cas, la règle étant rappelée par la chambre sociale le 19 mars 2013 : « Les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, et proportionnées au but recherché. » Bref, à chaque employeur de rédiger, en fonction de son activité propre, un règlement intérieur justifié et proportionné. Et surtout de ne pas négocier sur ce thème si proche des discriminations : levée de boucliers assurée dans chaque camp.

Avec ses questions-réponses et son refrain « Les questions que vous ne devez pas vous poser »/« Les questions que vous devez vous poser », le guide EDF est exemplaire : « La question que vous ne devez pas vous poser : Que dit sa religion ? Pourquoi ? Parce que le salarié ne peut vous livrer que sa propre interprétation subjective. Parce que l’interprétation qu’il fait de sa religion relève de sa liberté de conscience. Parce que peu importe ce que la religion dit, elle ne “fait jamais loi” au sein d’une entreprise. Les questions que vous devez vous poser : Cela entrave-t-il la sécurité ? Cela entrave-t-il la sûreté ? Cela entrave-t-il l’hygiène ? Cela entrave-t-il l’aptitude du collaborateur à réaliser sa mission ? »

QUE FAIRE EN CAS DE PLAINTE DES CLIENTS ?

Une ingénieure informatique porte un voile, y compris en clientèle : « Ce port ayant gêné un certain nombre de ses collaborateurs », le client exige du prestataire qu’elle le retire. Refus de la salariée, licenciement pour faute, contentieux pour discrimination avec demande de réintégration forcée.

Les prud’hommes ont estimé le licenciement non discriminatoire, suivis par la cour de Paris : « Devant tenir compte de la diversité des clients et de leurs convictions, le prestataire est amené à imposer aux employés qu’il envoie au contact de sa clientèle une obligation de discrétion respectant les convictions de chacun »; en application de l’article L. 1121-1, cette restriction est alors « justifiée par la nature de la tâche à effectuer et proportionnée au but recherché ». Pourvoi de la salariée : « La gêne ou la sensibilité de la clientèle d’une société commerciale ne constitue pas un critère opérant ni légitime justifiant de faire prévaloir des intérêts économiques ou commerciaux sur la liberté fondamentale de Mme Y. »

Mais, comme le rappelle l’article L. 1133-1 issu de la directive du 27 novembre 2000, l’interdiction des discriminations « ne fait pas obstacle aux différences de traitement, lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ».

Quelques semaines après le 11 janvier 2015, peut-être aussi pour éviter un remake du feuilleton Baby-Loup qui l’avait vue contestée par la cour de Paris puis désavouée par l’Assemblée plénière, c’est sur ce terrain communautaire que s’est prudemment placée la chambre sociale en posant une question préjudicielle à la Cour de Luxembourg : « Les dispositions de l’article 4 § 1 de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 […] doivent-elles être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait d’un client d’une société de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de cette société assurées par une salariée portant un foulard islamique ? »

La CJUE y répondra dans un peu plus d’un an, et sa jurisprudence s’appliquera alors dans les 28 pays de l’UE : bonne nouvelle pour les entreprises européennes. Quant à la chambre sociale, elle sera tenue par cette interprétation. Ce qui ne doit pas lui déplaire, surtout si la Cour de Luxembourg n’adopte pas la même ligne que sa seule concurrente : celle de Strasbourg.

FLASH
Ce qu’en pense la Cour de Strasbourg

S’agissant d’une hôtesse de British Airways portant ostensiblement une croix à son cou, les juges britanniques successivement saisis avaient tous estimé que le but poursuivi par l’entreprise, « véhiculer une certaine image et distinguer sa marque et son personnel », était légitime. Mais la CEDH avait pris une position différente le 15 janvier 2013 : certes, « le but de projeter une certaine image commerciale est légitime ». Mais, « au regard des circonstances où aucune atteinte réelle aux intérêts d’autrui n’a été établie, les tribunaux (britanniques) n’ont pas suffisamment protégé le droit de Mme X à manifester sa religion ». Avec ce commentaire : « La Cour souligne l’importance de la liberté de religion, élément essentiel de l’identité des croyants et fondement – parmi d’autres – des sociétés démocratiques pluralistes. La liberté de religion garantie par l’article 9 implique la liberté de manifester sa religion, y compris sur le lieu de travail. Toutefois, lorsque la pratique religieuse d’un individu empiète sur les droits d’autrui, elle peut faire l’objet de restrictions. » La notion de religion reste elle-même problématique : n’est-ce pas une secte qui a réussi ?

Jean-Emmanuel Ray

Professeur de droit à l’université Paris I (Sorbonne), où il dirige le master professionnel Développement des ressources humaines, et à Sciences po. Il a publié en septembre 2014 la 23e édition de Droit du travail, droit vivant (éditions Liaisons).

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray