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L’entrepôt, usine du XXIe siècle

A la une | publié le : 07.03.2015 | Emmanuelle Souffi

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L’entrepôt, usine du XXIe siècle

Crédit photo Emmanuelle Souffi

Boostée par la production en flux tendus et par l’explosion de l’e-commerce, la logistique ne connaît pas la crise. Ce secteur méconnu, de plus en plus automatisé, recrute des jeunes non qualifiés. Mais les use vite.

Dans les entrepôts, la « carotte moche » d’Intermarché fait grise mine. Les 8 300 salariés se demandent bien à quelle sauce ils vont être mangés et quand, après l’annonce en 2012 d’un plan de transformation logistique. Fermeture à Narbonne (Aude), Pézenas (Hérault), dans le Gers… Naguère, les produits frais et secs étaient séparés. Désormais, ils vont être regroupés au sein de plates-formes uniques et automatisées afin d’augmenter les flux et donc la productivité. « Ils reconstituent ce qui avait été défait il y a quelques années, et à chaque fois cela se solde par des plans sociaux ! » enrage Pascal Petit, délégué syndical central CGT d’Intermarché Logistique alimentaire International.

La grande distribution est à la recherche du moindre gain de marge. Après le personnel de caisse, les distributeurs s’attaquent à la gestion des stocks de marchandises et des commandes, tout aussi gourmande en main-d’œuvre. Les syndicats redoutent la disparition de la moitié des 40 sites et 3 000 à 4 000 suppressions de postes d’ici à trois ans. Des chiffres que la direction des Mousquetaires ne dément pas. Et qui n’ont guère suscité de réaction politique ou même médiatique.

Apparue voilà vingt ans, la logistique est devenue un maillon essentiel de la chaîne de production. Sans elle, pas de livraison de courses ni de jouets pour Noël ou de chocolats à Pâques. Les magasins seraient vides, comme au temps du rationnement. Face cachée de la consommation, elle est totalement méconnue. Pas d’étude sociologique, de référentiel métiers, ni de formation supérieure. Pas de convention collective spécifique. Parmi les quelque 800 000 salariés du secteur, 41 076 employés des prestataires logistiques sont sous la coupe de celle des transports et « auxiliaires ». Le temps de travail d’un préparateur de commandes se cale donc sur celui d’un conducteur routier. Pas très satisfaisant… « Je regrette la lenteur dans l’évolution des qualifications de la convention collective. Si la création d’une annexe logistique à la convention du transport a constitué une bonne première étape, depuis, nous sommes en arrêt sur image, déplore Éric Hémar, P-DG du groupe ID Logistics, qui compte 5 200 salariés en France. Les organisations professionnelles patronales sont focalisées sur le transport, idem du côté des organisations syndicales. » Un vide qui nécessite de s’adapter quotidiennement à la réalité des métiers. « Cela encourage le dialogue social pour trouver le bon modèle », positive Sébastien Guiragossian, le DRH d’ID Logistics.

Ailleurs, chez les distributeurs et les industriels qui ont internalisé la gestion de leurs flux, tout est possible. Et tout est permis. Comme créer une filiale logistique pour dépendre de la branche du transport qui ne prévoit pas de treizième mois. Amazon a mis son personnel sous l’égide du commerce. « Mon bulletin de salaire mentionne agent d’exploitation alors que je suis cariste ! Comme ça, on peut tout faire : du stock, du picking [préparation de commandes], du déchargement… C’est de la polyvalence mais sans reconnaissance de nos qualifications », pointe Ahmed*, embauché il y a quatre ans.

JEUNES NON QUALIFIÉS.

Difficile, donc, de savoir qui sont ces hommes et ces femmes qui œuvrent jour et nuit dans ces longs parallélépipèdes bordant les routes. Ils sont pourtant de plus en plus nombreux à déplacer ce que personne ne voit, ces amas de marchandises palettisées à livrer dans les plus brefs délais. Selon le rapport 2014 de l’Observatoire prospectif des métiers et des qualifications dans les transports et la logistique (OPTL), les recrutements ont bondi de 78 % entre 2012 et 2013 chez les prestataires logistiques. Parmi eux, beaucoup de jeunes non qualifiés qui trouvent là un moyen de gagner leur vie, souvent en passant par la case intérim. « Au départ, cela permet de rentrer dans le monde du travail. Puis, grâce à la formation, on grimpe les échelons. L’ascenseur social fonctionne encore », remarque Jean-Philippe Labaronne, coprésident de la commission sociale de l’Union des entreprises de transport et de logistique de France et DRH de FM Logistic.

Sofrastock, la plate-forme logistique de Renault-Nissan, a ainsi recruté 142 jeunes en apprentissage ces trois dernières années. Elle accueille aussi une quarantaine de demandeurs d’emploi qui préparent un CAP d’agent d’entreposage et de magasinage. Elle a également noué un partenariat avec une entreprise d’insertion et la Dirrecte de l’Eure pour intégrer en sous-traitance des personnes éloignées de l’emploi et leur faire passer un certificat d’aptitude à la conduite en sécurité (Caces). Une rampe de lancement, mais de plus en plus exigeante. « Ce sont des emplois non délocalisables et qui ont un rôle d’intégration, estime Michel Chalot, président de l’OPTL. Mais aujourd’hui, il faut disposer de compétences clés, comme savoir lire et écrire. » Dans les zones à forte concentration d’entrepôts (Ile-de-France, Rhône-Alpes), un bon préparateur de commandes est courtisé. Car c’est grâce à lui que les retours – coûteux – sont presque réduits à néant. À la campagne, le vivier est vite saturé (voir page 27). « Il faut parfois recruter dans un rayon de 40 kilomètres et donc travailler avec les collectivités pour obtenir des lignes de bus, des pistes cyclables, de l’habita social », égrène Jean-Philippe Labaronne, de FM Logistic, qui recrute de 130 à 150 personnes par an. À Fauville, dans l’Eure, le Centre de formation routière reçoit des appels d’entreprises avant même la sortie des jeunes de Caces. « Sept sur dix trouvent du travail après, observe Thierry Lechevallier, le directeur. Beaucoup ont décroché de l’école à 14 ans. Là, en une semaine, ils sont opérationnels. »

L’envolée du commerce en ligne porte la logistique, un secteur où la concurrence est féroce. « En 2014, les volumes ont stagné, voire légèrement diminué, mais il n’y a pas de récession, affirme Jean-Philippe Labaronne. Les prestataires logistiques français gagnent des parts de marché à l’international. » FM Logistic, ID Logistics, Geodis, Stef… Des fleurons patrimoniaux côtoient des sociétés plus petites mais spécialisées. Les rachats, en France et à l’étranger pour compenser l’atonie de la demande européenne, se multiplient. Il faut bien s’offrir un peu d’air dans un marché mature. En 2014, les entreprises ont préféré réinternaliser leur logistique pour pouvoir reclasser du personnel et éviter de licencier.

JUSQU’À 10 TONNES PAR JOUR.

Résultat, les acteurs se battent à coups d’appels d’offres pour remporter les mêmes clients. Outre la qualité de service, c’est à celui qui offrira les prix les plus bas. « C’est une question de survie ! Nous devons diminuer nos coûts si nous voulons maintenir nos emplois et envisager d’embaucher dans la filière », plaide Dominique Piermé, président du club logistique d’Évreux et de Sofrastock. Recherche de productivité et rationalisation des mètres carrés guident les logisticiens. Pour honorer la promesse du « 24 heures chrono », chacun court après le temps. Chez Intermarché, un préparateur de commandes affecté à une zone lourde (bouteilles, produits d’hygiène) peut transbahuter jusqu’à 10 tonnes par jour !

Quant au hard-discount, il applique son modèle low cost à la logistique. Les plates-formes épousent la configuration des magasins et le chargement des palettes suit le plan de mise en rayons. Les aides à la manutention (palettiseur, filmeuses automatiques) facilitent certes le port de charges lourdes. Et le voice picking, ces commandes vocales qui transforment les préparateurs en outils numériques (voir page 24), libère les corps des contraintes matérielles. Mais ces progrès technologiques intensifient les journées. Moins pénible physiquement, le travail reste sous tension. Les primes de productivité poussent à faire davantage dans des délais plus serrés. « Le coût du personnel représente 6,5 % du chiffre d’affaires ! se désole Karim Khodja, délégué syndical Unsa de Lidl. La durée de vie, ici, c’est quatre ans. » D’après lui, le nombre d’inaptes atteindrait 450.

RECORD D’ACCIDENTS DU TRAVAIL.

La sinistralité dans le secteur dépasse celle du BTP. En 2012, selon la Cnamts, le taux de fréquence des accidents du travail avec arrêt de plus d’une journée était de 68 dans les entrepôts frigorifiques et de 53 dans ceux à température ambiante, contre 44 dans le bâtiment. Le double de la moyenne nationale ! L’indice de fréquence des troubles musculo-squelettiques, lui, a triplé entre 2006 et 2012.

Torsions, lombalgies... Les directions ont conscience des risques inhérents à la pose et à la dépose de colis, au filmage des palettes… Fin janvier, Carrefour a signé un partenariat triennal avec la caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France (Cramif) pour améliorer les conditions de travail des 6 100 salariés de ses plates-formes. Une première qui pourrait servir d’exemple. « Selon la Cramif, les manutentions sont à l’origine de 50 % des accidents du travail, 75 % des inaptitudes médicales et 100 % des maladies professionnelles, relève Marie-Claire Combes, DRH de Carrefour Supply Chain. Un de nos objectifs est de supprimer progressivement le prélèvement des colis en double et triple niveaux, ce qui implique une meilleure implantation des références au sein de nos entrepôts. » La mise en place du compte pénibilité incite également à revoir les méthodes de travail. En ligne de mire, une automatisation encore plus poussée pour alléger la fatigue musculaire… mais aussi se libérer des contraintes réglementaires et accroître les cadences. Les robots dans les entrepôts, ce n’est plus une fiction. Amazon et 3 Suisses International les testent déjà. L’homme ne sert alors plus qu’à superviser. Coûteux et pas infaillibles, mais, au moins, ils ne se mettent jamais en grève, ni en arrêt maladie…

* Le prénom a été modifié.

811 000

emplois dont 500 600 postes d’ouvriers.

18%

de femmes.

22%

des emplois sont externalisés chez des prestataires logistiques.

Sources: Insee, Dares, 2013.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi