logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

Romain Voog cale Amazon sur le flux des colis

Décodages | publié le : 03.12.2014 | Rozenn Le Saint

Image

Romain Voog cale Amazon sur le flux des colis

Crédit photo Rozenn Le Saint

Flexibiliser à l’américaine, impliquer à la japonaise, tout en composant avec le Code du travail français… La méthode Amazon est dictée par une unique priorité : livrer le client rapidement. Quitte à faire tourner très vite aussi les salariés.

Le leader du commerce en ligne s’attire toutes les foudres. Bête noire des auteurs et des éditeurs, il serait le serial killer des libraires, le champion de l’évasion fiscale… le tout en exploitant ses salariés jusqu’à la couenne. Du moins si l’on en croit l’ouvrage de Jean-Baptiste Malet En Amazonie : infiltré dans le « meilleur des mondes » (Fayard, 2013). L’auteur y compare l’entreprise à une jungle dans laquelle les agents d’exploitation logistique feraient un semi-marathon quotidien pour livrer les clients en cinq jours maximum. Soucieuse de son image, la direction ouvre, depuis, les portes de son usine modèle de Montélimar (Drôme). On y découvre un entrepôt grand comme cinq terrains de foot, situé dans une zone industrielle, avec de faux airs de bibliothèque géante. Côté chiffres, en revanche, rien à attendre de l’état-major. Celui-ci verrouille toujours tout accès aux informations essentielles, qu’il s’agisse du chiffre d’affaires en France, du turnover, du taux d’absentéisme ou encore de la productivité exigée des troupes.

À la tête du groupe en France, Romain Voog, un quadra venu de la grande distribution. Installé dans les bureaux de Clichy (Hauts-de-Seine), où travaillent 500 cadres dans une ambiance de start-up avec fruits à volonté et baby-foot à la pause-café, ce patron est plus habitué à l’ambiance cols blancs qu’aux gilets de sécurité fluo des salariés sur le terrain, le floor en langage amazonien. D’ailleurs, les quelque 4 000 amazoniens qui travaillent dans les entrepôts le connaissent seulement de nom. Contrairement à Nicolas Kroupkine. Directeur du premier site implanté en 2007 dans l’Hexagone, à Saran (Loiret), celui-ci tient les rênes de toute la partie industrielle et logistique. C’est en fait lui qui donne le la de la politique des ressources humaines à mener dans chaque entrepôt : chaque DRH de site dispose de peu de marge de manœuvre pour gérer le personnel, des opérateurs à 80 %.

1 TRAVAILLER SANS TEMPS MORT

Des salariés qui empaquettent, des chariots, scannent, pointent… Au milieu d’immenses rayonnages, sur lesquels des DVD de Beethoven côtoient des boîtes de cow-boys Play mobil. Bienvenue dans l’entrepôt Amazon de Montélimar ! Ici, on travaille à la chaîne comme dans n’importe quelle usine, le bruit et le froid en moins. À l’entrée, un panneau félicite les employés de la semaine particulièrement productifs. Car les opérateurs sont clairement poussés au chiffre. Le scanneur avec lequel ils répertorient chaque entrée et sortie d’article les flique. « Mais si on veut aller aux toilettes dix minutes, il suffit de déconnecter le scan. Ce qui n’est pas possible dans toutes les usines », relativise Sonia Douroi, déléguée syndicale CGT. Sur les panneaux d’affichage, des smileys souriants verts sont accolés aux objectifs quand ils sont atteints. Ce jour-là, l’équipe y est presque, à… 99 %. Résultat, un smiley rouge, et mécontent, apparaît sur le tableau. « En plus d’être infantilisant, c’est inefficace. Au début, on regarde les objectifs, ça challenge, puis on se lasse. On commence à avoir des soucis quand on n’atteint pas les 80 % », estime la cégétiste.

Accusée de faire courir 20 kilomètres par jour à ses salariés pickeurs – ceux qui vont chercher les objets en stock –, la direction en reconnaît à peine la moitié. Mais se garde bien de révéler combien d’objets sont rangés ou empaquetés quotidiennement par les opérateurs. Pour éviter les pas inutiles, les produits « blockbusters », très demandés, sont installés dans des bacs à l’entrée. « Les machines programment les parcours optimaux pour réduire les déplacements », assure Olivier Pellegrini, le patron du site. En 2014, la direction générale a aussi remplacé une prime de productivité intégrant des indicateurs tels que le nombre d’accidents du travail par un treizième mois.

Les entrepôts d’Amazon fonctionnent normalement en 2 x 8, de 5 h 40 à 20 h 40, les équipes du matin et de l’après-midi alternant toutes les deux semaines. Mais ils passent en 3 x 8 « dès que la direction en identifie le besoin », comme le stipule l’accord sur le travail de nuit signé en juillet 2013 par les trois syndicats représentatifs, la CFDT (35 %), la CGT (40 %) et FO (25 %). Pourtant, ces deux derniers le dénoncent à présent auprès de la direction régionale du travail. Entre-temps, le délégué syndical central CGT a changé : Sébastien Boissonnet a pris le relais de Sonia Douroi et enclenché un virage radical. « Le site fonctionne en 3 x 8 de juillet à janvier, cela ne respecte pas le caractère exceptionnel évoqué dans la loi sur le travail de nuit », dénonce-t-il. De sa tour de contrôle de Saran, il veille sur les sites plus récents où les syndicats n’ont pas eu le temps de s’implanter et lance des procédures à la chaîne.

Le dimanche n’est pas épargné par les cadences soutenues. Mais, pour ne pas se faire accuser d’imposer à ses salariés de travailler le jour du Seigneur, la direction a mis en place une équipe de suppléance. Celle-ci travaille uniquement les samedis et dimanches, en temps partiel de 24 heures, payées 35. Le tout validé par un accord paraphé en juillet dernier par la seule CFDT. Et les volontaires sont bien plus nombreux que les postes à pourvoir.

2 RECRUTER EN MASSE… DES INTÉRIMAIRES

Quand le géant de Seattle annonce, en 2013, l’ouverture d’un quatrième centre de distribution pour quadriller l’Hexagone et livrer plus vite ses clients français et européens, les collectivités du Nord déroulent le tapis rouge. Après Saran (en 2007), Montélimar (en 2010) et Chalon-sur-Saône (en 2012), Lauwin-Planque est donc l’heureuse élue. Dans un bassin d’emploi où le chômage avoisine les 14 %, le leader de l’e-commerce était assuré de trouver une main-d’œuvre corvéable et flexible… Aujourd’hui, Amazon France compte 2 500 salariés en CDI et presque autant d’intérimaires. Il connaît aussi un très gros turn over, dont le taux reste confidentiel. Pour garnir les hottes du père Noël cette année, le pro de la vente en ligne annonce ainsi 2 500 postes à pourvoir. Mais pas autant de jobs pérennes : en 2013, il a créé seulement 179 emplois nets en France – sorties soustraites des entrées. Une fois le réveillon passé, 372 intérimaires ont reçu leur titularisation l’an dernier. Et le droit d’être appelés associates dans le jargon maison.

Pour justifier cette politique RH, Romain Voog sort la carte de la saisonnalité de l’activité. En martelant que 33 % du d’affaires est réalisé pendant le dernier trimestre. Oui, mais les intérimaires renforcent les troupes d’Amazon en continu. Une gestion des ressources humaines moins coûteuse. Car ces derniers sont certes rémunérés sur la même base – soit 11,5 % au-dessus du smic après six mois d’ancienneté – mais sans toucher de treizième mois ni bénéficier de la complémentaire santé. Le cador de la vente en ligne a d’autant moins de raisons de déprécariser ces prolétaires de l’ère du numérique qu’ils se pressent toujours pour rejoindre l’armée d’Amazon. « On a vu des intérimaires nous quitter pour aller voir ailleurs… Ils sont vite revenus. Il y a toujours des améliorations à apporter, mais on n’est pas les plus à plaindre », rapporte ainsi Sonia Douroi. Et la syndicaliste parle d’expérience. Ancienne opératrice chez Sud-Est Entrepôt et Thiriet, elle a déjà travaillé par – 26 °C !

3 AMÉLIORER LES CONDITIONS DE TRAVAIL

Tous les matins, c’est la routine : de 9 h 30 à 10 h 30 le patron du site se promène avec les assistantes RH, en gilet fluo bleu pour être identifiés. « Ce rituel quotidien, la gemba walk [une pratique du lean management], consiste à s’imprégner du terrain. Chaque salarié peut m’interpeller pour me signaler un point à améliorer ou me poser une question », assure Olivier Pellegrini, le directeur, chaussures de sécurité aux pieds. Et le tutoiement est de rigueur…

Le pro de la logistique a su s’approprier les méthodes japonaises du toyotisme comme le kaizen, littéralement l’amélioration continue ». Chaque semaine, un cercle regroupant des opérateurs, des managers, des cadres et, si besoin est, le médecin du travail planche sur un sujet soulevé par le CHSCT ou les salariés de base. En échange, ces derniers gagnent des cartes cadeaux Amazon. Parmi les remontées du terrain, la demande d’une plus grande polyvalence. Les troupes ont réclamé davantage de rotations de postes de manière à varier les postures et les sollicitations physiques, statiques ou en mouvement. La direction a accepté. « On s’y retrouve en termes de service client. La polyvalence nous assure une flexibilité nécessaire à la production en flux tendu, en juste à temps », justifie le patron du site de Montélimar, où la rotation fonctionne. Mais » c’est la vitrine d’Amazon », nuance Sonia Douroi.

Les améliorations seraient notables, si l’on en croit Elsa, 24 ans, l’une des packeurs. Au conditionnement, elle emballe les produits dans des cartons destinés à la livraison. Depuis quatre ans, elle a gagné en efficacité et son poste est devenu moins pénible : » Avant, la réserve de cartons se situait sur une étagère élevée. À force, ça tirait sur les bras. À présent, les hauteurs sont adaptées en fonction de la taille des opérateurs. » Par ailleurs, nul besoin de réfléchir, l’écran lui dicte la taille du carton à attraper en fonction du produit. Des progrès dont se félicite très large ment Romain Voog. « Auparavant, les packeurs déroulaient manuellement le Scotch nécessaire à la fermeture des colis. Cela prenait du temps et pouvait être un facteur d’accident. Nous avons créé un groupe de travail qui a recommandé la mise en place de scotcheuses automatiques qui délivrent la bonne longueur de Scotch. Cela a permis d’améliorer la productivité et la qualité de l’emballage. »

4 FORMER POUR INCITER AU DÉPART

Si la mobilité interne est mise en avant par le patron – qui a fait ses preuves chez Carrefour avant d’atterrir chez Amazon en 2008 –, l’implantation du mastodonte en France est trop récente pour qu’il dispose de success stories. Il n’empêche, certains amazoniens parmi les plus motivés ont déjà eu la possibilité de gravir les échelons en interne. À l’image d’Alexandra qui, avec son diplôme à bac + 5, a été recrutée comme lead (c’est-à-dire agent de maîtrise) il y a trois ans, avec l’objectif de passer manager en moins de cinq ans. Mission accomplie. Les « anciens » du site historique de Saran sont descendus jusqu’à Montélimar pour la former. À l’inverse, les salariés maison qui ne trouvent pas leur compte dans l’entreprise savent où se trouve la porte. La direction se dit même prête à encourager les départs à partir du 1er janvier 2015. L’opération « option carrière », lancée aux États-Unis par le grand manitou lui-même, Jeff Bezos, répond à un principe : l’entreprise n’a aucun intérêt à conserver des associates démotivés. Mieux vaut s’en séparer en les incitant à démissionner plutôt que de signer des chèques de départ parfois conséquents ou prendre le risque de contentieux prud’homaux.

Pour ce faire, Amazon France compte travailler avec Pôle emploi et les centres de formation afin de cerner les secteurs en tension dans les bassins d’emploi locaux tels les métiers de bouche ou l’aide à la personne. « Des formations qui n’ont rien à voir avec Amazon seront payées par l’entreprise jusqu’à quatre années par personne volontaire à hauteur de 2 000 euros par an. Nous n’avons aucune limite de budget », explique Catherine Buthaud-Brioude, la DRH du site montilien. Un budget en plus de celui de 1,2 % de la masse salariale déjà consacré à la formation dans les centres de distribution.

À la fin de la période de formation, les opérateurs seront incités à quitter l’entreprise avec un chèque de 2 000 à 5 000 euros, selon l’ancienneté. L’offre sera même « ouverte également en dehors du projet de changement de carrière », indique le dossier de présentation interne. Une initiative qui semble séduire la CFDT, quand bien même les intéressés devront suivre les cours en dehors de leur temps de travail. La CGT, elle, se montre autrement plus réservée. « Ces primes au départ ressemblent fortement à un plan social déguisé, s’insurge Sébastien Boissonnet. Si la personne ne trouve pas d’emploi, elle ne peut pas bénéficier du chômage, contrairement à ce que permet la rupture conventionnelle. » Le syndicat majoritaire a déposé un recours auprès de l’Inspection du travail du Loiret. Qui s’ajoute à la pile de dossiers concernant déjà Amazon.

REPÈRES

2 500

C’est l’effectif de salariés en CDI chez Amazon France (total : 4 700 avec les intérimaires).

32,6 ans, c’est la moyenne d’âge dans les centres de distribution.

11,5 %

C’est le différentiel entre le salaire de base médian des CDI au bout de six mois et le smic. Il est de 10 % par rapport au minimum conventionnel.

DATES CLÉS

1995

Lancement d’Amazon.com aux États-Unis.

2000

Création du site Amazon.fr.

2007

Ouverture du centre de Saran (Loiret).

2010

Ouverture du site de Montélimar (Drôme).

2012

Ouverture du site de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire).

2013

Ouverture du site de Lauwin-Planque (Nord).

CHIFFRE D’AFFAIRES

Amazon ne communique pas ses chiffres par pays. Ci-dessous, l’évolution de son activité au niveau mondial.

Auteur

  • Rozenn Le Saint