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Trois vœux pour ne pas rater le tournant de l’économie numérique

Idées | Chronique juridique | publié le : 29.12.2014 | Jean-Emmanuel Ray

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Trois vœux pour ne pas rater le tournant de l’économie numérique

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

Un juriste s’intéressant au taux de chômage, aux maux du travail et à son avenir est un peu surpris des débats sur les 35 heures ou le travail le dimanche. Car les technologies de la communication sont en train de bouleverser cette conception manufacturière des « temps et lieux de travail ». Pour que notre économie ne rate pas le tournant du numérique, il faut que la France épouse son temps.

Trois constats : 1. Si les destructions d’emplois salariés dans le secteur secondaire étaient hier largement compensées par des créations dans le tertiaire, cette « destruction créatrice » est aujourd’hui remise en cause. Les grandes entreprises 2.0 ont certes une capitalisation comparable à des groupes de 100 000 salariés, mais elles n’en emploient que le dixième, voire le centième. Le seul salariat ne suffira pas à résorber le chômage massif qui est le nôtre.

2. La révolution industrielle exigeait des salariés très subordonnés afin de dupliquer à l’infini un modèle unique : la Ford T noire. Critère du contrat de travail, cette subordination est contre-productive pour le travailleur du savoir, qui doit être créatif et proactif. 3. Cela tombe bien car, pour les meilleurs éléments de la génération Facebook arrivant maintenant sur le marché, travailler tous ensemble à des horaires fixes dans un lieu déterminé sous le regard du chef relève de la provocation.

Dans notre société salariale, avec les Trente Glorieuses comme référence, il s’agit d’une révolution des mentalités. Or nous n’en prenons guère le chemin, avec de tous côtés (loi, juges, contrôleurs de tous ordres), une vraie défiance à l’égard de trois mécanismes préfigurant pourtant le travail de demain.

DÉFIANCE LÉGALE : LE TÉLÉTRAVAIL SURENCADRÉ

Traduction de l’accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 (un an après la naissance de Facebook), la loi du 22 mars 2012 est venue légaliser – c’est-à-dire légitimer pour un employeur français – le télétravail, plébiscité par les salariés des grandes agglomérations en particulier. Problème : « Outre ses obligations de droit commun vis-à-vis de ses salariés, l’employeur est tenu à l’égard du salarié en télétravail de […]. » (L. 1222-10.)

Au lieu de laisser une grande flexibilité à ce mode d’organisation, pour une fois véritablement gagnant-gagnant pour les deux contractants (productivité, fatigue due aux temps de transport, équilibre vie professionnelle-vie personnelle…), mais aussi pour la société (embouteillages, CO2…), il faut donc au contraire additionner toutes les règles du Code du travail, plus celles spécifiques de la loi de 2012. Or qu’il s’agisse de durée ou d’accident du travail, on ne peut traiter comme un salarié classique ce collaborateur pas du tout classique travaillant de son domicile un ou deux jours par semaine.

En cas de problème individuel, ce cumul de contraintes légales conçues pour l’usine métallurgique et son unité de temps, de lieu et d’action rend le chef d’entreprise fort vulnérable (exemple : droit au repos, travail dissimulé), même s’il a signé un accord collectif très consensuel.

Côté collaborateur, celui qui choisit le télétravail le fait pour éviter d’épuisants temps de transport, mais aussi pour bénéficier d’un minimum de flexibilité. S’il a été chercher sa Juliette à l’école à 16h30, il lui semble normal de terminer son dossier à 21h30, voire – horresco referens ! (« je frémis d’horreur en le racontant ») – dimanche matin…

Comment évoluer ? Passer de la défiance à la confiance. Microsoft Allemagne a attiré nombre de talents européens en signant il y a dix ans un accord sur « le temps de travail fondé sur la confiance » ; puis en septembre 2014 un second sur « le lieu de travail fondé sur la confiance »… avec, il est vrai, la suppression de tout bureau attitré dans l’entreprise.

La gestion au cas par cas du télétravail au gris n’étant plus possible, sur ce sujet aujourd’hui consensuel, un accord collectif majoritaire pourrait déroger aux règles du Code conçues pour la « forteresse ouvrière » de Boulogne-Billancourt.

DÉFIANCE JUDICIAIRE : LE FORFAIT JOURS

Dura lex, sed lex* ? La Cour de cassation est en train d’asphyxier le forfait jours, plébiscité par ses bénéficiaires et parfaitement adapté au travail de demain.

Après celle de l’industrie chimique, du commerce de gros, des experts-comptables, du BTP, c’est la convention nationale du notariat qui a fait l’objet de la censure judiciaire le 13 novembre 2014. Sur un moyen relevé d’office et sous son visa habituel de cinq lignes, trop riche pour être vraiment honnête, additionnant des textes internationaux de portée différente en droit interne, le juge du droit estime que ses stipulations n’étaient pas « de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé, et, donc, à assurer la protection de la sécurité et de la santé du salarié ». Avec la conclusion habituelle : « La convention de forfait en jours – en l’espèce Cosette, pardon, un notaire associé – était nulle. »

Il faudrait proposer à nos censeurs de venir en entreprise tirer eux-mêmes toutes les conséquences pratiques et organisationnelles de leurs décisions. Et leur appliquer leur propre jurisprudence : ces hauts fonctionnaires autonomes préfèrent-ils une grande flexibilité et donc une certaine opacité sur leur emploi du temps, ou devoir rendre chaque jour à autrui des comptes précis sur leur charge de travail, l’amplitude et la répartition de leurs horaires ?

Ces arrêts successifs vont finir par étouffer ce système adapté à la révolution de l’immatériel, initié et mis en œuvre par des syndicats représentatifs se voyant ainsi, entreprises et branches confondues, renvoyés au rayon des « idiots utiles » car sacrifiant par leur impéritie la santé des salariés. Et sont en train de ressusciter les contrôles horaires pour des cadres par définition autonomes, nous ramenant au modèle militaro-industriel de la manufacture.

Sans parler de l’oubli du très réaliste aveu ayant conduit en janvier 2000 – quel symbole ! – Mme Aubry à créer le forfait jours : vouloir mesurer à la minute près le temps de travail d’un travailleur du savoir est vain et ne peut conduire qu’à la construction de magnifiques usines à gaz juridiques plombant les entreprises françaises qui avaient trouvé avec ce système consensuel une solution équilibrée, certes loin des 35 heures, mais s’agissant de cadres qui ne veulent ni pointer ni s’expliquer en détail sur leur « emploi du temps ». Et a fortiori pas davantage perdre leurs chers jours de repos : or si la convention de forfait jours est nulle, rétroactivement…

Selon un sondage de l’Apec publié en décembre 2014, 23 % des cadres disent ne jamais se déconnecter, 22 % rarement. Si 64 % estiment que les TIC facilitent leur organisation personnelle, 63 % pensent qu’elles perturbent leur vie personnelle et familiale : que certains d’entre eux travaillent au-delà du raisonnable, au détriment de leur santé et de leur équilibre personnel et familial est une évidence. Que le forfait jours en soit la cause reste à démontrer.

PLUS DE CRÉATEURS, MOINS DE CONTRÔLEURS

Lutter contre le chômage en attendant la croissance du seul travail salarié paraît illusoire. Or l’un des avantages des TIC est de ne pas avoir forcément besoin d’un master 2 et d’un capital important pour se lancer, permettant à des jeunes dynamiques, sans qualification et souvent discriminés, de créer leur activité. Bien sûr cette transition, ou la pluriactivité du slasher (salarié ayant à côté de son gagnepain une activité dans l’économie collaborative) ne s’improvise guère et nécessite un solide accompagnement. Certes, l’autoentrepreneur ressemblait pour beaucoup à un autoemployeur, a eu un succès statistique considérable et économique bien mitigé : mais il a fait bouger les lignes.

Il faut donc pouvoir expérimenter des formules qui, en reprenant la présomption simple de non-salariat, favorisent l’activité. L’arbre (habituel) des abus, et la crainte (récurrente) de la fraude fiscale et sociale ne doivent pas cacher la forêt de la dynamique individuelle et de l’émulation collective ainsi créées. Au pays de la liberté et de l’égalité, « la subordination à vie n’est pas un idéal insurpassable » (Alain Supiot).

FLASH
Courriels ? Victime mais aussi bourreau

La submersion d’e-mails étant aujourd’hui le problème numéro un des cadres, faut-il créer un friday free ? Interdire tout envoi après 20 heures ? Et du vendredi 19 heures au lundi 7 heures ? Bloquer techniquement tout transfert pendant ces périodes…, le cadre passant alors son lundi matin à écluser les 321 e-mails qui se sont déversés à l’ouverture de sa boîte ? Ou comme Daimler Allemagne, pouvoir installer « Mail on holiday », programme effaçant les courriels reçus pendant les vacances, l’auteur en étant informé ?

Mais : 1. On peut travailler hors connexion ou par messagerie personnelle interposée. 2. Le collaborateur se plaignant d’être submergé d’e-mails submerge ses propres collègues en utilisant la fonction parapluie « Répondre à tous » et autre patate chaude « Transfert ». Il faut donc apprendre à conduire sur les autoroutes de l’information en formant chacun à la gestion passive, mais aussi active, des e-mails. Limiter le nombre et le volume des courriels pour protéger la santé mentale des salariés, bien sûr. Mais aussi pour échanger physiquement ! À l’instar du plus vieux réseau social interne (la machine à café), il faut inciter chacun à utiliser le « mail oral » : à son voisin de bureau, « adresser la parole ».

* « La loi est dure, mais c’est la loi. »

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray