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Ce qu’ils disent du travail

À la une | publié le : 02.04.2015 | Emmanuel Jardinaud

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Ce qu’ils disent du travail

Crédit photo Emmanuel Jardinaud

Non, les 15-25 ans ne sont pas si différents de leurs aînés. Eux aussi veulent s’investir au travail. Ils aspirent à s’épanouir mais leur intégration professionnelle est difficile. Pas de quoi être confiants dans l’entreprise.

L’entreprise ne nous reconnaît pas. Pourtant, dans mon entourage, on veut tous participer à l’économie. Mais personne n’y arrive. » À 21 ans, bac ES en poche et deux abandons en licence, Yousra Laribi résume bien la frustration d’une jeunesse à la recherche de sa place dans le monde du travail. Seule possibilité qui s’offre aujourd’hui à cette jeune Picarde de Creil, qui a multiplié les boulots « au black » : la création d’entreprise. À l’instar de vingt-neuf autres camarades en emplois d’avenir, elle participe à une expérimentation pour le moment unique en France. Accompagnée du réseau local des BGE (ex-Boutiques de gestion), elle tente de créer son salon de bien-être.

Quand la création d’entreprise devient le seul moyen d’accès au travail et à l’emploi, nombre de jeunes s’y engouffrent : « 47 % des 15-20 ans se voient monter leur propre boîte. Nous ne nous attendions pas à un niveau si élevé », avoue Marianne Urmès, de la start-up The Boson Project, qui a réalisé une enquête auprès de plus de 3 000 jeunes pour BNP Paribas en janvier 2015. Une tendance que perçoit également Morgan Marietti qui, pour l’association Astrees, a piloté un projet de recueil de paroles et de propositions sur le travail : « De plus en plus de jeunes veulent se mettre à l’entrepreneuriat, préférant être moins protégés que leurs aînés et pouvoir accéder au monde du travail. » Aux yeux de Philippe Hayat, président de l’association 100 000 Entrepreneurs qui intervient dans les écoles, « conscients de la précarité du monde du travail, ils pensent être plus sûrs de conserver un emploi en le créant ».

ATTENTES FORTES.

On savait qu’inventer son propre emploi était un slogan dans l’ère du temps. On découvre que la jeunesse, en délicatesse avec un salariat de plus en plus inaccessible, se l’approprie. Ce phénomène, récent, signifie-t-il un rejet massif du travail et de ses principes ? Loin de là. Seul le mode d’exercice évolue. En indépendants ou comme employés, à 15 ou à 25 ans, les jeunes Français plébiscitent la « valeur travail ». « Il convient de rejeter tous les a priori selon lesquels les jeunes seraient désinvestis, infidèles, matérialistes, zappeurs… Ils font montre au contraire d’attentes très fortes portant sur la qualité intrinsèque du travail », écrit ainsi le sociologue François Sarfati dans son ouvrage les Jeunes, le Travail et l’Emploi (éditions Liaisons sociales, 2014). Le chercheur prend ainsi à rebours la vision dessinée depuis des années par les employeurs sur la fameuse génération Y, bientôt poussée vers la sortie par la Z, qui serait composée de profiteurs, sans foi en ce qu’ils font et ne respectant ni règle ni code.

« Le travail est une dimension importante de l’existence pour les jeunes, loin des clichés habituellement véhiculés », insiste Camille Peugny, sociologue et maître de conférences à Paris VIII. « Les jeunes font très attention à l’ambiance et aux relations de travail, et attendent la possibilité de se réaliser et de s’exprimer. Mais leurs attentes sont les mêmes que celles des plus anciens », confirme Dominique Méda, professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine et coauteure d’une enquête sur les jeunes et le travail en Europe. Ce que confirme le baromètre annuel publié en mars par Prism’emploi, « Les jeunes et l’emploi » : 65 % des 1 025 jeunes de moins de 25 ans interrogés considèrent que l’ambiance au travail est importante. Il s’agit là du premier critère de satisfaction, devant la rémunération.

Sauf que pour s’épanouir au travail, encore faut-il y accéder. Et trouver chaussure à son pied. C’est là qu’insatisfaction et méfiance se nichent. « La génération qui arrive sur le marché du travail aujourd’hui a un niveau de diplôme moyen sans aucune comparaison avec ses aînés : 73 % d’une tranche d’âge parvient au bac », rappelle Mario Correia, sociologue du travail à l’université Aix-Marseille. Et celui-ci d’évoquer les risques de déclassement, avec des offres d’emploi ne correspondant pas à la formation initiale. La difficulté d’intégration sur le marché du travail renforce un peu plus cette défiance : fin 2013, seuls 45,2 % des 15-24 ans en emploi avaient signé un CDI, soit le plus faible taux depuis trente ans. « Ils frappent à la porte. Mais, comme ils restent sur le seuil, l’insatisfaction est de plus en plus aiguë. Car le niveau d’exigence de la jeunesse croît au même rythme que son niveau de qualification », complète Camille Peugny.

PROMESSE NON TENUE.

L’expression de leur désappointement face au travail n’est donc pas seulement à mettre en relation avec un âge où le verbe est plus haut. Mais davantage avec le contexte socio-économique, qui sape leurs attentes. Car la promesse – un diplôme, un métier, un travail – n’est plus tenue dans l’Hexagone. En bas de l’échelle, les moins qualifiés se résignent à espérer un emploi, n’importe lequel. Avec, si possible, un salaire décent, motivation principale et unique face à des employeurs qui les ignorent. Pour les autres, c’est davantage la qualité de l’emploi qui pose problème. « Le mécontentement se retrouve chez tous les jeunes : chez ceux, relégués et moins qualifiés, qui sont au chômage, et chez les diplômés, qui ont l’impression d’avoir été floués », résume Camille Peugny.

Cette génération, qui partage globalement les valeurs des plus âgés tout en dénonçant son sort, recèle néanmoins des spécificités. D’abord, sa maîtrise du numérique et des réseaux sociaux. « Ces outils relationnels renforcent la logique de réseau et d’individualisation. Mais ne nous y trompons pas, cela modifie plutôt la façon de travailler que le rapport pur et simple au travail », assure Mario Correia. Cette agilité numérique implique aussi un avantage de compétences qui peut créer des tensions au sein d’un collectif intergénérationnel. « C’est une question centrale, affirme Marianne Urmès, du Boson Project. Car cette aisance a des conséquences sur le rapport au temps, à l’autorité, à l’information. »

D’où la nécessité pour l’entreprise et les managers de mieux appréhender ce phénomène afin de ne pas créer une seconde cassure, en interne cette fois. D’autant que, en complément, une autre attente se développe très fortement : celle d’un meilleur équilibre entre la vie personnelle et la vie au travail. « Plus encore que les anciens, les jeunes souhaitent que le travail n’occupe pas toute leur vie et leur laisse du temps pour d’autres activités considérées comme importantes », estime Dominique Méda. Une aspiration qui exige adaptation et compréhension de la part des employeurs.

« BOSSER POUR PROFITER À CÔTÉ ».

Sur ce sujet, l’enquête du Boson Project est éloquente. À la question « Sur quel mode t’imagines-tu dans dix ans ? », 40,3 % citent « équilibré » comme mot-clé, imaginant « bosser pour profiter à côté ». Une réponse qui écrase toutes les autres options proposées, comme la sécurité de l’emploi, le sentiment d’utilité ou l’ambition d’« arriver tout en haut ». Plus qu’une défiance envers le monde de l’entreprise, c’est avant tout d’un mouvement profond de société que cette nouvelle génération se fait la porte-parole. « Aujourd’hui, les jeunes femmes accèdent au marché du travail autant que les jeunes hommes, faisant ainsi évoluer la notion de partage des rôles à la maison », analyse Olivier Galland, directeur de recherche au CNRS. D’où cette modification du regard vis-à-vis de l’entreprise.

Cette aspiration à la réalisation par le travail, mais aussi en dehors, s’entend dans tous les milieux. Mais avec des nuances. Cette diversité devrait se retrouver dans la grande enquête de l’association Astrees sur l’engagement professionnel des jeunes, dont nous publions les résultats, en ces premiers jours d’avril, sur notre site Web, wk-rh.fr. Mais, sans attendre, nous avons choisi de donner la parole aux jeunes. Ceux de l’École de la deuxième chance du Grand Lille, qui peinent à se projeter dans l’entreprise traditionnelle et rêvent de créer leur boîte ou de partir à l’étranger. Ceux de l’université Rennes II qui, mieux lotis, ont intégré les difficultés d’insertion mais comptent bien tourner le dos aux petits boulots qu’ils exercent. Ceux d’un collège lyonnais qui veulent croire qu’ils travailleront différemment de leurs parents, sans sacrifier leur vie de famille. L’occasion de vérifier leur envie de s’investir dans le travail. À rebours des idées reçues.

Auteur

  • Emmanuel Jardinaud