logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

À la une

De l’art délicat du courage

À la une | publié le : 04.05.2015 | Anne Fairise

Image

De l’art délicat du courage

Crédit photo Anne Fairise

À en croire le succès des formations qui l’exaltent, le courage est en vogue. Les entreprises incitent leurs managers à en faire preuve. Mais elles ne leur offrent pas les conditions pour y parvenir.

Au front, les managers : osez le courage ! Fini, le temps du confort, du consensus mou et des décisions peu ou faiblement portées. L’époque est à l’implication, à voir la floraison récente de conférences ou de formations appelant à « exprimer », « affirmer » ou « développer son courage managérial ». Une expression qui parle aux dirigeants, DRH et autres prescripteurs de formations, dans le privé comme dans le public, également confronté à la nécessité de « faire plus avec moins » et de piloter au plus serré.

Évidemment, les organismes en pleine mutation sont les plus demandeurs. L’école des dirigeants de la protection sociale, qui a intégré pour la première fois l’an passé le sujet à son offre, n’est pas étonnée du succès rencontré. « Les cadres des organismes de Sécurité sociale sont en plein désarroi. Jusqu’à présent, leur activité était très normée, et gérée par les procédures. Les réorganisations, les réductions d’effectifs et les réductions budgétaires leur imposent à présent de s’en extraire et de prendre des décisions, sans qu’ils aient toujours de consignes explicites », note Gilles Nezosi, directeur de la formation continue.

Mais le thème rencontre un écho bien plus large. « Les entreprises arrivent avec des demandes très variables selon la maturité managériale de leurs équipes », commente Véronique Rousseau, du cabinet Ressources et Pédagogie, qui monte depuis deux ans des formations sur mesure. La palette des attentes est grande. Entre ce P-DG qui désespère de trouver des relais dans l’encadrement intermédiaire pour porter les décisions impopulaires, les nouveaux serrages de vis et les mobilités fortement incitées. Cette PME qui exprime un besoin tout pragmatique : voir, enfin, remonter du terrain « des entretiens annuels d’évaluation exploitables », pas une flopée de notations similaires, au plus haut de l’échelle ! Ou cette société de services excédée que ses managers soient incapables de gérer les exigences débordantes des plus jeunes et de dire « non ».

MYTHOLOGIE DU HÉROS.

À cet attrait partagé pour le courage managérial, il y a une bonne raison selon Didier Burgaud, directeur chez Qualintra : la nécessité, impérieuse, d’embarquer les équipes. « Une fois que les entreprises ont travaillé sur la réduction des coûts, l’externalisation, la croissance externe, le gain de part de marché, que leur reste-t-il comme levier de performance ? L’engagement des salariés. Il passe par l’implication de leurs managers de proximité », martèle le consultant. Il a créé, fin 2011, deux certificats professionnels estampillant le courage managérial à la très sérieuse université Paris-Dauphine, avec Philippe Pierre, codirecteur du master Management interculturel.

De quoi faire reposer une bien lourde charge sur les épaules des intéressés ! Le courageux n’est-il pas celui qui force l’admiration et remporte l’adhésion, après-coup, une fois la tempête passée, pour avoir su prendre les bonnes décisions au bon moment et s’y être tenu malgré l’adversité ? Celui qui a fondé lui-même sa légitimité pour avoir fait preuve d’autonomie et réussi ? Un homme exemplaire ? La marche est haute. « Parler de courage managérial, c’est véhiculer la croyance selon laquelle le management serait un acte difficile, héroïque, voire exceptionnel », déplore Sylvie Deffayet Davrout, professeure de management à l’Edhec. Au risque de détourner un peu plus de la fonction les jeunes et les experts, qui la jugent déjà contraignante et peu payante, et refusent les promotions.

La notion de courage n’est pas facile à manier. Elle fait vite ressurgir une mythologie guerrière triomphante, assortie d’images d’effort, d’endurance, voire une certaine dureté. « J’ai entendu des stagiaires parler de Robocop. Ils pensaient qu’on attendait d’eux, à l’avenir, d’être tranchants et abrupts. C’est un contresens complet. Les entreprises souhaitent, au contraire, que leurs managers aient de l’autorité sans être autoritaires. Les salariés du XXIe siècle veulent du sens, être écoutés et associés », reprend Véronique Rousseau, de Ressources et Pédagogie. Autre effet pervers, certains managers se mettent d’emblée en position défensive, se sentant dépréciés, à juste titre. « Être inscrit par sa hiérarchie à une formation sur le courage managérial n’est pas facile à assumer pour tous. On garde l’intitulé pour les stages interentreprises. Mais quand on intervient pour une seule société, il fait toujours l’objet d’une longue discussion. On rhabille et on reformule », commente Philippe Ruquet, coach sportif qui anime depuis 2009 les formations Cegos sur le sujet. Oubliés, les « managers courage ». Ils sont simplement invités à « prendre la pleine mesure de leur rôle » ou à « affirmer [leur] légitimité ».

Cela en dit long sur la difficulté, pour les formateurs et les directions, d’en référer aux vertus du courage. Symptomatique, les sessions reviennent largement sur les fondamentaux du management : poser un cadre et des règles de travail clairs avec son équipe, savoir dire non sans heurter ni démotiver, donner des retours constructifs… Même si l’objectif reste d’inciter le manager « à dépasser sa zone de confort » pour agir. Logique pour Sylvie Deffayet Davrout, de l’Edhec : « Aborder le management par le courage, c’est un moyen d’effleurer, sans s’en saisir de front, le sujet du pouvoir et de l’autorité. »

Encore faut-il favoriser la prise de risques, et pas seulement dans les discours. « Il n’y a pas une seule entreprise qui ne mette en avant, dans ses propos et ses chartes, le courage, l’audace, voire l’innovation. Le modèle de fonctionnement qu’elles construisent va, pourtant, complètement à l’opposé. Elles restent dans l’extrême maîtrise et le contrôle, qu’elles renforcent sans cesse par de nouvelles procédures standardisées et plus de reporting. C’est facile de gérer cette contradiction en renvoyant l’expression du courage aux managers », pointe Éric Albert, de l’Institut français d’action sur le stress.

DONNER DE L’AUTONOMIE.

Gare pourtant ! Celui qui déborde du cadre risque gros. Hugues, responsable commercial dans une PME francilienne d’événementiel, se sent sur la sellette depuis qu’il a contredit le choix de sa direction de maintenir les tarifs coûte que coûte. « Un gros client allait nous échapper. Il ne nous jugeait plus compétitifs face à la concurrence qui casse les prix. En m’alignant, j’ai réussi à le garder et même à remporter d’autres marchés. Ma direction ne m’a pas sanctionné car j’ai eu des résultats. Mais je sais que je suis dans le collimateur », soupire le quadra.

La culture du droit à l’erreur, perçue comme le terreau du succès outre-Atlantique et dans les pays scandinaves, a très peu pénétré les entreprises tricolores. Difficile pourtant de libérer les velléités de courage et la fameuse performance collective si l’on n’offre pas d’espaces d’expression et de réelles marges d’autonomie.

Pour les salariés comme les managers, la coopération passe, avant tout, par la reconnaissance et les conditions claires d’exercice du métier, rappelle Jean-Paul Bouchet, de la CFDT Cadres. Il y a du pain sur la planche selon le sondage réalisé par la centrale, fin 2014, auprès de managers. 54 % n’étaient pas associés à la stratégie de l’entreprise ; 44 % jugeaient insuffisantes les marges de manœuvre pour organiser le travail de leur équipe ou piloter les projets ; 85 % n’en avaient aucune sur la politique de rémunération. N’en jetez plus ! Courage, managers, courage !

CYNTHIA FLEURY Philosophe et auteure de la Fin du courage (Éditions Fayard, 2010)
“Le courage ne peut être une injonction”

Les formations au courage managérial se multiplient. Cette notion vous parle ?

Je suis mal à l’aise avec cette novlangue managériale, qui attrape un item, hier l’audace, l’authenticité, et aujourd’hui le courage, pour « recracher » les mêmes contenus de fausse performance. S’il s’agit d’une approche de communication, elle est contre-productive. Le courage ne peut être une injonction. C’est une valeur liée à l’exemplarité de chacun. En revanche, s’il s’agit de créer demain en entreprise les conditions d’une possible émergence du courage individuel et collectif, oui je peux y souscrire.

Le courage a donc sa place en entreprise ?

Définissons d’abord le courage. Il ne s’agit pas d’un outil de leadership ou d’affrontement.

Le courage est d’abord le premier outil de protection de l’individu. Il lui permet de lier principes et pratiques, d’aboutir à une cohérence entre ce qu’il croit et ce qu’il fait. En ce sens, il est un outil de régulation dans les entreprises, aujourd’hui en pleine transformation. Il permet de ne pas taire les désaccords, de mettre en lumière, seul ou avec les autres, les dysfonctionnements liés au management et d’emmener le travail vers plus de sens, vers un profit mieux partagé et pas seulement économique.

À quoi ressemblerait un manager courageux ?

Intégré dans les pratiques d’un manager, le courage change sa posture. Car il s’impose à lui-même un certain type de responsabilités. Il devient le premier à faire, se met au service de ceux qu’il guide, apporte son expertise pour que le projet global avance.

Il va arrêter de déléguer à autrui ce qui lui revient et assumer son rôle de médiateur par rapport à sa propre hiérarchie, pour dire la faisabilité ou non des projets.

Le courage s’apprend-il ?

Ce n’est pas une qualité innée. Le courage se développe par différents types d’exercices. Il faut arrêter d’être en pilotage automatique, ne plus découpler l’action du sens ni s’obliger à faire des choses qu’on ne veut pas. Il peut se travailler au niveau culturel, si on met en place un écosystème accueillant cette posture et si on accompagne les individus. Mais cela suppose de reconnaître à chacun sa liberté, son autonomie et de repenser les organisations dans les entreprises pour qu’elles permettent un bien-être au travail et d’autres critères de performance que l’ajustement sur le dos des salariés.

Propos recueillis par Anne Fairise

CYNTHIA FLEURY Philosophe et auteure de la Fin du courage (Éditions Fayard, 2010)

Auteur

  • Anne Fairise