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Bruno Palier

Actu | Entretien | publié le : 04.05.2015 | Anne Fairise

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Bruno Palier

Crédit photo Anne Fairise

Pour le chercheur, notre système de protection sociale montre ses limites. Mais la crise peut être l’occasion d’en redéfinir les bases en alliant sécurité et promotion sociales pour tous.

Dans votre livre coécrit avec Hélène Périvier et Bernard Gazier, vous proposez une refonte globale de notre système de protection sociale. Vous le jugez obsolète ?

Nous le jugeons décalé par rapport aux mutations du travail et aux évolutions de la société. Certaines des missions assignées en 1945, à sa création, sont toujours remplies. Le soutien aux familles est réel, et la France affiche un des meilleurs taux de fécondité d’Europe. La sécurisation apportée face à certains accidents de la vie est effective. En matière de santé, le taux de prise en charge publique des soins est parmi les plus élevés. Comme l’est notre espérance de vie. Quant aux retraités, ils ont un niveau de vie, grosso modo, équivalent à celui des actifs. Mais notre système ignore la remise en cause de la norme de l’emploi autour de laquelle il a été conçu, celle d’un travail masculin en CDI à temps plein chez le même employeur. En faisant reposer les droits sociaux essentiellement sur le travail, il exclut les précaires, les personnes en CDD, les salariés à temps partiel. Il n’a pas pris en compte l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail et ne couvre pas les risques sociaux auxquels les individus sont confrontés dans les nouvelles trajectoires professionnelles ou de vie.

Quels sont ces risques sociaux ?

Les risques rencontrés par les jeunes surtout ! Dans les années 1970, on passait de l’école à l’emploi ou au mariage en trois à cinq ans. Aujourd’hui, quinze années sont nécessaires, après la fin de la scolarité obligatoire à 16 ans, pour avoir les attributs de la vie adulte : on accède au logement à 23-24 ans, à l’emploi stable à 26 ans, on a son premier enfant à 29 ans. Cela passe souvent par des années de galère pour les jeunes dépourvus de droits sociaux propres avant 25 ans. Les 18-24 ans connaissent le taux de pauvreté le plus élevé de toutes les tranches d’âge. Notre protection sociale ne couvre pas bien, non plus, les périodes de transition professionnelle, de recherche d’emploi ou de formation, plus fréquentes. L’assurance chômage protège d’abord ceux ayant travaillé à temps plein. Le dispositif de formation profite surtout aux salariés qualifiés des grandes entreprises. Or l’absence de qualification doit aussi être considérée comme un nouveau risque social. On le sait, les sans-diplôme n’auront pas la capacité d’obtenir un emploi stable, bien rémunéré, donc de subvenir correctement à leurs besoins. Selon le Cereq, ils ont aujourd’hui quatre fois plus de risques de devenir chômeurs que les bac + 3.

La future prime d’activité est-elle une mesure adaptée ?

Il est toujours nécessaire de simplifier des dispositifs difficiles à comprendre, et donc difficiles d’accès. Mais cette réforme se base sur l’idée qu’on doit encourager les gens à prendre des emplois non attractifs. Des postes mal rémunérés, pauvres en protection sociale ou syndicale, n’ouvrant pas de droits à formation et ne permettant pas un bon équilibre entre vie professionnelle et personnelle. Proposer une prime d’activité ne peut pas suffire. Il faut donner accès à la qualification et à la requalification tout au long de la vie. Car le niveau de qualification exigé ne cesse d’augmenter.

Que préconisez-vous pour refondre notre système de protection sociale ?

Il faut faire évoluer la logique actuelle. Au cœur du système, nous mettons la qualité des emplois et des services. Il faut passer d’une vision statique de protection à une vision dynamique de promotion professionnelle. Poser les bases, comme en 1945, d’un modèle social porteur de progrès suppose un système qui intègre des droits et des prestations pour accompagner les individus dans les périodes de transition : l’entrée sur le marché du travail, la prise en charge des jeunes enfants, les moments de formation, la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Ces transitions ne doivent plus générer des pertes de droits sociaux, en matière de formation ou de retraite. Au contraire, elles doivent permettre d’en accumuler de nouveaux.

Vous suggérez un niveau « décent » de rémunération. Pourquoi ?

Il faut établir des minima sociaux élevés. De telle sorte que les emplois ne puissent trouver preneurs qu’à partir du moment où ils sont correctement rémunérés. C’est le choix des pays scandinaves, du Danemark. Une telle politique pousse à la qualité des emplois. À condition qu’elle s’accompagne d’une politique de requalification, d’une vraie réintégration des chômeurs – basée sur des périodes de formation longue – et d’investissements productifs dans les activités à haute valeur ajoutée. Mettre l’accent sur les transitions et les emplois de qualité est la seule chance pour la France de monter en gamme. Contrairement au credo des économistes néoclassiques, le problème n’est pas la compétitivité-coût mais la compétitivité par la qualité.

Cela exige de rompre avec les politiques de baisse du coût du travail…

Oui, car elles soutiennent le parc d’emplois précaires et envoient de mauvais signaux aux employeurs. Les subventions aux bas salaires entérinent les faibles qualifications et rémunérations au motif d’en compenser les effets. Elles n’incitent pas les peu qualifiés à se former. Pour en sortir, il faut associer clairement emplois de qualité et compétitivité, montrer le lien entre les gains pour les individus et pour l’économie, en innovation et en créativité. Les politiques publiques doivent être réorientées pour inciter les entreprises à former les moins qualifiés. Elles ne le feront pas spontanément. Il faut mettre aussi le paquet sur la petite enfance, l’éducation, et passer d’une logique indemnisatrice de la protection sociale à une logique préventive. Si l’on soutient les individus dès la petite enfance, en investissant dans des crèches et des écoles de qualité, de la réussite pour tous, on peut créer tout de suite des emplois qualifiés et qualifiants tout en réduisant les inégalités héritées. Demain, on aura moins à réparer. Comme le dit Bernard Gazier, « il faut équiper les gens pour le marché mais aussi équiper le marché pour les gens ».

À la base de votre réforme, vous incluez aussi l’égalité entre les sexes…

Notre système de protection sociale a institutionnalisé une relation de dépendance de la femme par rapport à son conjoint. Il porte une lourde responsabilité dans la reproduction des inégalités de genre. Il fonctionne sur le mode de M. Gagne-Pain et de Mme Gagne-Miettes. À l’arrivée du deuxième enfant, un tiers des mères diminuent leurs temps de travail et un tiers s’arrêtent. Le système des quotients familial et conjugal désincite au travail féminin. Lorsqu’il y a imposition commune, il est rarement intéressant pour les conjointes de rentrer sur le marché du travail. Dans l’entreprise, les femmes sont aussi défavorisées parce que les employeurs anticipent le partage inégal des tâches familiales. Ce n’est donc pas en faisant une énième loi sur l’égalité professionnelle qu’on fera évoluer les comportements. En revanche, réformer le congé parental dans une perspective de transition – ce qui suppose un congé court, rémunéré proportionnellement au salaire, incitatif pour les pères, occasion de formation – serait un message fort.

N’est-ce pas utopique, en pleine crise des finances publiques, d’appeler à de nouvelles dépenses ?

N’oublions pas que c’est en 1945, dans un pays ruiné par la guerre, que la garantie de l’accès de tous aux soins de santé et à la retraite est née. La crise, justement, peut être l’occasion de redéfinir les bases d’un modèle social qui combine protection et promotion sociales pour tous, qui refasse société. Avec quelles finances ? On peut déjà réallouer celles dont l’efficacité n’est pas prouvée. Selon les estimations d’un travail que nous avons fait au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp*), il est possible de transférer 6 des 27 milliards d’euros consacrés chaque année à la baisse du coût du travail vers des programmes d’investissement social. Sans effet néfaste sur l’emploi. En mettant fin au quotient conjugal, on récupérera aussi 5 milliards d’euros… Quand Alain Supiot a avancé l’idée de droits de tirage sociaux accordés à chaque individu, il ne l’a pas chiffrée. Sans lui, la société n’aurait pas avancé sur cette conception de droits sociaux déconnectés du contrat de travail, qui commence à s’incarner, quinze ans après, avec le compte formation, le compte pénibilité et bientôt le compte d’activité. Notre ambition, c’est d’ouvrir des alternatives sur une base cohérente, à partir d’un diagnostic actualisé, en affichant clairement valeurs et objectifs.

SPÉCIALISTE DE LA PROTECTION SOCIALE, BRUNO PALIER ST DIRECTEUR DE RECHERCHE DU CNRS AU CENTRE D’ÉTUDES EUROPÉENNES DE SCIENCES PO ET CODIRECTEUR DU LIEPP. IL A ÉCRIT AVEC BERNARD GAZIER ET HÉLÈNE PÉRIVIER REFONDER LE SYSTÈME DE PROTECTION SOCIALE. POUR UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE DROITS SOCIAUX (ÉD. LES PRESSES DE SCIENCES PO, NOVEMBRE 2014).

* Voir Coût d’opportunité des politiques d’emploi en France : ce qu’on pourrait faire de mieux au même prix, « Liepp Policy Brief » n° 16, janvier 2015.

Auteur

  • Anne Fairise