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Voice picking : mon chef est dans le casque

A la une | publié le : 07.03.2015 | Emmanuelle Souffi

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Voice picking : mon chef est dans le casque

Crédit photo Emmanuelle Souffi

Très en vogue dans les entrepôts, le guidage vocal libère l’esprit et les mains des opérateurs. Mais il appauvrit les savoir-faire, intensifie le travail et isole.

Dans l’immensité de cette cathédrale de cartons, on dirait qu’ils parlent tout seuls. « OK », « six, huit », « 2 », « répéter »… Les mots s’enchaînent dans un langage codé qui interpelle n’importe quel béotien. Équipés d’un casque, d’un micro et d’un PDA (personal digital assistant) attaché à leur ceinture, les préparateurs de commandes de Lidl, Carrefour ou Système U ressemblent à des personnages de PS3. Rien à voir avec ce qu’était le métier voilà encore dix ans. Papier et stylo ont disparu. Remplacés par des logiciels ultrasophistiqués, les WMS (pour warehouse management system), qui enregistrent le nombre de commandes, déterminent les colis et les palettes à préparer et les dispatchent aux armées de petites mains qui sillonnent les allées avec leur Fenwick. Apparu aux États-Unis chez Walmart et les géants de la distribution dans les années 1990, le voice picking – ou guidage vocal – a débarqué en France en 2000. Dès 2005, il inonde les entrepôts des hypers à la faveur de la loi Raffarin qui soumet à autorisation l’implantation de magasins de grande surface. Résultat, les espaces de stockage en magasin rétrécissent et se déportent sur les plates-formes de logistique.

Pour gérer des références sans cesse plus nombreuses tout en étant ultraréactif, il faut gagner du temps sur la préparation des commandes. L’ordinateur fera le boulot. Une voix – féminine ou masculine, au choix – indique à l’opérateur où il doit aller, les colis à prendre. Par le passé, il devait scruter le terminal installé sur son chariot et remonter dessus pour vérifier qu’il ne s’était pas trompé. Grâce à son PDA, il suit pas à pas les informations délivrées par la voix et peut revenir en arrière en cas de doute. À chaque prise de colis, il énonce les « codes détrompeurs » inscrits en tout petit sur le carton pour être sûr que c’est le bon. « À la différence d’une chaîne de production, le préparateur est libre d’arrêter l’équipement, c’est lui qui le commande et pas le contraire », note Sébastien Guiragossian, DRH d’ID Logistics, qui a introduit le voice picking dès 2002.

Aujourd’hui, 90 % des enseignes utilisent ce système qui a libéré les mains et l’esprit des préparateurs. Plus de risques de chute du scanner qui servait à valider les étiquettes des colis mis sur la palette. On peut saisir les cartons avec ses deux mains et porter des gants, ce qui réduit la pénibilité physique. Et, d’après des travaux de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), les erreurs – coûteuses – ont été divisées par trois.

TOUJOURS PLUS VITE, PLUS FORT.

L’image même du manutentionnaire s’en est trouvée modifiée. « Plus moderne, attrayante, ça va plus vite », observe Virginie Govaere, responsable d’études à l’INRS, qui a mené un long travail d’immersion dans des entrepôts de la grande distribution et en a tiré une riche enquête publiée en 2009. Un côté « fun » et « geek » apprécié par les jeunes générations qui ont l’impression d’être dans un jeu vidéo. « Là où on l’a mis en place, les salariés se sont trouvés considérés car on leur confiait un outil technologique dont ils tiraient une certaine fierté », reconnaît Jean-Philippe Labaronne, DRH de FM Logistic. Surtout, la productivité a été dopée. De l’ordre de 10 à 15 %. « Un préparateur qui prélève 1 211 colis par jour avec un terminal numérique en extrait 1 267 avec un guidage vocal, a constaté Virginie Govaere. Les charges soulevées sont également plus lourdes. » Toujours plus vite, toujours plus fort…

Associé à une prime de productivité, le voice picking incite à se dépasser pour être sûr de l’empocher. C’est l’un des principaux effets pervers de ce dispositif. Les spécialistes parlent d’ « autoaccélération ». Augmenter le rythme pour ne plus penser. « Un préparateur guidé vocalement change d’opération toutes les 15 secondes contre 35 secondes avec les méthodes traditionnelles », a calculé l’experte de l’INRS. C’est la compétition, comme une course de fond. Surnommés « les fusées » par les anciens, les plus jeunes, souvent endettés et désireux de toucher le maximum, surveillent leur productivité comme le lait sur le feu. « L’intensité est devenue à la fois une contrainte forte et le moyen d’affirmer sa valeur face à un processus de déqualification », note le sociologue David Gaborieau, qui a été intérimaire en entrepôt. Chez Lidl, les syndicats ont refusé la mise en place d’une prime de productivité. « C’est la carotte pour faire courir l’âne, tranche Jacques Lanchard, délégué syndical Unsa sur la plate-forme de Saint-Laurent-de-Mure (Rhône) qui est abonnée au pick by voice depuis six ans. Ça tue le travail, ça n’est pas sain. » ID Logistics, qui a vocalisé tous ses préparateurs, l’a également écartée. « Si vous préparez vite, vous préparez mal. Un préparateur très organisé réalise de meilleurs volumes qu’un collègue très rapide qui court partout », note le DRH d’ID Logistics.

Autre écueil lié à la perte d’autonomie, l’ « effet bulle « : l’opérateur est en vase clos, sans contact avec les autres. Appuyez sur le bouton « pause » et le superviseur risque de vous rappeler à l’ordre. « Où tu es, qu’est-ce que tu fais… On a le sentiment d’être fliqué », raconte Ahmed*, cariste chez Amazon. Le collectif de travail se craquelle. « Les gars ne se parlent plus. T’as plus le temps, de toute façon ; et si tu parles, le machin bogue et te dit sans cesse “répétez, répétez”. De quoi devenir fou », a confié un préparateur de 32 ans à David Gaborieau.

Parce qu’échanger toute la journée avec une voix métallique peut être agaçant – beaucoup la trouvent trop gentille –, la plupart des opérateurs accélèrent son débit. Pour en faire une bouillie qu’eux seuls comprennent. « Ils réagissent à un signal connu plus qu’à un ordre compréhensible », observe le sociologue. Mais l’homme est plus malin que la machine. « Ils ne se sont pas transformés en robots, analyse David Gaborieau, ils jouent avec elle pour prendre de la distance. » Par exemple, au lieu de dire « 4.1 », ils vont rétorquer « catin » et « destroy » au lieu de « D3 ». De quoi rire. Et se réapproprier son travail. « Ils essaient de contourner la machine, de se reconstituer des marges de manœuvre, mais qui sont coûteuses », commente la spécialiste de l’INRS.

FINI, LA « BELLE PALETTE ».

Dernier effet pervers du voice picking, la perte de savoir-faire, surtout visible pour les aînés. Construire une « belle palette », avec les objets lourds placés en bas et les autres au-dessus, n’a plus lieu d’être puisque c’est la voix qui dicte quoi mettre et où. Pas toujours à bon escient, d’ailleurs, ce qui oblige à repositionner les marchandises pour éviter de les abîmer. « Les valeurs du collectif ont changé : celui qui est bon, c’est celui qui sait taper dedans, aller vite, résume Virginie Govaere, de l’INRS. Le discours s’est déplacé de la qualité du travail vers la performance. »

Cette intensification provoque des fatigues musculaires, des douleurs articulaires, des TMS. D’autres risques sont encore méconnus, notamment au niveau de l’audition. Et quid des risques psychosociaux ? « Les arrêts de travail sont nombreux, ils permettent de respirer, a observé Jean-Baptiste Malet, infiltré plusieurs mois chez Amazon et auteur d’En Amazonie (éd. Fayard, 2013). Les salariés aspirent surtout au respect de leur dignité. » Plus de la moitié des préparateurs interrogés par l’INRS en 2009 déclaraient être irritables. Sur la plate-forme rhônalpine de Lidl, 15 à 20 % des salariés se plaignent de maux de tête. « Le système en fait cauchemarder certains ; ils comptent les colis la nuit, répètent OK sans arrêt », détaille le délégué Unsa. Preuve que la voix, bien que virtuelle, crée des désordres. Qui sont, eux, bien réels…

* Le prénom a été modifié.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi