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Le Défenseur des droits ne sort plus du rang

Décodages | publié le : 02.04.2015 | Emmanuelle Souffi

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Le Défenseur des droits ne sort plus du rang

Crédit photo Emmanuelle Souffi

Un an après la disparition de Dominique Baudis, Jacques Toubon tente de réveiller une institution malmenée depuis sa création, en 2011. Et qui peine à faire oublier la militante Halde.

Rue Saint-Florentin, à deux pas de la place de la Concorde, Jacques Toubon commence à prendre ses aises. Le tollé soulevé par sa nomination cet été après la disparition, le 10 avril 2014, de Dominique Baudis est presque oublié. De fait, ses prises de position passées contre l’abolition de la peine de mort et la dépénalisation de l’homosexualité n’en faisaient pas un défenseur naturel des exclus de la République ! Mais l’ancien garde des Sceaux de Jacques Chirac en a vu d’autres. À 73 ans, il retrouve là le moyen de porter de grandes causes, au travers d’une institution indispensable mais qui a perdu de son influence.

Né de la fusion de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations (Halde), du Médiateur de la République, du Défenseur des enfants et de la Commission nationale de déontologie de la sécurité, le Défenseur des droits connaît une existence chaotique. Promu autorité constitutionnelle indépendante en 2008, l’organisme ne devient opérationnel que trois ans après. Et encore… Pendant six mois, début 2011, il lui manque un chef. Dans les bureaux, les équipes se demandent alors à quelle sauce elles vont être mangées. Un an plus tôt, le passage éclair de Jeannette Bougrab à la tête de la Halde les avait déjà bien essorées. En à peine sept mois, l’ancienne secrétaire d’État à la Jeunesse réussit à faire l’unanimité contre elle. À coups de dysfonctionnements managériaux et d’absence de stratégie, elle paralyse l’institution qui faisait peur aux dirigeants du temps de Louis Schweitzer, son médiatique patron de 2005 à 2010. Et qui n’a guère retrouvé sa superbe depuis.

Autant dire que le chantier est lourd pour Jacques Toubon. Son premier job ? Achever la réorganisation lancée par l’ancien maire de Toulouse, qui consiste à rassembler quatre maisons en une. « Ça n’est pas toujours simple de mélanger les cultures », confesse Richard Senghor, secrétaire général et homme clé de l’organigramme. Marier 227 agents et fonctionnaires avec 400 délégués territoriaux, transformer ces spécialistes de la discrimination ou du service public en généralistes du droit, changer les pratiques et procédures… Une union en forme de défi ! Qui plus est à budget et effectif constants. « Il nous a fallu deux ans pour développer un flux d’entrées et de sorties unique, gérant plus de 100 000 réclamations par an, sans compter la récupération de cinq ans d’arriérés de stocks ! » souligne le secrétaire général. Pas simple avec un système d’information, Agora, qui connaît des ratés. « Les dossiers trop anciens ont été enterrés sans donner de réponse aux gens ! » peste une avocate.

Dossiers discriminations en baisse.

Une partie de cet « écrémage » pourrait être liée aux 12 à 14 % de dossiers doublons déposés au sein de plusieurs branches pour multiplier les chances de succès. Par exemple, un mineur handicapé non scolarisé pouvait hier s’adresser tant à la Halde qu’au Défenseur des enfants. Aujourd’hui, sa plainte est traitée au niveau local et ne remonte à Paris que si sa complexité nécessite une expertise particulière. Et encore, la loi de 2011 permet au Défenseur des droits de trier les saisines qu’il juge justifiées. « On est passés d’une autorité avec l’ambition de traiter toutes les affaires à une institution qui identifie celles qui auront une portée juridique », note le professeur associé Michel Miné, spécialiste des discriminations.

Dans cette union contrariée, le législateur n’a pas été un très bon allié. « Le cadre juridique initial, qui maintient en partie les spécificités propres à chacune des institutions fusionnées, a constitué d’emblée un frein à la mutualisation et aux économies attendues, comme à l’efficacité de la nouvelle autorité », pointe ainsi la Cour des comptes dans un rapport de septembre dernier. Sur 100 000 demandes d’intervention en 2014, seules 4 535 portent sur les discriminations. Bien loin des 12 467 enregistrées par l’ex-Halde en 2010. Une chute que relativisent ses patrons. « L’idée que la Halde s’est noyée dans le Défenseur des droits comme le sucre dans le café est statistiquement et juridiquement fausse ! » tempête Jacques Toubon. « Il faut comparer ce qui est comparable, abonde Richard Senghor. Sur les 13 000 réclamations à la Halde, 3 000 étaient instruites. Soit moins que ce que nous faisons. »

Un rôle plus administratif.

Louis Schweitzer était accusé par ses détracteurs de poursuivre une logique de chiffres. Mais sous son ère, des atteintes taboues et bien réelles, comme celles liées à la grossesse au travail, ont été révélées. Le storytelling autour de décisions marquantes a contribué à faire parler de la Halde. Quitte à agacer certains patrons ou élus qui voyaient d’un mauvais œil ses rappels aux conventions européennes en matière de Roms ou d’emplois fermés à certaines nationalités. « La notoriété était critique pour que l’on nous saisisse et que notre voix soit entendue par nos interlocuteurs, explique Louis Schweitzer. La fusion lui a fait perdre de sa force ; la Halde était une autorité de lutte. »

Coincés dans l’organigramme, les adjoints du défenseur ont plus un rôle administratif que politique. À l’image du très discret Patrick Gohet, ex-délégué interministériel aux personnes handicapées, chargé depuis l’automne de la lutte contre les discriminations et pour la promotion des droits. Résultat, avec des équipes moins militantes, le Zorro des discriminations est rentré dans le rang. « La Halde fonctionnait comme une start-up en mode projets, résume une ancienne collaboratrice. Le Défenseur des droits est devenu une technostructure très hiérarchisée et qui s’adresse à une intelligentsia plutôt qu’aux entreprises et aux salariés. »

Formatrice sur les questions de diversité au sein du cabinet RH Valeurs et Développement, Éléonora Russo n’y trouve plus les éclairages juridiques dont elle a besoin. « C’est une institution consensuelle que personne ne connaît. En stage, tout le monde me parle encore de la Halde ! » Pour réveiller la belle endormie, Jacques Toubon compte regrouper les ressources en matière de communication. Et capitaliser sur son nom quitte à tomber dans la personnalisation. Là où son prédécesseur épinglait les entreprises ne respectant pas la loi, lui préfère jouer les autorités morales. Il mise ainsi beaucoup sur sa grande plate-forme numérique de lutte contre le racisme lancée fin janvier. « Louis Schweitzer voulait faire des exemples. Dix ans après, on n’en est plus là », tranche le chiraquien. Reste qu’un coup de bâton, de temps à autre, n’est jamais superflu…

CHIFFRES

71 624

dossiers ont été traités en 2014 ; 4 535 réclamations portent sur les discriminations (+ 23 %), majoritairement liées à l’origine.

490

mesures (observations, procédures, médiation…) ont été engagées.

80 %

des observations sont suivies par la justice.

26,62

millions d’euros, c’est le budget de l’institution en 2014.

Sources : rapport d’activité 2014, Cour des comptes 2014.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi