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François Héran

Actu | Entretien | publié le : 03.12.2014 | Anne Fairise

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François Héran

Crédit photo Anne Fairise

À rebours de la polémique, le démographe pense que la politique familiale n’est pas bouleversée par la modulation des allocations familiales selon les revenus.

La réforme gouvernementale, qui met sous condition de ressources les allocations familiales, fait polémique. La fin du principe d’universalité marque-t-elle un revirement du système de prestations ?

Franchement non. Cette polémique méconnaît notre histoire. La politique familiale française ne peut être rabattue sur le principe nataliste qui prévalait à la Libération. L’idée que les prestations familiales devraient être identiques pour toutes les familles quel que soit leur revenu est une idée obsolète. En France comme ailleurs, les politiques sociales sont toujours un « mix », comme disent les Anglais, c’est-à-dire un paquet de mesures (pas moins d’une vingtaine) qui manient plusieurs principes et s’efforcent de les doser. Il y a longtemps que le principe nataliste a cessé de régir la politique familiale française. Elle est devenue redistributive dès les années 1970, avec la mise en place d’aides au logement pour les familles les plus pauvres. Elle a pris, dans les années 1980, un tournant « féministe » avec l’émergence de mesures permettant aux mères de mieux concilier vie familiale et vie professionnelle, comme la prestation d’accueil des enfants de moins de 3 ans. La politique familiale est à la fois une politique familiale et une politique de redistribution. On ne peut plus croire qu’un principe unique, de type universaliste, pourrait la gouverner.

Les fondements de notre politique familiale ne sont-ils pas remis en cause ? Aucun gouvernement n’avait touché jusqu’alors au principe d’universalité…

Martine Aubry avait tenté de mettre les allocations familiales sous condition de ressources en 1998, mais elle s’était heurtée à l’opposition vigoureuse des associations familiales et de la plupart des syndicats. On se plaît à invoquer le principe d’universalité mais tout le monde semble oublier que les allocations familiales ne sont pas universalistes puisqu’elles excluent les familles ayant un seul enfant. Plus de la moitié des aides délivrées par la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf) le sont déjà sous condition de ressources, comme les aides au logement, l’allocation de rentrée scolaire, l’allocation journalière pour soigner un enfant gravement malade… D’autres pays, dotés d’une tradition ancienne de protection sociale, modulent aussi les aides aux familles en fonction des revenus. C’est le cas en Allemagne et, encore plus, en Grande-Bretagne où les prestations familiales sont devenues un outil de lutte contre la pauvreté.

Cette réforme va-t-elle modifier les comportements et infléchir le taux de fécondité de la France ?

Les démographes ne le pensent pas car la réforme ne touche pas au cœur de la politique familiale, à savoir les mesures de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle. L’aide familiale au logement n’est pas plus touchée. Les cris d’orfraie sur la « fin de la politique familiale » me paraissent disproportionnés par rapport à l’ampleur toute relative de la réforme. La mise sous condition de ressources des allocations familiales fera baisser leur montant annuel total de 12,6 à 12 milliards d’euros. Seules les familles gagnant plus de 6 000 euros par mois verront leurs allocations familiales réduites de moitié. Bonne à prendre, cette économie de 600 millions d’euros ne bouleverse pas l’équilibre d’ensemble.

Les aides financières sont-elles sans effet sur la fécondité ?

Les recherches les plus solides et les plus novatrices – je pense aux travaux d’Olivier Thévenon et d’Angela Luci – ont montré que les politiques familiales soutenant le mieux la fécondité dans les pays de l’OCDE sont les aides financières qui combinent plusieurs types de mesure afin d’accompagner de façon continue le développement de l’enfant, de la naissance au début de l’âge adulte. En revanche, les mesures ponctuelles, comme la prime à la naissance, n’ont pas d’effet durable sur le nombre final d’enfants. Les familles sont incitées au plus à « avancer » une naissance pour toucher la prime. Aussi improductifs sont les congés prolongés qui incitent les mères à se retirer durablement du marché du travail. Les pays où le taux d’emploi des femmes est le plus élevé sont ceux où la fécondité est la plus élevée, alors que c’était l’inverse il y a trente ans. C’est le problème de pays comme l’Allemagne et, plus encore, comme l’Italie ou l’Es pagne : les pays les plus « familialistes », où l’on croit qu’il faut être mariés pour avoir des enfants et rester à la maison pour les élever, battent désormais les records de basse fécondité. Aujourd’hui, le familialisme est antinataliste, il nuit à la fécondité ! En Allemagne, la conciliation vie familiale-vie professionnelle n’est pas entrée dans les mœurs. La moitié des femmes cadres restent sans enfants. Le renoncement à l’enfant pour des raisons de carrière reste plus rare en France, où la proportion de femmes sans enfants à 45 ans est la plus faible d’Europe : de 10 à 12 % des femmes depuis des décennies.

Quelles mesures sont déterminantes dans la conciliation travail-famille ?

L’école préélémentaire, gratuite et universelle, n’est pas comptabilisée dans la politique familiale, mais elle constitue la mesure la plus déterminante en faveur des familles. Elle prend opportunément le relais des prestations au jeune enfant, avant 3 ans, et assure la « soudure » avec les allocations familiales, qui interviennent plus tard, ou compense leur absence pour le premier enfant. À ce titre, on peut s’inquiéter de la chute du taux d’enfants scolarisés à l’âge de 2 ans. Il a fortement reculé en quinze ans : de 35 % à 12 %.

Peut-on dire que la réforme a rompu le consensus sur la politique familiale ?

Ce n’est pas la réforme qui risque de rompre le consensus, c’est plutôt la controverse outrancière qu’elle a déclenchée. Faire croire aux familles que le système serait menacé, voire ruiné, par la mise sous condition de ressources des allocations familiales, c’est oublier que la politique familiale française inspire confiance précisément parce qu’elle est à la fois familiale et sociale. C’est oublier qu’elle est autant de gauche que de droite. Néanmoins, elle est perfectible et il faut sans cesse travailler à la rendre plus juste.

Que peut-on améliorer ?

Selon une récente étude de l’Ined, à âge égal, les enfants nés dans les derniers mois de l’année ont moins de chances d’être accueillis en crèche. Car les commissions d’attribution se réunissent trop peu et favorisent les enfants déjà nés. Voilà une procédure réformable. Autre réforme, déjà en cours : celle des congés parentaux, qui éloignent moins les femmes de l’emploi s’ils sont plus courts, mieux rémunérés. Il faudrait encore accroître l’engagement des entreprises et des administrations dans la garde des enfants près du lieu de travail… Mais les mesures à prendre seront évidemment différentes selon les objectifs qu’on vise. Il est urgent de préciser les priorités de la politique familiale. S’agit-il de libérer les mères de leurs contraintes De viser le bien-être et le développement de l’enfant De récompenser les couples qui nous permettent d’atteindre des objectifs collectifs, tels le remplacement des générations ou la concurrence avec les migrants Le véritable universalisme, pour moi, serait de prendre l’enfant comme unité d’action : pas seulement le deuxième ou le troisième, mais déjà le premier. Établir les priorités sera l’occasion de revoir la pertinence de certaines mesures…

Lesquelles ?

Le « complément familial » versé à partir du troisième enfant et, plus encore, la majoration de 10 à 15 % de la pension de retraite pour avoir élevé trois enfants. Héritée de régimes spéciaux d’avant-guerre, cette mesure fait sourire à l’étranger. Elle est purement idéologique, nullement incitative. Elle récompense vingt-cinq ans après les faits les parents de trois enfants ou plus, les hommes autant que les femmes. Mais elle alourdit le déficit annuel de la Cnaf de 4,5 milliards d’euros, à reverser au Fonds de solidarité vieillesse…

Il est clair que le gouvernement a manqué de pédagogie sur sa réforme…

Elle semble avoir été improvisée sous la contrainte budgétaire. Mais ne poussons pas ce procès trop loin. La réforme tient compte des rapports des meilleurs spécialistes, Claude Thélot, Yannick Moreau, Bertrand Fragonard. Et la mise sous condition de ressources des allocations familiales introduit plus de justice. Si la crise budgétaire permet d’essorer le système de ses éléments les plus injustes et les plus désuets, ce n’est pas plus mal. D’autres dispositifs mériteraient d’être revus. Le quotient familial est une aberration, puisque l’avantage fiscal, même plafonné, croît avec le revenu du foyer et ne bénéficie donc pas à la moitié de la population qui se situe sous le seuil d’imposition. Où est l’universalisme dans cette affaire Je le répète, la politique familiale n’est pas un bloc. Elle ne doit pas être fétichisée. Elle doit rester perfectible. Si l’on en prend conscience, le débat gagnera en maturité.

François Héran

NORMALIEN ET AGRÉGÉ DE PHILOSOPHIE, FRANÇOIS HÉRAN A PRIS LA TÊTE, DEPUIS AVRIL, DU DÉPARTEMENT DES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES DE L’AGENCE NATIONALE DE LA RECHERCHE, APRÈS AVOIR DIRIGÉ L’INSTITUT NATIONAL D’ÉTUDES DÉMOGRAPHIQUES PENDANT DIX ANS.

IL A ÉCRIT LE TEMPS DES IMMIGRÉS. ESSAI SUR LE DESTIN DE LA POPULATION FRANÇAISE (ÉD. SEUIL, COLL. « LA RÉPUBLIQUE DES IDÉES », 2007).

Auteur

  • Anne Fairise