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Les leaders des crèches privées voient grand

Décodages | publié le : 04.05.2015 | Sabine Germain

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Les leaders des crèches privées voient grand

Crédit photo Sabine Germain

Devenus des acteurs majeurs de la prise en charge des jeunes enfants, les réseaux Babilou et Les Petits Chaperons rouges sont lancés dans une course à la taille. Avec un impératif : fidéliser leur personnel.

L’ambiance est étonnamment calme dans cette crèche flambant neuve de Boulogne-Billancourt. « C’est l’heure de la sieste », chuchote Alizée Chasleries, la directrice. Cette infirmière puéricultrice de 26 ans a débuté en hôpital avant de rejoindre Les Petits Chaperons rouges, il y a deux ans, puis d’être promue directrice de cette crèche de 60 places et 21 salariés en décembre. Une crèche privée ? Alizée ne s’est pas posé la question : « J’aimais l’idée d’arriver à l’ouverture d’un nouvel établissement. J’ai aussi postulé dans une crèche municipale, mais je n’y ai pas senti de véritable projet pédagogique. » Cette question, Peggy Barbour s’y est confrontée plus distinctement : à 41 ans, l’éducatrice de jeunes enfants a expérimenté tous les types de structures (publiques, associatives, hospitalières) avant d’envisager de créer elle-même un lieu. En attendant, elle a accepté des missions d’intérim, dont un remplacement chez Babilou : « Cela correspondait exactement à ce que j’avais envie de faire. » Elle dirige aujourd’hui une crèche de 20 places rue Lecourbe, à Paris, et ne se voit pas aller ailleurs pour le moment.

Les toutes premières crèches privées ont ouvert en 2003, après la conférence de la famille ouvrant la prise en charge des jeunes enfants au secteur privé. Avec 900 établissements totalisant 30 000 places, elles représentent aujourd’hui 10 % du parc français, loin derrière le secteur public (70 %), mais à quelques coudées du secteur associatif (20 %). Et ce n’est pas fini : près de la moitié des 10 000 places créées chaque année le sont dans le privé. Et comme les Français s’obstinent à rester les champions européens de la natalité, les besoins sont considérables : il manquerait à ce jour 350 000 places. Le potentiel de croissance demeure important pour les entreprises, notamment pour les deux leaders, Les Petits Chaperons rouges et Babilou (à ne pas confondre avec la crèche associative Baby-Loup rendue célèbre par le feuilleton judiciaire de sa salariée voilée).

Une bonne affaire.

Leurs fondateurs ne s’en cachent pas : s’ils se sont lancés sur ce créneau, c’est parce qu’ils ont flairé la bonne affaire. Au début des années 2000, Rodolphe Carle travaillait dans un fonds d’investissement à Londres quand il a été amené à étudier le marché des crèches privées. Convaincu qu’« il y avait de la place en France pour ce type de structure », il appelle l’un de ses cinq frères, Édouard, pour l’aider à « écrire son projet d’établissement ». C’était en 2003. La première crèche Babilou a ouvert un an plus tard dans l’Ouest parisien.

Formé à Dauphine et HEC, Jean-Emmanuel Rodocanachi est parti plus tôt : Les Petits Chaperons rouges ont été fondés dès 2000. Mais il a fallu attendre 2004 et l’entrée en vigueur de la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) pour qu’ils se développent. Les uns et les autres se sont appuyés sur leurs réseaux – dans les Hauts-de-Seine pour les frères Carle, en Provence pour Jean-Emmanuel Rodocanachi – pour décrocher leurs premières autorisations.

Le lobbying a tenu un rôle primordial dans la genèse du marché. Il a débouché sur l’ouverture de la Paje aux structures privées en 2004. Puis sur la réforme de la prestation de service unique en 2014, qui donne un sérieux avantage au privé. Les caisses d’allocations familiales modulent désormais le montant de leurs aides en fonction du « service rendu », évalué selon deux critères : la fourniture des repas et des couches et le taux d’occupation. « La facturation ne se fait plus de façon forfaitaire mais à l’heure réalisée. Ce qui représente un écart de facturation de 5 à 12 %. Soit, au total, 800 millions à 1 milliard d’euros d’économies pour la CAF… et autant de rentrées en moins dans les caisses des crèches », note Jean-Emmanuel Rodocanachi. Alors que le privé est équipé de systèmes informatiques de gestion des plannings, nombre de structures municipales suivent encore leur taux d’occupation à la main, sur un bon vieux cahier. Ce qui rend plus difficile son optimisation.

Le potentiel de croissance des entreprises de crèches a très vite intéressé les investisseurs. Babilou a laissé entrer dans la bergerie de son capital le fonds d’investissement Alpha (de 2008 à 2013), puis le fonds belge Cobepa et la Société générale. Pendant que Les Petits Chaperons rouges ouvraient leur capital au grand méchant loup de la banque d’affaires Rothschild & Cie. Ces investisseurs ont permis aux deux enseignes de mettre un coup d’accélérateur à leur développement, en misant très largement sur la croissance externe. Au fil des années, Babilou a intégré une vingtaine de réseaux (Iziy, 1.2.3. Soleil, Garderisettes, Tout Petit Monde, La Ronde des crèches, Am Stram Gram, Gazouillis…) « En général, leurs fondateurs sont restés dans le groupe. Les frères Carle ont su capitaliser sur leurs expériences », observe Séverine Palombo, consultante spécialisée du cabinet Dreda. La stratégie de croissance externe a été plus tardive chez Les Petits Chaperons rouges, mais ils ont fait preuve d’un solide appétit depuis 2013 en croquant coup sur coup Bio Crèche, Baboune et Crèches & Malices, un réseau de 60 crèches, dont 40 en Ile-de-France. Ce qui permet au groupe de détenir 45 % du marché parisien.

Pénurie de personnel.

La course à la taille est devenue l’obsession des enseignes. « Parce que c’est l’intérêt de tous, souligne Jean-Emmanuel Rodocanachi. Les grandes entreprises, qui veulent trouver des places sur tout le territoire, et les salariés, qui bénéficient de meilleures perspectives de carrière. » Pour étendre encore leur couverture, les deux leaders ont développé un réseau d’environ 500 crèches partenaires auprès desquelles ils commercialisent des places à la demande. « J’appelle cela faire du trading, et je ne trouve pas leurs conditions très loyales », soupire un concurrent, sous couvert d’anonymat. De fait, cette course à la concentration ne convient pas à tous. Après avoir participé aux « débuts héroïques » des Petits Chaperons rouges, Séverine Palombo a quitté le navire pour créer des microcrèches écolo-engagées en pays d’Aix. « J’ai adoré l’esprit start-up. Mais je ne me reconnaissais plus dans une entreprise pleine de process dont la maîtrise des coûts est la priorité. »

Le marché est en train de se structurer autour de deux pôles aussi opposés que complémentaires : d’un côté, les grands groupes, qui, au train où vont les choses, ne seront bientôt plus que cinq ou six (dont La Maison bleue et Crèche attitude, racheté par Sodexo); de l’autre, des microcrèches développant des projets pédagogiques ou écologiques responsables. Une telle description fait bondir les dirigeants des deux mastodontes, qui défendent bec et ongles leurs engagements. « Nous sommes à la pointe de l’innovation pédagogique. Chacune de nos crèches est équipée d’une salle de jeux, d’un jardin, et nous développons l’expérience sensorielle des enfants », insiste Jean-Emmanuel Rodocanachi. « Nous sommes en train de réécrire entièrement notre projet pédagogique en associant l’ensemble de nos équipes », explique Édouard Carle. Ce que confirme volontiers Jonathan Clément, auxiliaire de puériculture à Montluçon et élu au CE de Babilou : « La direction est toujours à notre écoute quand elle engage un projet. »

C’est aussi le meilleur moyen d’attirer les personnels qualifiés dont les crèches ont besoin : il faut au minimum un adulte pour cinq bébés et un pour huit enfants en âge de marcher, dont 50 % au moins doivent être infirmière puéricultrice, éducatrice de jeunes enfants ou auxiliaire de puériculture. Or le système éducatif n’a pas accompagné la croissance des crèches : la pénurie de personnels est réelle, notamment en région parisienne et à la frontière suisse. Les professionnels qualifiés – 95 % sont des femmes – choisissent leur établissement en fonction de trois facteurs, selon Alexandra Devic, DRH des Petits Chaperons rouges : « la proximité géographique, le feeling avec la directrice et le projet pédagogique ». Les salaires entrent peu en ligne de compte car ils sont assez homogènes entre le privé et le public. Soit de 25 000 à 35 000 euros brut pour une directrice (jusqu’à 40 000 euros en région parisienne), 20 000 euros pour une auxiliaire de puériculture, le Smic pour les agents non qualifiés.

La fidélisation des équipes est devenue une véritable priorité dans le secteur, où le turnover dépasse allègrement les 30 % par an. Et où le taux d’absentéisme est plombé par les congés maternité et les absences pour enfant malade. « Cela met une pression considérable sur les équipes, qui doivent constamment s’adapter pour pallier les absences, travailler quelques minutes de plus par-ci, assumer des tâches qui ne leur sont théoriquement pas dévolues par-là », observe Philippe Bernhard, de la CFDT Santé-Sociaux.

Un monde clos.

De fait, la plupart des licenciements contestés devant les prud’hommes portent sur les trois points de vigilance du secteur. « Le respect des règles d’hygiène et de sécurité, les mésententes entre collègues et le niveau de qualification des agents », détaille Michael Hayat, avocat associé du cabinet SDA et conseiller à la section « affaires diverses » du conseil de prud’hommes de Paris. La crèche est en effet un monde clos dans lequel les conflits prennent un relief particulier : une dispute pendant que les enfants dorment, une porte mal fermée, la susceptibilité d’une auxiliaire de puériculture qui ne veut pas être considérée comme une femme de ménage… « Dans les trois cas que j’ai eu à traiter dernièrement, nous avons considéré que la sécurité des enfants ne souffre aucune approximation. Les salariés contestant leur licenciement ont tous été déboutés », indique le juge prud’homal.

Pour stabiliser leur organisation, Babilou et Les Petits Chaperons rouges ont adopté les mêmes recettes. Notamment un budget formation compris entre 3 et 4 % de la masse salariale – avec un gros effort sur la validation des acquis de l’expérience des agents, qui peuvent devenir auxiliaires de puériculture – et la mobilité professionnelle et géographique, favorisée par la très forte croissance. Sans oublier quelques avantages sociaux tels que des garanties de prévoyance et une complémentaire santé financée à hauteur de 50 % chez Les Petits Chaperons rouges. Ou une prime de participation de 500 euros pour tous, l’accès au 1 % logement et 80 places de crèche réservées aux salariés chez Babilou.

Mais leur principale action porte sur l’accompagnement des équipes, avec la mise en place d’un management de proximité. Babilou a créé six directions régionales et déploie des référents RH et des experts petite enfance dans son réseau. Une équipe d’auxiliaires de puériculture « volantes » a aussi été constituée pour pallier les absences au pied levé. Les Petits Chaperons rouges ont, également, créé un réseau de coordinatrices petite enfance, chargées d’accompagner entre 5 et 15 crèches chacune.

Résultat : les taux d’absentéisme sont contenus (5,5 % chez Les Petits Chaperons rouges contre 6 % chez Babilou) et le turnover est tombé à 18 % chez le second. Ce ratio reste secret défense chez son concurrent mais les deux groupes sont conscients qu’il s’agit là d’une des clés de leur croissance : vers l’international pour Babilou, qui a commencé à s’implanter en Belgique et lorgne sérieusement l’Allemagne, où Rodolphe Carle s’est installé ; en France pour Les Petits Chaperons rouges, qui veulent passer le cap des 500 crèches dans les dix ans. L’aventure ne fait que commencer.

Babilou

EFFECTIF

4 000

salariés, dont 95 % de femmes, ayant en moyenne 31 ans.

RÉSEAU

300

crèches Babilou (10 000 places) et 500 crèches partenaires (réseau 1 001 Crèches).

CROISSANCE

30

ouvertures de crèches et 600 recrutements en 2015.

Babilou a très vite engagé une stratégie de croissance externe.
Les Petits Chaperons rouges

EFFECTIF

3 000

salariés, dont 95 % de femmes, ayant en moyenne 34 ans.

RÉSEAU

225

crèches Les Petits Chaperons rouges (7 000 places) et 500 partenaires (réseau Chaperons & Cie).

CROISSANCE

500

recrutements par an pour atteindre l’objectif de 500 crèches en 2025.

Les Petits Chaperons rouges cumulent les acquisitions depuis peu.
En route vers une convention collective

Le débat a été tranché fin 2014 : les 30 enseignes adhérant à la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC) veulent se doter d’une convention collective nationale. « La Direction générale du travail veut réduire le nombre de conventions, explique Sylvain Forestier, rapporteur de la commission relations sociales de la FFEC et directeur général de La Maison bleue. Il nous a donc été demandé de nous rapprocher d’un texte existant. La branche acteurs du lien social et familial, qui couvre les crèches associatives, n’a pas l’air de vouloir de nous. Nous avons donc adhéré au Medef et sommes en train d’évaluer les différentes possibilités. »

La Fédération du service aux particuliers tiendrait la corde. Logique : les crèches privées relèveraient ainsi du même texte que les assistantes maternelles. Mais pas franchement ambitieux sur le plan social. « J’aurais préféré que la FFEC adhère à l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire ou à la CGPME plutôt qu’au Medef », regrette Rémi Demersseman-Pradel, fondateur de La Part de rêve, qui a quitté la fédération.

La future convention collective devrait, à tout le moins, intégrer le « socle social » adopté par la FFEC fin 2013. « Il comporte quatre éléments obligatoires pour nos adhérents : au moins 1,1 % de la masse salariale pour la formation, une prime de naissance de 250 euros par enfant, une prime de départ en retraite représentant deux fois les indemnités légales et des congés spécifiques pour les événements familiaux », détaille Caroline Kovarski, déléguée générale de la FFEC.

Les crèches privées pourraient s’appuyer sur la convention des assistantes maternelles.

Auteur

  • Sabine Germain